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Décisions

CA Caen, 1re ch. civ., 24 mai 1994, n° 9303406

CAEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Ministre de l'Économie, Union des Artisans Bouchers, Bouchers-Charcutiers, Traiteurs de Caen et du Calvados, Confédération Française de la Boucherie, Boucherie-Charcuterie, Traiteurs

Défendeur :

Idea Industrie (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Calle

Conseillers :

MM. Lepaysant, Gregoire

Avoués :

SCP Duhaze-Mosquet-Mialon, SCP Dupas-Trautvetter-Ygouf

Avocats :

Mes Tourret, Leblanc.

TGI Caen, prés., du 18 mars 1993

18 mars 1993

La société Idea Industrie, venant aux droits de la société Promoviande, a pour objet la transformation, le négoce et la distribution de produits carnés, de charcuterie et de salaisons. Elle facture ses clients sur la base de tarifs établis par famille de produits diminués de remises en fonction du groupage des commandes et des livraisons ainsi que du volume d'achat. La société Promoviande, filiale du groupe Promodès, avait mis en place, au profit des supermarchés et hypermarchés de ce groupe, un système consistant en une surfacturation de 3 %, au titre d'un budget promotionnel, aboutissant à la constitution d'une cagnotte permettant une baisse importante sur un ou plusieurs produits choisis par le client à certaines périodes. La société Idea Industrie perpétue ce système.

Faisant référence à l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, M. le Ministre de l'Économie et des Finances, représenté par le Chef du Service Régional de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes de la Région Basse-Normandie, a fait assigner la société Idea Industrie en soutenant qu'il s'agissait d'une pratique illicite, déstabilisant le marché et les règles normales de la concurrence. Il a demandé au juge des référés de faire cesser, sous astreinte, cette pratique tarifaire.

Par ordonnance du 18 mars 1993, le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Caen a estimé qu'il existait une contestation sérieuse sur le fond excédant sa compétence.

M. le Ministre de l'Économie et des Finances, également représenté, a porté appel de cette décision. Il estime que le trouble causé par ses promotions destabilisatrices du marché est manifestement illicite, que les règles concurrentielles sont faussées en ce que la pratique de la cagnotte n'est proposée qu'aux magasins du groupe Promodès, qu'il n'existe aucune contrepartie pour les autres clients d'Idea Industrie. Il demande, en conséquence, de réformer l'ordonnance dont appel, de constater les pratiques contraires à l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de constater le trouble illicite causé au marché par les pratiques de la société Idea Industrie, d'enjoindre à celle-ci, sous astreinte, de cesser ces conditions aux seuls clients du groupe Promodès, et de condamner la société Idea Industrie au paiement de 10.000 F en application de l'article 700 du NCPC.

La société Idea Industrie réplique au principal sur la forme en soulevant l'irrecevabilité de l'appel pour défaut de constitution d'avoué.

Subsidiairement, au fond, Idea Industrie, reprenant le mécanisme du budget promotionnel en cause restitué par la suite au client lors d'une promotion sur tel ou tel produit choisi par ce dernier sur une courte période, expose qu'il s'agit d'une pratique licite, proposée à l'ensemble de sa clientèle et prévue dans ses conditions générales de vente. Elle précise que, de toutes manières, il y a une contrepartie réelle par avance de trésorerie et fidélisation des clients. Elle ajoute qu'elle ne facture pas à perte. Enfin, elle conclut à l'existence d'une difficulté sérieuse ne permettant pas au juge des référés de statuer. Elle réclame en outre une somme de 10.000 F en application de l'article 700 du NCPC.

M. le Ministre de l'Économie et des Finances réplique en précisant que la constitution d'avoué n'est pas nécessaire compte tenu de sa place particulière au procès, que si la pratique illicite est ancienne elle n'a été découverte que récemment, que la généralisation de la pratique en cause, même si elle figure désormais dans les conditions générales de vente, reste prohibée puisque discriminatoire en ce qu'elle n'est réservée qu'à certains gros distributeurs, en réalité ceux du groupe Promodès, qu'enfin à un nième moment le même produit est facturé à des prix différents selon les clients, faussant ainsi le jeu de la concurrence.

La société Idea Industrie demande le rejet des conclusions de l'appelant comme tardives. Au fond, elle fait état de la parfaite transparence du procédé et de la liberté du client pour l'adopter ou le refuser. Elle souligne à nouveau l'importance des contreparties pour déclarer mal fondées les demandes de M. le Ministre de l'Économie et des Finances.

