CA Aix-en-Provence, 2e ch. com., 22 mars 2002, n° 98-10.836
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Bourse Wargny (SA)
Défendeur :
Tri Nice (Sté), Pellier (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dragon
Conseillers :
M. Jacquot, Mme Acquaviva
Avoués :
SCP Jourdan-Wattecamps, SCP Latil-Penarroya-Latil- Alligier
Avocats :
Mes Demongeot-Capellino, Gumery.
EXPOSE DU LITIGE
La société Temps Réel Intermédiation Nice (TRI Nice) a été créée le 24 novembre 1994 et a conclu le même jour un contrat de transmetteur d'ordres avec la société de bourse Wargny, dont le siège social est à Paris, ayant pour objet de lui adresser, sur les comptes ouverts dans ses livres, les ordres de bourse de la clientèle locale. En contrepartie la société TRI Nice percevait une rétrocession de 40 % sur le montant des commissions encaissées par la société Wargny. Une société TRI Paris a été créée à la même époque pour démarcher la clientèle parisienne.
Le 3 juin 1996, le commissaire aux comptes indiquait à la société TRI Nice que le début de son exploitation "nécessitait un financement très important ... assuré par - son - banquier et principal client, la société Wargny SA" et que si celle-ci " venait à suspendre son financement gracieux, la continuité d'exploitation de [la] société se trouverait compromise et en conséquence l'application des principes comptables généralement admis ne serait plus appropriée ".
Le 9 octobre 1996, la société Wargny faisait connaître à la société TRI Nice qu'elle cessait de financer son exploitation en raison de la perte totale de ses fonds propres et du refus de recapitalisation de ses dirigeants. Cette dernière a déposé son bilan et fait l'objet d'une liquidation indiciaire selon jugement rendu le 5 décembre 1996 par le tribunal de commerce de Nice.
Estimant avoir été victime d'une rupture brutale de soutien financier, la société TRI Nice représentée par Me Pellier, son liquidateur, a assigné la société Wargny devant le tribunal de commerce de Nice en déclaration de responsabilité et paiement de dommages-intérêts. Par jugement réputé contradictoire du 24 mars 1998 le tribunal a condamné la société Wargny à payer à Me Pellier ès qualités les sommes de :
- 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts pour pratiques commerciales discriminatoires ;
- 1 500 000 F à titre de dommages-intérêts représentant le montant des pertes subies;
- 20 000 000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive de mandat.
La société Wargny est appelante de ce jugement et expose que :
- contrairement aux affirmations de la société TRI Nice, la société Wargny n'a pas présidé à sa création et qu'au regard de son objet social, l'intermédiation financière ne constitue qu'une partie de ses activités ;
- la société TRI Nice pouvait aussi développer ses activités de transmetteur d'ordres avec d'autres sociétés de bourse puisque le contrat souscrit par elle le 24 novembre 1994 ne comportait aucune clause d'exclusivité ;
- la clientèle de la société TRI Nice lui est personnelle et ne peut se confondre avec celle de la société Wargny, le contrat intervenu entre elles prévoyant que la société Wargny s'interdit de démarcher les apporteurs de la société TRI Nice ;
- aucun des actionnaires de la société TRI Nice n'a souhaité faire un apport financier alors que celle-ci affichait une perte de plus de la moitié de son capital social et la société TRI Nice ne saurait "reprocher à un tiers les causes de sa mauvaise santé financière" ;
- la société TRI Nice n'établit pas le mandat de recherche de clientèle qu'elle allègue et ce d'autant que le contrat intervenu entre les parties, régi par la Commission des Opérations de Bourse, établit le transmetteur d'ordres comme mandataire de ses clients et non de la société Wargny;
- les frais avancés et les prétendues pertes supportées dans le cadre du mandat supposé ne sont justifiés par aucun document;
- la société TRI Nice ne peut invoquer des pratiques commerciales discriminatoires au regard d'avantages qui auraient été consentis par la société Wargny à la société TRI Paris alors qu'elle même a bénéficié de concours financiers non contestés à hauteur de 700 000 F;
- l'ordonnance de 1986 qu'elle invoque est également sans effet dans la mesure où les sociétés TRI Nice et TRI Paris ne sont pas en situation de concurrence;
- la société Wargny ne s'est pas comportée en dirigeant de fait de la société TRI Nice car aucun des critères retenus habituellement par la jurisprudence ne peut lui être opposé;
- elle n'a pas plus cessé "brutalement" son concours financier consenti uniquement dans l'attente d'une reconstitution des fonds propres de la société TRI Nice;
- la demande d'expertise judiciaire formulée à titre subsidiaire par la société TRI Nice ne peut suppléer sa carence puisqu'il n'est démontré ni faute ni commencement de preuve d'un préjudice quelconque.
