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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. civ., 15 mai 1990, n° 89-3274

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Mercedes Benz France (Sté)

Défendeur :

Établissements Guy Sauze (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mistral

Conseillers :

MM. Degrandi, Brejoux

Avoués :

SCP Jourdan & Wattecamps, SCP Martelly

Avocats :

Mes Gonzalez de Gaspard, Thréard.

T. com. Marseille, du 20 janv. 1989

20 janvier 1989

EXPOSE DU LITIGE

De 1969 à 1973, la SA Établissements Guy Sauze a été concessionnaire exclusif à Marseille des camions Hanomag- Henschel, dépendant du groupe Daimler-Benz. Elle exerçait son activité dans des locaux assez vétustes, de 800 m2 environ, 8 rue Alphonse Daudet à Marseille.

A la suite de l'absorption du réseau Hanomag-Henschel par la SA Mercedes Benz France (MBF), cette dernière a consenti, le 27 février 1974 aux Établissements Guy Sauze, un contrat de concession exclusive d'un an, valable pour l'année civile en cours et portant sur les véhicules utilitaires légers, dits VUL.

Ce contrat a été renouvelé en 1975 et étendu aux véhicules industriels (VI), sur sept arrondissements de la ville de Marseille moyennant l'engagement du concessionnaire de disposer de nouvelles installations avant le 30 juin 1975.

Par suite du retard pris dans l'exécution des travaux nécessaires à la mise en place des constructions envisagées, la société MBF décidait, en septembre 1975, de ne pas renouveler le contrat de concession des véhicules industriels pour l'année 1976.

Plus précisément, le 24 décembre 1975, MBF informant Établissements Guy Sauze du maintien du contrat de concession "véhicules utilitaires légers" et leur accordait "hors contrat" un droit de vente non exclusif pour les véhicules industriels, assorti des remises consenties aux concessionnaires sur le prix hors taxe, soit 15 %, 16 % ou 17 %.

M. Guy Sauze a entrepris la construction des nouveaux locaux, souhaités par MBF, lesquels ont été inaugurés le 10 décembre 1976, en présence du Président du Directoire de la société Mercedes Benz France.

Préalablement, le 24 septembre 1976, la SA Mercedes Benz France avait proposé à la société Établissements Guy Sauze un nouveau contrat d'agent du centre régional de Marseille pour la gamme "camions".

Vers le milieu de l'année 977, un évènement allait altérer considérablement les relations entre les parties et modifier sensiblement la situation de la SA Établissements Guy Sauze. En effet, la société la SA Mercedes Benz France a installé à Vitrolles, une succursale d'usine qui commercialisait des véhicules sur l'ensemble du département des Bouches-du- Rhône et, par voie de conséquence, sur le secteur attribué aux Établissements Guy Sauze.

La société des Établissements Guy Sauze a continué de vendre des véhicules industriels mais à compter de juillet 1977, les marges qui lui étaient attribuées étaient considérablement réduites.

Le 29 septembre 1978, la SA Mercedes Benz France avisait son concessionnaire de son intention de modifier son statut, en lui refusant un contrat de concession pour 1979 et en lui proposant un contrat d'agent de la marque.

Le 11 décembre 1978, la SA Mercedes Benz France reconsidérait sa position et proposait à la signature de M. Sauze un contrat de concessionnaire VUL, et la possibilité de vendre des véhicules industriels en relation avec le centre de Vitrolles, mais avec des marges réduites.

Le 18 décembre 1978, Sauze se déclarait prêt à accepter cette proposition, à condition d'être autorisé à commercialiser des véhicules lourds de la marque Volvo, ce que la SA Mercedes Benz France refusait.

S'instaurait alors début 1979, un échange de courriers entre les deux parties, les relations entre Sauze et MBF prenant une tournure d'hostilité caractérisée, jusqu'à ce que la rupture définitive intervienne par lettre de la SA Mercedes Benz France en date du 20 mars 1979.

Un long contentieux judiciaire, d'abord de nature pénale, puis commerciale, allait s'en suivre.

En effet, le 8 novembre 1979, M. Guy Sauze déposait plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d'instruction du tribunal d'Aix-en-Provence, s'estimant victime de pratiques discriminatoires de prix et de refus de vente de la part de la SA Mercedes Benz France.

Une information était ouverte au cours de laquelle le magistrat instructeur saisissait pour enquête les services de la Concurrence et de la Consommation et inculpait M. Peter Kostka, Président du directoire de la SA Mercedes Benz France.