La Confédération Française de la Boucherie, boucherie charcuterie et traiteurs et l'Union des Artisans bouchers, bouchers-charcutiers et traiteurs de Caen et du Calvados interviennent volontairement sur la procédure. Elles soulignent l'atteinte sur intérêts des commerçants dont elles défendent les intérêts par les pratiques illicites d'Idea Industrie. Elles demandent de déclarer leurs interventions recevables, donnent adjonction aux conclusions de M. le Ministre de l'Économie et des Finances et réclament chacune 5.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

La société Idea Industrie demande de déclarer irrecevables ces interventions comme ne respectant pas les termes des articles 15 et 16 du NCPC, ne justifiant pas d'un intérêt légitime pour agir et faute de mandats réguliers.

Le Ministère Public conclut à la recevabilité de l'appel du Ministre de l'Économie, tant au plan de l'interprétation des textes que de leur valeur normative et de leur esprit. Il estime que le juge des référés peut statuer. Il précise que la pratique en cause est bien discriminatoire créant une situation anormale qu'il convient de faire cesser.

La clôture a été prononcée à l'audience, le 12 avril 1994.

Sur Ce

Attendu que, pour un plus ample exposé des faits de la cause et des prétentions des parties, la Cour fait référence à l'ordonnance dont appel et aux écritures échangées.

1 - Sur la recevabilité de l'appel et des conclusions de l'appelant

Attendu qu'aux termes de l'article 56 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et au libre jeu de la concurrence, le Ministre de l'Économie ou son représentant peut, devant toutes les juridictions civiles sans distinction, déposer lui-même des conclusions, ce qui est du ressort de l'avoué dans la procédure ordinaire d'appel, et les développer lui-même oralement à l'audience ;

Attendu que, pour l'exercice de ces prérogatives, relevant de la protection générale de l'ordre économique instauré par ce texte, le Ministre chargé de l'Économie est appelé, tout comme le ministère public, à occuper devant les juridictions de l'ordre judiciaire une place qui ne permet pas de l'assimiler à celle occupée par un particulier défendant des intérêts privés;

Attendu que l'ordonnance du 1er décembre 1986, pour qu'il puisse exercer ses fonctions de défense et de police de cet ordre économique, a prévu des règles processuelles dérogatoires en matière de représentation, permettant ainsi au Ministre de l'Économie d'être dispensé de la constitution d'un avoué devant la Cour d'Appel

Attendu que, en matière de référé, les conclusions des parties peuvent être déposées jusqu'à l'audience, à condition que soient respectées les règles du contradictoire, ce qui est le cas en l'espèce ;

Attendu qu'en conséquence doivent être déclarées recevables tant l'appel du Ministre de l'Économie que les conclusions qu'il a déposées au soutien de celui-ci;

II - Sur les interventions volontaires

Attendu que la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie et traiteurs et l'Union des artisans bouchers, bouchers-charcutiers et traiteurs de Caen et du Calvados ont un intérêt à agir à partir du moment où elles considèrent, comme le Ministère de l'Économie et le Ministère Public, que les pratiques dénoncées sont discriminatoires et faussent le jeu de la concurrence ;

Attendu que leurs statuts les autorisent à une telle action dès lors que l'intérêt collectif de la profession peut être atteint ;

Attendu que la règle du contradictoire est respectée, même si ces interventions ont été formalisées le jour de l'audience, alors que d'une part la société Idea Industrie a pu conclure postérieurement à celles-ci, notamment pour en demander l'irrecevabilité, que d'autre part elles ne font que reprendre les moyens soulevés par l'appelant auxquels la société intimée a normalement répliqué ;

Attendu que sont produits les statuts autorisant ces interventions en justice ;

Attendu qu'il convient, en conséquence, de les déclarer recevables ;

III - Au fond

Attendu que l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, sur lequel le Ministre de l'Économie fonde son action, précise qu'engage la responsabilité de tout producteur, commerçant, industriel ou artisan le fait de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ;

Attendu que si cet article prévoit, in fine, que le Président de la juridiction saisie peut, en référé, enjoindre la cessation des agissements en cause ou ordonner toute autre mesure provisoire, il n'en demeure pas moins que doivent être remplies les conditions prévues aux articles 808 et 809 du NCPC;