La société Wargny conclut dès lors à l'infirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions ; elle demande reconventionnellement la fixation de sa créance à hauteur de 105 923,35 euros et paiement par la liquidation d'une indemnité de 3 811,23 euros en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
L'intimée conteste cette argumentation et rétorque que :
- dans "le cadre du développement de son activité commerciale, le groupe financier Wargny a, par l'intermédiaire de sa filiale, la société Wargny société de bourse, suscité la création de deux sociétés anonymes, à savoir TRI Paris et TRI Nice", ainsi qu'en atteste la plaquette de présentation du groupe Wargny éditée en juillet 1996;
- la société Wargny n'ayant aucune clientèle en région niçoise, l'objet de la création de la société TRI Nice n'est pas la transmission des ordres d'une clientèle inexistante mais bel et bien la création d'une clientèle au profit de la société Wargny ;
- la société TRI Nice n'a jamais eu de clients autres que ceux de la société Wargny;
- cette dernière s'est d'ailleurs emparée de la clientèle de la société TRI Paris "en contraignant les actionnaires à céder leurs participations pour le franc symbolique sous la menace d'une rupture du concours financier" ;
- l'existence d'un contrat de transmetteur d'ordres ne saurait occulter l'existence d'un mandat de recherche de clientèle pour le compte de la société Wargny;
- le capital social et le passif social de la société TRI Nice ont été utilisés pour créer une clientèle locale au profit de la société Wargny, clientèle actuellement conservée et exploitée par elle ;
- l'appelante n'a pas financé "si généreusement" l'activité déficitaire de la société TRI Nice dans un esprit de mécénat mais parce qu'elle y avait un intérêt économique majeur, à savoir le développement de sa clientèle;
- le mandant devant indemniser le mandataire des pertes de sa gestion, la société TRI Nice est fondée à réclamer à la société Wargny l'indemnisation du manque à gagner généré par la clientèle qu'elle a créée et qui est actuellement exploitée par l'appelante ;
- la société Wargny a mis à la disposition de la société TRI Paris des moyens matériels et financiers supérieurs, ce qui constitue des pratiques discriminatoires et une expertise permettra d'établir aisément "une politique de rétrocessions de commissions de courtage discriminatoire" ;
- la société Wargny s'est ingérée dans la gestion de la société TRI Nice en réglant des factures au fur et à mesure de leur présentation et doit être, pour ces raisons, condamnée en sa qualité de dirigeant de fait, à combler son passif ;
- elle a cessé brutalement tout concours financier alors qu'elle connaissait l'impossibilité pour les actionnaires d'augmenter, faute de moyens, leur participation.
La société TRI Nice, par l'intermédiaire de son liquidateur demande dès lors à la Cour de :
- déclarer la société Wargny mal fondée sur l'ensemble de ses demandes ;
- En conséquence :
* la débouter de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions;
* confirmer la décision dont appel en toutes ses dispositions.
-Y ajoutant, condamner la société Wargny à payer à la société TRI Nice la somme de 2287 euros par application de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ;
- Subsidiairement :
- constater que la société Wargny s'est rendue coupable de pratiques discriminatoires prohibées par l'article 36 1°) de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986;
- en conséquence, la condamner à réparer le préjudice causé à la société TRI Nice;
- constater que la société TRI Nice a développé une clientèle pour le compte de la société Wargny;
- en conséquence, condamner la société Wargny à rembourser à la société TRI Nice les sommes prévues par l'article 1999 du Code Civil ;
- la condamner, en outre, à payer une indemnité par application des dispositions de l'article 2000 du Code Civil;
- constater que la société Wargny a commis une faute en rompant abusivement son concours financier, créant ainsi à la société TRI Nice un préjudice important ;
- en conséquence, condamner la société Wargny à réparer l'entier préjudice subi par la société TRI Nice ;
- désigner tel expert qu'il plaira à la Cour avec mission de lui fournir tous les éléments permettant d'évaluer les différents préjudices subis par la société TRI Nice ;
- condamner la société Wargny à avancer les frais d'expertise;
- condamner la société Wargny à payer à la société TRI Nice une provision d'un montant de 76 225 euros à valoir sur ses différents préjudices;
- condamner la société Wargny à payer à la société TRI Nice la somme de 2 287 euros par application de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile;
L'ordonnance de clôture a été rendue en cet état de la procédure le 8 février 2002.