Cette information était clôturée par une ordonnance de non- lieu le 12 juillet 1984, mais la chambre d'accusation, par arrêt du 30 janvier 1985, infirmait ladite ordonnance et ordonnait un supplément d'information.

Par un nouvel arrêt du 17 février 1987, la chambre d'accusation, constatant que l'ordonnance du 1er décembre 1986 avait abrogé les deux ordonnances du 30 juin 1945 et avait "dépénalisé" les faits de pratique de prix discriminatoires et de refus de vente, a constaté l'extinction de l'action publique et renvoyé la partie civile à se pourvoir, ainsi qu'elle avisera, selon les nouvelles dispositions de l'article 36 de l'ordonnance susvisée.

C'est dans ces conditions que le 20 mai 1987, la SA Établissements Guy Sauze a saisi le tribunal de commerce de Marseille aux fins de voir la société MBF condamner à lui payer 860.000 F pour refus de vente, 760.000 F pour pratiques discriminatoires, 500.000 F de dommages et intérêts et 100.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par jugement contradictoire du 20 janvier 1989, le tribunal de commerce de Marseille, après avoir rejeté l'exception d'incompétence territoriale soulevée par la SA Mercedes Benz France, a condamné celle-ci à payer à la SA Établissements Guy Sauze la somme de 1.398.862,93 F avec intérêts au taux légal à compter de la citation et 50.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La SA Mercedes Benz France a tout à la fois relevé appel du jugement et formé contredit.

Elle sollicite que soit déclaré compétent le tribunal de commerce de Paris et subsidiairement celui d'Aix-en-Provence et au fond demande à la Cour de :

- dire que l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut avoir d'effet rétroactif et juger que le présent litige ne peut être l'objet de cette ordonnance ;

- constater la nullité des différentes pièces pénales visées par les Établissements Guy Sauze ;

- dire que les Établissements Guy Sauze ne pouvaient valablement les produire et, en conséquence, les écarter des débats ;

- débouter les Établissements Guy Sauze de leurs demandes ;

- plus subsidiairement, d'ordonner une expertise aux fins de vérifier les allégations des parties et chiffrer l'éventuel préjudice subi par les Établissements Guy Sauze ;

- condamner la SA Établissements Guy Sauze à lui payer 50.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

A l'appui de ses prétentions, elle soutient :

- que le contrat de concession donne pleine compétence au tribunal de commerce de Paris et que dès lors l'article 46 du nouveau Code de procédure civile doit céder devant la fixation conventionnelle de la compétence territoriale ; que les conditions fixées par l'article 48 du nouveau Code de procédure civile ont été respectées puisque la clause attributive de compétence a été spécifiée, de façon apparente, par des personnes ayant contracté en qualité de commerçants ;

- que subsidiairement, si la Cour ne retenait pas la compétence du tribunal de commerce de Paris, elle devrait déclarer compétent le tribunal de commerce d'Aix-en-Provence, cette compétence étant tirée de l'article 46 du nouveau Code de procédure civile, du fait du lieu d'exécution du contrat ; que même si l'on adoptait la thèse des Établissements Guy Sauze, fondée sur la notion de quasi-délit, le tribunal de commerce d'Aix-en-Provence serait compétent en raison du lieu de commission des prétendus refus de vente et pratiques discriminatoires ;

- que l'ordonnance du 1er décembre 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence ne doit pas s'appliquer à la présente instance du fait que cette ordonnance n'est pas rétroactive ; que s'il a pu en être fait application pour l'instance pénale, c'est qu'il s'agit d'une loi plus douce qui, conformément aux principes du droit pénal, doit s'appliquer aux faits commis antérieurement à sa promulgation

qu'en revanche, en ce qui concerne l'instance civile ou commerciale, elle ne peut rétroagir puisqu'il ne s'agit pas d'une loi de procédure, mais d'un texte définissant un nouveau délit, même civil ;

- qu'elle a demandé, à plusieurs reprises, dans le cadre de la procédure pénale, à ce qu'il soit statué sur l'existence de diverses nullités, telles des procès-verbaux non datés et un interrogatoire d'un inculpé effectué par un commissaire de police, en violation de l'article 152 du Code de procédure pénale ; qu'en raison de la promulgation de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le magistrat instructeur et la chambre d'accusation ne se sont pas prononcés sur cette demande de constatation des nullités ; que la question reste entière et ce d'autant plus que le tribunal de commerce de Marseille n'a pas statué sur ces irrégularités de forme, alors que le moyen était expressément soulevé par MBF que la Cour qui a plénitude de juridiction a qualité pour juger ce problème ;