Attendu qu'il n'existe en l'espèce aucune urgence s'agissant d'une pratique mise en œuvre de plus de six années, même si l'appelant n'en a fait la découverte que récemment; qu'il y a lieu de rechercher s'il existe, en l'absence de dommage imminent, un trouble manifestement illicite, tel que prévu à l'article 809 du NCPC;

Attendu que le système dit de cagnotte consiste à surfacturer certains produits aux clients, en l'occurrence d'une somme forfaitaire de 3 % du montant de leurs achats, et à leur restituer les montants ainsi accumulés sous forme de promotion sur facture concentrée sur un produit choisi pendant une courte période ;

Attendu que l'appelant estime ce système discriminatoire en ce qu'il ne profite qu'aux seuls clients appartenant au groupe Promodès ;

Mais attendu que l'historique de la société Idea Industrie, en ce qu'elle est issue de la société Promoviande, filiale du groupe Promodès, explique que ses clients actuels soient essentiellement affiliés à ce groupe de distribution de produits alimentaires ; que force est de constater qu'aujourd'hui les conditions générales de vente d'Idea Industrie comportent, dans le chapitre Service, la proposition d'une aide à la gestion des promotions par la mise en place du système évoqué plus haut; que cette proposition s'adresse à tous les clients qui désirent en bénéficier;

Attendu que si les conditions générales de vente limitent toutefois ce service aux distributeurs qui effectuent un chiffre minimum de 500 millions de francs HT par an avec Idea, cette société justifie de ce que les principales centrales d'achat effectuent des transactions à des montants annuels bien supérieurs; que l'appelant ne démontre pas que seul le groupe Promodès est susceptible de réaliser plus de 500 millions de francs de chiffre d'affaires annuel avec Idea Industrie;

Attendu que le Ministre de l'Économie soutient que Idea Industrie n'accorde aucune contrepartie aux autres distributeurs de sa clientèle ;

Mais attendu que la contrepartie peut être constituée pour Idea par une importante avance de trésorerie et la fidélisation de sa clientèle;

Attendu que Idea ne fait que restituer à son client sous forme promotionnelle sur un produit déterminé, les fonds ainsi forfaitairement accumulés sur les achats effectués régulièrement par ce client ;

Attendu qu'il est exact, comme le soutient l'appelant, que ce système de cagnotte permet à Idea Industrie de facturer, dans le même temps, de manière différente un même produit suivant que le client a opté ou non pour ledit système et a fait choix ou non de la concentration de sa cagnotte sur ce produit ; que ce système peut faire naître une relative destabilisation du marché ;

Mais attendu que des éléments suffisants sont apportés sur l'existence de contreparties et sur l'ouverture du système à toute la clientèle ; qu'il est du ressort du juge du fond, et non du juge des référés, de rechercher si ces garanties sont réelles et suffisantes au regard des textes, et de se prononcer sur le caractère licite ou illicite de la pratique ;

Attendu qu'il convient, en conséquence, de confirmer l'ordonnance dont appel, faute de preuve de l'urgence, d'un dommage imminent ou d'un trouble manifestement illicite au sens des articles 808 et 809 du NCPC.

Attendu qu'il n'apparaît pas inéquitable, en raison de la nature de la cause, de laisser à chaque partie la charge des sonnes exposées par elle et non comprises dans les dépens ;

Par ces motifs : Déclare recevable l'appel interjeté par M. le Ministre de l'Économie et des Finances contre l'ordonnance de référé rendue le 18 mars 1993 par le Tribunal de Grande Instance de Caen ; Déclare recevables les interventions volontaires de l'Union des Artisans bouchers, bouchers-charcutiers et traiteurs de Caen et du Calvados, et de la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie et traiteurs ; Déclare recevables les conclusions déposées par l'appelant ; Au fond, déboute l'appelant et les intervenants de leurs demandes, fins et conclusions ; Confirme, en toutes ses dispositions, l'ordonnance entreprise ; Déboute la société Idea Industrie de sa demande d'application de l'article 700 du NCPC ; Condamne l'appelant aux dépens, de première instance et d'appel, exception faite des dépens liés aux interventions volontaires qui resteront à la charge des intervenants ; Fait application de l'article 699 du NCPC au profit de la SCP Duhazé-Mosquet-Mialon, avoués.