DISCUSSION
Les parties ne discutent pas de la recevabilité de l'appel. La Cour ne relevant aucun élément pouvant constituer une fin de non-recevoir susceptible d'être soulevée d'office, l'appel sera déclaré recevable.
Sur la demande principale:
Sur la rupture du soutien financier:
L'intimée admet elle même l'insuffisance de fonds propres au regard du coût généré par le début de son exploitation de telle sorte qu'un concours financier, nécessairement ponctuel, ne pouvait pallier un déficit structurel. Elle ne peut non plus prétendre que la rupture du concours assuré par la société Wargny est abusif et donc constitutif d'une faute à son égard car :
- la société Wargny n'étant pas un établissement bancaire, n'avait pas pour vocation première de concourir au soutien, sinon au sauvetage, de son activité et la jurisprudence qu'elle cite en matière de retrait de concours bancaires est ici inefficace ;
- dès lors que plus de la moitié de son capital social avait été absorbé, la société TRI Nice se devait soit de dissoudre, soit de réaliser de nouveaux apports de capitaux auxquels les actionnaires se sont refusés et l'on ne voit pas à quel titre la société Wargny aurait dû assumer indéfiniment le financement et le fonctionnement de la société TRI Nice;
- cette cessation n'a pas été brutale puisque dans un courrier postérieur du 14 octobre 1996, la société Wargny a indiqué qu'elle prenait en charge différentes échéances de septembre.
- il est admis aussi que des pourparlers étaient engagés sur la recapitalisation de la société TRI Nice (ainsi que TRI Paris d'ailleurs) et que chaque partie avait nécessairement conscience que la situation ne pouvait perdurer.
Sur le mandat :
La société TRI Nice ne peut pas plus invoquer un contrat de mandat de recherche de clientèle qui serait distinct du contrat de transmetteur d'ordres liant les parties. Si la preuve est libre en matière commerciale, les conclusions parfois contradictoires de la société TRI Nice ne mettent pas en évidence l'existence d'une telle convention. En effet :
- à la lecture de l'objet de la société tel qu'il résulte des statuts, la société TRI Nice avait pour fonctions, outre l'intermédiation financière, le conseil en matière d'investissement, la commercialisation de produits d'investissement, la mise à disposition à tout client d'informations, d'études et analyses, la formation des clients aux techniques des marchés boursiers, la formation professionnelle de salariés dans les domaines de la finance et de la bourse ;
- le contrat de transmetteur d'ordres intervenu entre les parties n'était pas exclusif ;
- il était interdit à la société Wargny de démarcher les apporteurs de la société TRI Nice et réciproquement à cette dernière de démarcher "la clientèle institutionnelle de Wargny sans [son] accord" ce qui démontre à tout le moins l'existence d'une clientèle propre à chaque société.
Il est donc contradictoire d'affirmer que l'objet social de la société TRI Nice aurait été de développer une clientèle pour le compte de la société Wargny, pour ensuite affirmer que cette même société Wargny aurait détourné la clientèle de la société TRI Nice.
Au regard du contrat souscrit, la société TRI Nice apparaît comme le mandataire de ses clients et non pas celui de la société Wargny puisqu'elle n'a pas vocation à ouvrir des comptes de bourse au nom de la société Wargny.
L'appelante fait également valoir à bon escient que le mandat commercial est rémunéré et que la société TRI Nice ne justifie pas avoir perçu d'autres honoraires que les rétrocessions de courtage convenues dans le contrat de transmetteur d'ordres et qu'elle ne lui a pas plus rendu de comptes quant à une prétendue recherche de clientèle. La référence aux articles 1999 et 2000 du Code Civil est donc inefficace en l'espèce, étant aussi observé que les pertes qui résulteraient de cette gestion ne sont justifiées par aucun document.
Sur les pratiques discriminatoires :
La prohibition de telles pratiques vise à améliorer les conditions de la concurrence. L'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 invoqué par la société TRI Nice interdit "de pratiquer à l'égard d'un partenaire économique ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence".