- que ces procès-verbaux doivent être écartés des débats, en raison d'une part de l'adage "fraus omnia corrumpit" et, de ce que d'autre part, selon l'article 56 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, seul "le Ministre chargé de l'économie peut produire les procès-verbaux et les rapports d'enquête" et de ce qu'enfin leur production aux débats constitue une violation du secret de l'instruction ;

- que l'analyse du tribunal de commerce de Marseille, selon laquelle la société la SA Mercedes Benz France se serait rendue coupable d'un refus de vente est contraire aux réquisitions du Parquet et à l'ordonnance de non lieu du magistrat instructeur ;

- qu'il n'y avait, pour l'année 1979, aucun contrat donnant aux Établissements Guy Sauze la qualité de concessionnaire et les droits y afférents ; qu'en effet, les Établissements Guy Sauze avaient conditionné leur acceptation du contrat proposé par la SA Mercedes Benz France à l'acceptation par ce dernier de ce que Sauze commercialise des véhicules Volvo ; que la SA Mercedes Benz France n'ayant pas accepté une telle condition, les volontés ne se sont pas rencontrées ;

- que les Établissements Guy Sauze ont commis une grave faute contractuelle en exploitant la marque d'un autre constructeur automobile, un tel fait étant contraire à l'article 9 des conditions générales du contrat de concession selon lequel la représentation de la marque Benz est exclusive ; qu'en raison de cette faute, la SA Mercedes Benz France était justifiée à ne pas renouveler le contrat de concession et à cesser de faire bénéficier la société Établissements Guy Sauze des taux de commission et des avantages accordés aux seuls concessionnaires ;

- qu'elle n'a pas refusé de vendre des véhicules à Sauze mais simplement lui a demandé de s'adresser à sa succursale de Vitrolles et d'accepter les conditions d'usage ;

- que, sous certaines conditions, le propriétaire d'une marque peut opposer un refus de vente, parfaitement licite ; que notamment la marchandise est rendue juridiquement indisponible à toutes personnes non concessionnaires ;

- que le tribunal de commerce de Marseille a fondé à tort la responsabilité de la société MBF sur une prétendue brutalité dans la rupture des relations contractuelles et sur l'importance des investissements réalisés par les Établissements Guy Sauze ; qu'en effet, le concédant ne commet aucune faute contractuelle lors de la rupture du contrat "si le délai de prévenance est respecté" ; que de même, le montant des investissements supportés par le concessionnaire constitue une obligation contractuelle, librement acceptée par ce dernier et dont il ne peut, par la suite, faire reproche au concédant ;

- qu'il a été jugé que le défaut de qualification professionnelle du demandeur justifie le refus de vente, et qu'en l'espèce les Établissements Guy Sauze n'offraient plus des conditions de représentation suffisantes, compte tenu du prestige de la marque Mercedes ;

- qu'à supposer que la SA Mercedes Benz France ait eu l'intention de pratiquer des prix discriminatoires à l'encontre de Sauze, une telle intention ne caractérise pas le délit puisque les dispositions légales ne visent ni l'offre de contracter ni la tentative discriminatoire ; qu'en l'espèce, les Établissements Guy Sauze n'ont versé aucune somme correspondant au prix majoré et que la condition de versement fait donc défaut ;

- que d'autre part, la mesure discriminatoire, pour constituer une faute, doit avoir été répétée à plusieurs reprises, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;

- qu'enfin, la société Mercedes a appliqué aux Établissements Guy Sauze les prix habituellement appliqués à l'ensemble des clients de sa catégorie, à savoir les remises "garagiste" sans aucune différence de taux ;

- que subsidiairement, une expertise serait nécessaire pour vérifier tant la réalité des faits allégués par le demandeur que l'importance de son préjudice.