Il s'évince de ces dispositions que iction ne s'applique que dans une situation de concurrence</trong>et la société Wargny soutient à juste titre qu'en matière de placements boursiers, "la proximité du client est primordiale". En effet, la société TRI Nice qui rétorque, un peu naïvement il est vrai, que "la prohibition des pratiques discriminatoires s'applique sans distinction sur l'intégralité du territoire national, y compris Nice", [ce dont la Cour ne doute pas un seul instant], ne démontre pas en quoi la société TRI Paris, démarchant la clientèle par définition parisienne, intervenait aussi en région niçoise ou qu'elle-même ait été empêchée de le faire sur Paris. L'intimée ne peut donc seulement invoquer, au regard de ces textes, un avantage ou un désavantage virtuels sans définir la concurrence qui en résulte.</trong>
En outre :
- l'intimée ne conteste pas avoir obtenu des concours financiers à hauteur de 700 000 F, montant loin d'être négligeable au regard de son capital social initial de 500 000 F mais reproche en quelque sorte à la société Wargny de ne pas avoir " donné plus " ;
- la discrimination au regard des rétrocessions d'honoraires entre les deux sociétés TRI Nice et TRI Paris n'est justifiée par aucune pièce, et ce n'est pas à une expertise de le démontrer alors qu'une simple communication d'un contrat pouvait permettre toute comparaison utile;
- les pratiques discriminatoires prétendues n'ont pas avantagé la société TRI Paris puisque ses actionnaires ont été contraints, selon les propres écritures de l'intimée, de " céder leurs participations pour le franc symbolique sous la menace d'une rupture du concours financier ". Autrement dit, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la société TRI Paris qui rencontrait les mêmes difficultés a dû elle aussi procéder à la recapitalisation refusée par la société TRI Nice.
Sur la gestion de fait:
L'immixtion fautive de la société Wargny dans la gestion de la société TRI Nice, ne peut se déduire du seul fait de l'existence d'un compte courant d'associé, même créditeur à hauteur de 700 000 F. Il faut établir en effet l'existence d'actes répétés de gestion, dans la mesure où un acte isolé est insuffisant, et qui se distinguent des simples recommandations ou suggestions. Or rien ne démontre que la société Wargny se soit comportée "en maître de l'affaire" et ait disposé au sein de la société TRI Nice d'un pouvoir décisionnel venant se substituer aux initiatives de son dirigeant légal.
C'est donc de manière hâtive, sinon curieuse, que son liquidateur conclut d'un trait de plume à un "comblement de passif" par la société Wargny alors que cette action, qui doit répondre aux conditions de forme et de fond prévues par la loi du 25 janvier 1985, suppose une instance différente et ne peut être traitée ici par le biais d'une demande annexe.
Il convient ainsi, au regard de l'ensemble de ces éléments de débouter la société TRI Nice de l'intégralité de ses demandes et d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement du 24 mars 1998.
Sur la demande reconventionnelle:
La société Wargny a déclaré sa créance le 27 janvier 1997 auprès du liquidateur par courrier recommandé ainsi qu'en fait foi l'avis de réception signé le 31 janvier 1997 par Me Pellier. Elle est constituée par les aides financières dont il a été question ci-dessus, arrêtées à la somme de 694 811,63 F soit 105 923,35 euros selon relevé de compte produit au débat. Aucune contestation n'y étant opposée, la Cour peut fixer la créance de la société Wargny au passif de la liquidation de la société TRI Nice à concurrence de ce montant.
Aucune circonstance économique ou d'équité ne conduit la Cour à faire application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
La société TRI Nice qui succombe supportera les dépens.
Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement et contradictoirement; Reçoit l'appel; Infirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 24 mars 1998 par le tribunal de commerce de Nice; Et statuant à nouveau: Déboute la société TRI Nice représentée par son liquidateur, Me Pellier, de l'intégralité de ses demandes ; Fixe la créance de la société Wargny à l'encontre de la liquidation des biens de la société TRI Nice à la somme de 105 923,35 euros; Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ; Condamne Me Pellier, ès qualités aux dépens et autorise la société civile professionnelle Jean-François Jourdan et Pierre-Gilles Wattecamps, titulaire d'un office d'avoué près la Cour, à recouvrer directement ceux dont elle a fait l'avance sans recevoir provision.