Pour sa part, la SA Établissements Guy Sauze sollicite :

- la confirmation de la condamnation principale, mais en demandant à la Cour de dire que les intérêts seront versés à compter du 8 novembre 1979, et ce à titre de supplément de dommages et intérêts ;

- la condamnation de la SA Mercedes Benz France à lui payer 500.000 F à titre de dommages et intérêts pour préjudice commercial, de laquelle il y a lieu de déduire la somme de 130.000 F ordonnée de ce chef par le tribunal ;

- la condamnation de l'appelant à lui verser une somme de 100.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Elle fait observer :

- qu'elle a saisi le tribunal de commerce de Marseille en application de l'article 46 du nouveau Code de procédure civile qui donne compétence, en matière délictuelle, au tribunal du lieu où le dommage a été causé, étant acquis que les Établissements Guy Sauze ont leur siège social à Marseille ; que la détermination de la compétence dépend d'une question de fond ; qu'en l'espèce, les faits de pratique discriminatoire ou de refus de vente constituent des faits délictueux, bien que non assortis de sanctions pénales, distincts de la faute contractuelle ; qu'enfin, la SA Mercedes Benz France est d'autant moins fondée à demander l'application d'un contrat dont elle conteste, par ailleurs, l'existence ;

- qu'après avoir incité les Établissements Guy Sauze à investir en fonction d'une double distribution, véhicules utilitaires légers et véhicules industriels, la SA Mercedes Benz France a modifié son attitude en 1977 en créant une importante succursale à Vitrolles, dispositif qui devait conduire à transformer la société Sauze, de concessionnaire en agent de la succursale de Vitrolles, au risque de compromettre la rentabilité de son entreprise ; que cette succursale a effectué des ventes et nommé des intermédiaires dans le territoire de la concession de Sauze, lequel, comme d'autres concessionnaires, a été éliminé au bénéfice de la succursale de Vitrolles ;

- que l'enquête pénale a établi qu'au cours des années 1976, 1977 et 1978, la SA Mercedes Benz France a facturé aux Établissements Guy Sauze, 38 véhicules poids lourds, avec une remise différente de celle accordée aux autres concessionnaires ; que les marges attribuées à partir de juillet 1977 ont été considérablement diminuées, Mercedes l'ayant obligé à s'adresser à sa succursale ;

- que la discrimination, de ce chef, s'élève à 760.000 F ;

- que de comptes rendus et de rapports de la SA Mercedes Benz France des 8 et 11 décembre 1978, se dégage la preuve de la volonté "d'éliminer" Sauze au profit de la succursale, le processus consistant à lui faire des propositions contractuelles inacceptables pour 1979, de telle sorte qu'il les refuse et que la responsabilité de la rupture lui incombe ;

- que, malgré ce, dès le 18 décembre 1978, la SA Établissements Guy Sauze a accepté le contrat "véhicules utilitaires légers" qui lui était offert et que la SA Mercedes Benz France était donc tenue, à compter du 1er janvier 1979, de donner suite aux commandes passées par les Établissements Guy Sauze sans qu'il y ait lieu de rechercher si les véhicules, qui avaient fait l'objet de ces commandes, étaient juridiquement indisponibles, ces mêmes établissements Sauze étant tenus pour concessionnaires au titre de l'année considérée ;

- que le tribunal a accordé des intérêts compensatoires à compter de sa saisine du 20 mai 1987 alors que l'affaire dont il était saisi n'était que le transfert devant lui d'une procédure engagée le 8 novembre 1979 ; qu'il y a lieu de faire partir de cette date les intérêts ;

- que le montant du préjudice commercial arbitré par le tribunal à 130.000 F ne concerne pas le préjudice réel supporté par l'entreprise dont Mercedes a précipité la perte de la clientèle attachée à une activité de dix années de fidélité à la marque, l'obligeant à entreprendre une longue et pénible reconversion dans des conditions difficiles; que ce préjudice doit être porté à 500.000 F.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur la jonction des deux instances

Attendu que le 1er février 1989, la SA Mercedes Benz France a tout à la fois formé contredit au jugement du tribunal de commerce de Marseille en ce qu'il a retenu sa compétence territoriale et interjeté appel en ce qu'il a, au fond, prononcé la condamnation de la SA Mercedes Benz France ;

Attendu que l'exercice simultané de ces deux voies de recours a donné lieu à deux instances distinctes ;

Attendu qu'en l'espèce, la détermination de la compétence du tribunal de commerce de Marseille est étroitement liée au problème de fond soumis à la Cour, dans le cadre de la procédure d'appel qu'il convient d'ordonner d'office, en application des dispositions de l'article 367 du nouveau Code de procédure civile, la jonction de ces deux procédures, dans la mesure où il existe entre elles un lien tel qu'il est de l'intérêt d'une bonne justice de les juger ensemble ;

Sur la compétence du tribunal de commerce de Marseille

Attendu que la SA Mercedes Benz France fonde à tort son exception d'incompétence sur l'application de l'article 21 du contrat de concession, en vigueur en 1978, par lequel les parties ont donné compétence au tribunal de commerce de Paris pour tout litige survenant ê l'occasion de l'exécution de ce contrat;

Attendu tout d'abord qu'il convient de relever l'attitude pour le moins contradictoire de la SA Mercedes Benz France qui demande l'application de l'article 21 d'une convention dont elle persiste par ailleurs à dénier l'existence pour combattre les prétentions au fond de la SA Établissements Guy Sauze ;

Attendu que l'action a été engagée par la société Établissements Guy Sauze, sur la base de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour obtenir réparation de pratiques de prix discriminatoires et de refus de vente; que cette ordonnance qui a abrogé celles du 30 juin 1945 et a enlevé aux faits susvisés toute coloration pénale, en cessant de les réprimer par des sanctions répressives, leur a donné un caractère de délit civil dont la réparation est confiée à la juridiction civile ou commerciale;

Attendu que, s'agissant d'une action délictuelle et non contractuelle, le tribunal qui peut en connaître est, selon les dispositions de l'article 46 alinéa 3 du nouveau Code de procédure civile, "celui du lieu du fait dommageable ou celui dans le ressort duquel le dommage a été subi";

Attendu qu'il n'est pas contestable que les faits dommageables ont été commis dans l'arrondissement judiciaire du tribunal de commerce de Marseille où les Établissements Guy Sauze résident;

Attendu que c'est donc à bon droit que le tribunal de commerce de Marseille s'est déclaré compétent et a refusé de faire application de la clause attributive de compétence au tribunal de commerce de Paris, s'agissant d'un problème de responsabilité délictuelle et non contractuelle;

Sur la demande tendant à constater la nullité de certaines pièces et à les écarter des débats

Attendu que la Cour ne saurait faire droit à la demande de la SA Mercedes Benz France de constater la nullité de différentes pièces issues de la procédure pénale et de les écarter des débats ;

Attendu, en effet, que les articles 170 et suivants du Code de procédure pénale réservent à la chambre d'accusation, d'une part, aux juridictions correctionnelles ou de police, d'autre part, le droit de constater la nullité des actes d'instruction ;

Attendu que ces textes sont d'interprétation stricte et ne permettent pas, en vertu d'un prétendu principe de plénitude de juridiction, à la chambre commerciale d'une cour d'appel, de se prononcer sur la régularité ou non de pièces issues d'un dossier d'instruction ;

Attendu, de surcroît, que la SA Mercedes Benz France est mal fondée à soutenir que la chambre d'accusation aurait omis de statuer sur la demande qui lui avait été faite de constater des nullités ; qu'il suffit, en effet, de rappeler que cette juridiction tient de l'article 206 du Code de procédure pénale le pouvoir et le devoir de statuer sur la validité d'une procédure, soit à la requête de l'une des parties, soit d'office, lorsque cette procédure lui est soumise en son entier, ce qui a été le cas les 30 janvier 1985 et 17 février 1987 ; que si elle n'a relevé aucune anomalie procédurale, il est clair qu'elle a implicitement reconnu la validité des actes de la procédure, étant, de surcroît observé, que les deux arrêts de la chambre d'accusation ont fait l'objet de pourvois en cassation qui ont été rejetés ;

Attendu, en conséquence, que faute d'avoir été déclarées nulles par la juridiction compétente, les pièces de la procédure pénale ont été régulièrement versées aux débats par la SA Établissements Guy Sauze ;

Attendu, enfin, que contrairement à ce que soutient l'appelant, le versement de ces documents aux débats ne porte pas atteinte au principe du secret de l'instruction ; qu'en effet, c'est tout à fait régulièrement conformément aux dispositions de l'article R. 155 du Code de procédure pénale, qu'avec l'autorisation du Procureur général, la SA Établissements Guy Sauze a obtenu l'expédition de ces pièces pénales ; que, de surcroît, et de manière tout à fait superfétatoire, la partie civile qui ne concourt pas à la procédure d'information, n'est pas tenue au secret, conformément aux termes de l'article 11 du Code de procédure pénale ;

Sur l'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986

Attendu que l'ordonnance du 1er décembre 1986 a expressément abrogé les deux ordonnances du 30 juin 1945 et notamment l'article 37 de l'ordonnance n° 45-1483 sur lequel se fondait la poursuite pénale engagée contre les dirigeants de la SA Mercedes Benz France ;

Attendu cependant que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 maintient l'obligation pour tout auteur d'un refus de vente ou d'une pratique de prix discriminatoires selon des conditions similaires à celles antérieurement reconnues par le texte abrogé, d'en réparer les conséquences, mais qu'il confie désormais le monopole de cette réparation à la juridiction civile ou commerciale, exonérant les agissements ainsi commis de la répression pénale qu'ils encouraient antérieurement ;

Attendu que ce texte n'a pas eu d'autre effet que de mettre fin à l'incrimination pénale et donc à la sanction pénale, en transférant du tribunal correctionnel au tribunal de commerce la compétence pour en connaître ;

Attendu que la chambre d'accusation, dans son arrêt du 17 février 1987 a, d'ailleurs, fait une juste application de ce texte en renvoyant la partie civile à se pourvoir, selon les nouvelles dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Attendu que la Cour de cassation, par arrêt du 7 décembre 1987, a rejeté le pourvoi formé contre l'arrêt de la chambre d'accusation ;

Attendu que la nouvelle règle procédurale, édictée par l'ordonnance du 1er décembre 1986, autorise bien la société Établissements Guy Sauze à faire sanctionner par la juridiction commerciale les faits de pratique discriminatoire et de refus de vente dont les éléments constitutifs demeurent inchangés, malgré l'abrogation des ordonnances du 30 juin 1945 ;

Sur les délits reprochés à la SA Mercedes Benz France

Attendu qu'il convient d'emblée d'écarter l'argumentation de la SA Mercedes Benz France en ce qu'elle se fonde, pour résister aux prétentions de son adversaire, sur les termes de l'ordonnance de non-lieu rendue le 12 juillet 1984 par le magistrat instructeur et les réquisitions conformes qui l'ont précédé ;

Attendu, en effet, qu'une telle ordonnance n'a aucune autorité de chose jugée, puisqu'elle a été infirmée par l'arrêt de la chambre d'accusation du 30 janvier 1985, devenu définitif après rejet d'un pourvoi en cassation contre cet arrêt ;

Attendu que, comme l'ont justement relevé les premiers juges, les parties ont entretenu, dans un premier temps des liens étroits de coopération qui se sont traduits par la signature d'un contrat de concession pour les véhicules utilitaires légers et par des accords intéressants pour Sauze en ce qui concerne les véhicules industriels ;

Attendu que l'attitude de la SA Mercedes Benz France a complètement changé lorsqu'a été prise la décision d'installer, en 1977, une succursale à Vitrolles, la rentabilité de ladite succursale étant compromise par le maintien d'un concessionnaire sur le même secteur géographique ;

Attendu que le procès verbal d'une réunion tenue le 8 novembre 1978 à la Direction Régionale de Marseille de la SA Mercedes Benz France et la note interne du 11 décembre 1978 sont révélateurs de la volonté de la SA Mercedes Benz France "d'éliminer'" les Établissements Guy Sauze au profit de la succursale de Vitrolles ;

Attendu que dans le premier de ces documents, après avoir rappelé que Sauze a refusé de signer un contrat d'agent, il est indiqué : "Il n'est pas acceptable pour la succursale de Vitrolles de se trouver en concurrence, sur le plan commercial, avec M. Sauze à Marseille" ;

Attendu que ce même procès-verbal spécifie, ce qui est intéressant au regard du présent litige :

- "que la solution idéale serait que les Établissements Guy Sauze deviennent atelier agréé, mais que sur le plan financier, l'affaire ne serait plus viable" ;

- "que la réputation commerciale et après-vente de Sauze est excellente à Marseille et si du fait d'une rupture avec la SA Mercedes Benz France, il reprenait une autre marque, il pourrait faire un tort important à la SA Mercedes Benz France se traduisant par une chute de la pénétration de la SA Mercedes Benz France à Marseille" ;

Attendu que ce document établit, sans équivoque possible, la "politique" de la SA Mercedes Benz France à l'égard des Établissements Guy Sauze dont la concurrence n'est pas "acceptable" mais qu'il convient néanmoins de ménager, à court terme, dans la crainte de ce que, refusant de devenir agent Mercedes, il ne passe à la concurrence et cause un préjudice économique et financier à la SA Mercedes Benz France ;

Attendu, de surcroît, que ce document fait litière du grief de l'appelant formulé dans ses conclusions et selon lequel "les Établissements Guy Sauze n'offraient plus des conditions de représentation suffisantes, compte tenu du prestige de la marque Mercedes" ; qu'en effet, la SA Mercedes Benz France reconnaît que la "réputation commerciale et après-vente de Sauze est excellente" ;

Attendu que la note interne de la SA Mercedes Benz France du 11 décembre 1978 est révélatrice de l'état d'esprit des dirigeants de Mercedes et des moyens à adopter pour "se débarrasser" de Sauze ;

Attendu, en effet, qu'il est d'abord rappelé, dans cette note que "il est difficile d'envisager une augmentation du potentiel de ventes des Établissements Guy Sauze, ce qui aurait un effet désastreux sur la rentabilité de la succursale de Vitrolles" ;

Attendu qu'ayant été informée de ce que la société Établissements Guy Sauze se proposait de l'assigner en justice, la SA Mercedes Benz France indique, dans cette note, la méthode à employer, à savoir : "Afin d'éviter de nous trouver, en cas d'assignation, dans une position défavorable, nous proposons de présenter à M. Sauze, pour l'exercice 1979, un contrat de concessionnaire "Utilitaires légers" ainsi qu'un contrat d'agent avec la succursale de Vitrolles. Il est probable que M. Sauze n'acceptera pas de poursuivre ses relations avec la SA Mercedes Benz France, mais dans ce cas, nous serons dans une position favorable si ce dernier maintenait son assignation" ;

Attendu ainsi qu'il est clair que la SA Mercedes Benz France entendait faire à Sauze des propositions inacceptables de telle sorte qu'il les refuse et que lui incombe la responsabilité de la rupture des relations contractuelles ;

Attendu, cependant, que contrairement aux prévisions de la SA Mercedes Benz France, la SA Établissements Guy Sauze acceptait l'offre qui lui était faite ; que, contrairement à ce que soutient l'appelant, cette offre n'était pas conditionnelle mais bien pure et simple et sans réserve ; qu'il suffit de lire le courrier de Sauze du 18 décembre 1978 pour s'en convaincre "J'accuse réception de votre lettre du 11 décembre par laquelle vous me proposez un contrat de concession "VUL" pour l'année 1979. J'accepte votre offre dans la mesure où elle permet de réaliser partiellement la rentabilité de l'affaire que j'ai installée à votre demande" ;

Attendu qu'à compter de cette acceptation, le contrat de concession "VUL" est définitif aux conditions proposées par la SA Mercedes Benz France, et en ayant accepté l'offre, Sauze est bien concessionnaire "VUL" Mercedes ;

Attendu, certes, que, dans ce même courrier d'acceptation du 18 décembre 1978, la société Établissements Guy Sauze sollicitait de la SA Mercedes Benz France l'autorisation, pour la gamme camions, de représenter une autre marque ; que la SA Mercedes Benz France va s'emparer de ce fait pour prendre l'initiative de la rupture des relations contractuelles, en lui écrivant, le 16 février 1979, que "son intention de représenter une marque concurrente est inacceptable de sa part et que cette décision est contraire aux dispositions de l'article 9 des clauses générales du contrat de concession" ;

Attendu que, ce faisant, la SA Mercedes Benz France fait une interprétation erronée des faits pour conclure que la société Établissements Guy Sauze n'avait pas accepté l'offre de devenir concessionnaire "VUL" ; qu'en effet, la société Établissements Guy Sauze, après avoir accepté l'offre, n'a fait qu'utiliser les dispositions de l'article 9 du contrat de concession qui prévoit pour le concessionnaire la possibilité d'exploiter une autre marque avec "l'agrément préalable, écrit et exprès de la SA Mercedes Benz France" ;

Attendu que le fait de demander cet agrément préalable n'autorisait pas la SA Mercedes Benz France d'une part à considérer que cette demande constituait une décision contraire à l'article 9 et d'autre part, à ne pas exécuter le contrat en cours ;

Attendu que la SA Mercedes Benz France ne rapporte pas la preuve de ce que la société Établissements Guy Sauze ait sollicité et représenté une autre marque, avant la rupture des rapports commerciaux ;

Attendu, dès lors, que la SA Établissements Guy Sauze avait toujours la qualité de concessionnaire de la SA Mercedes Benz France et que cette dernière était mal fondée à la considérer comme un tiers ; qu'en conséquence, la SA Mercedes Benz France était tenue, à compter du 1er janvier 1979, de donner suite aux commandes passées par les Établissements Guy Sauze, l'argumentation développée par la SA Mercedes Benz France sur l'indisponibilité juridique de la marchandise devenant ainsi sans objet, en raison de la qualité de concessionnaire de Sauze ;

Attendu que la pratique des prix discriminatoires a été révélée par la procédure pénale ; qu'en effet, au cours des années 1976, 1977 et 1978, la SA Mercedes Benz France a facturé aux Établissements Guy Sauze, 38 camions avec une remise différente de celle consentie aux concessionnaires ; que vainement, il est allégué que Sauze n'était plus titulaire d'un contrat de concession pour les véhicules industriels, dès lors que, par courrier du 24 décembre 2975, dont les termes n'ont pas été dénoncés à l'époque où se situent les faits incriminés, la SA Mercedes Benz France avait précisé le montant des remises qui étaient celles consenties aux concessionnaires ;

Attendu que le refus de vente est établi par le fait que courant 1979, Sauze, malgré des sommations interpellatives, et malgré sa qualité de concessionnaire, n'a pu obtenir la livraison de véhicules utilitaires légers et de pièces de rechange aux conditions prévues par le contrat de concession ;

Sur le préjudice

Attendu que le tribunal de commerce a évalué le préjudice subi par la SA Établissements Guy Sauze à la somme totale de 1.398.860 F se décomposant comme suit :

- pratiques discriminatoires : 722.000 F

- refus de vente : 546.862 F

- préjudice commercial : 130.000 F

Attendu que le premier poste de préjudice ne souffre aucune critique, sachant que 38 véhicules ont été facturés avec une marge de 5 % au lieu des 15 à 17 % habituellement pratiqués, ce qui aurait permis aux Établissements Guy Sauze de retirer une marge moyenne de 19.000 F par véhicule, soit 19.000 x 38 = 722.000 F ;

Attendu de même que le préjudice né du chef du refus de vente a été calculé rigoureusement, en tenant compte du manque à gagner sur la vente de véhicules et de pièces détachées ainsi que de la perte sur la main d'œuvre ;

Attendu que le tribunal de commerce a alloué une somme complémentaire de 130.000 F à titre de dommages et intérêts complémentaires, en considérant que la SA Mercedes Benz France avait amené les Établissements Guy Sauze à réaliser des investissements importants devant être rentabilisés par les ventes des produits Mercedes, mais que sa décision brutale d'implanter une succursale n'a pas permis le plein amortissement de la dépense ;

Attendu que la Cour estime bien fondés le principe et le montant de ces dommages et intérêts complémentaires ; qu'elle ne saurait, à cet égard, faire droit à la demande de l'intimé tendant à les porter à 500.000 F, ne serait-ce qu'en considération du fait que la société Établissements Guy Sauze a exploité, par la suite, la marque Volvo et que, dès lors, les investissements réalisés ont trouvé un autre objet commercial au bénéfice des Établissements Guy Sauze ;

Attendu qu'il convient donc de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a condamné la SA Mercedes Benz France au paiement d'une somme principale de 1.398.862,93 F, outre 50.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu en revanche, qu'il y a lieu d'affecter le montant de la condamnation principale d'intérêts au taux légal, non pas, comme l'a fait le tribunal, à compter de sa saisine du 20 mai 1987, mais à partir du 8 novembre 1979 ; qu'en effet, l'instance dont le tribunal de commerce de Marseille était saisi n'était que le transfert devant lui d'une procédure pénale engagée le 8 novembre 1979, transfert imposé à la société Établissements Guy Sauze par l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Attendu qu'il serait inéquitable que l'intimé supporte les frais irrépétibles exposés en cause d'appel et qu'il convient de lui accorder une somme de 15.000 F, à ce titre ;

Attendu, enfin, que la SA Mercedes Benz France qui succombe, doit supporter les dépens d'appel ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et par arrêt contradictoire, Ordonne la jonction des deux instances d'appel et de contredit ; Confirme le jugement rendu par le tribunal de commerce de Marseille le 20 janvier 1989, sauf à dire que les intérêts au taux légal affectant la condamnation à 1.398.862 F (un million trois cent quatre vingt dix huit mille huit cent soixante deux francs) commenceront à courir à compter du 8 novembre 1979 ; Y ajoutant, Condamne la SA Mercedes Benz France à payer à la SA Établissements Guy Sauze la somme de 15.000 F (quinze mille francs) en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toutes autres prétentions ; Condamne la SA Mercedes Benz France aux dépens d'appel et autorise la SCP Martelly, Avoués, à recouvrer directement ceux dont elle aura fait l'avance sans recevoir provision.