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Décisions

CA Paris, 14e ch. A, 28 juin 2000, n° 2000-06092

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Valéo Équipements Électriques Moteur (SA)

Défendeur :

Gevelot Extrusion (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lacabarats

Conseillers :

Mme Charoy, M. Pellegrin

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, Me Huyghe

Avocats :

Mes Cohen-Elkaim, Kuntz.

T. com. Paris, prés., du 15 mars 2000

15 mars 2000

Vu l'appel interjeté le 16 mars 2000 par la société Valéo d'une ordonnance de référé prononcée le 15 mars 2000 par le président du Tribunal de commerce de Paris qui s'est déclaré compétent et a condamné cette société à payer à la société Gevelot Extrusion la somme de 4 millions de francs à titre de provision pour rupture sans préavis suffisant de leurs relations commerciales

Vu l'appel interjeté le 24 mars 2000 par la société Gevelot Extrusion de la même décision ;

Vu les conclusions signifiées le 3 avril 2000 par la société Valéo qui demande à la cour d'infirmer l'ordonnance, de se déclarer territorialement incompétente au profit de la cour d'appel de Grenoble, à titre subsidiaire de dire n'y avoir lieu à référé, de condamner en conséquence la société Gevelot à restituer la somme de 4.000.000 F, de la condamner également à payer la somme de 60.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Vu les conclusions signifiées le 9 mai 2000 par la société Gevelot qui demande à la cour de confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a condamné la société Valéo à lui payer une provision de 4 millions de francs, de l'infirmer pour le surplus et d'ordonner une expertise afin que soit recherché le montant des pertes et manques à gagner de toutes natures subis par Gevelot du fait de l'arrêt des approvisionnements de Valéo, d'ordonner à titre de réparation provisionnelle complémentaire diverses mesures de publication de l'arrêt à intervenir, de condamner la société Valéo à lui payer la somme de 100.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats :

- que la société Valéo, qui conçoit, fabrique et commercialise des équipements pour les principaux constructeurs automobiles, entretient des relations d'affaires depuis 1970 avec la société Gevelot, spécialisée en matière d'extrusion ;

- que celle-ci fournit des composants extrudés à la Division démarreurs de la société Valéo, chargée de la fabrication et de la commercialisation de démarreurs de voitures ;

- que ces relations n'ont donné lieu à l'établissement d'une convention de fourniture que pour la période du 2 mars 1994 au 31 décembre 1996 ;

- que des difficultés ont surgi entre les parties en 1996, notamment au sujet du prix des pièces fournies par la société Gevelot ;

- qu'une procédure a été engagée au mois de juillet 1999 par la société Valéo contre la société Gevelot devant le tribunal de commerce de Paris, sur les conséquences financières d'un rappel de parc de véhicules Peugeot décidé par la société PSA en raison de défectuosités affectant les démarreurs ;

- que la société Gevelot a pris au mois de février 2000 l'initiative de cette procédure de référé, à la suite de la notification par Valéo le 10 décembre 1999 de sa décision de ne plus s'approvisionner auprès de Gevelot à compter du 31 mars 2000 ;

Sur la compétence de la juridiction saisie :

Considérant que la société Valéo conteste la compétence du tribunal de commerce de Paris en faisant valoir que cette juridiction ne correspond ni au lieu du siège social de Valéo situé à Créteil, ni au lieu de livraison des marchandises et d'exécution des prestations situé dans l'Isère, au lieu où est établie la Division démarreurs de la société Valéo, que si les conditions générales d'achat de Valéo donnent compétence au tribunal de commerce de Paris, les conditions générales de vente de Gevelot donnent compétence au tribunal de commerce de Nanterre, que lorsque coexistent des clauses attributives de compétences inconciliables entre elles, il convient de revenir aux règles de compétence du droit commun qui impliquent en l'espèce la saisine du tribunal de commerce de Vienne (Isère) ;

Considérant cependant que le seul fait par la société Gevelot d'avoir saisi le tribunal de commerce de Paris manifeste sans équivoque son intention de renoncer au bénéfice de la clause attributive de compétence stipulée dans son intérêt et d'accepter la juridiction choisie par Valéo pour connaître des litiges l'opposant à ses fournisseurs ; qu'une telle acceptation supprimant la contradiction relevée entre les clauses des documents contractuels de chaque partie, c'est à juste titre que le premier juge a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par Valéo ;

Sur la condamnation de la société Valéo au paiement d'une provision :

Considérant que la société Valéo conteste la condamnation prononcée par le premier juge en faisant valoir que cette condamnation n'est pas justifiée par l'urgence ou par la nécessité de prévenir la réalisation d'un dommage imminent, qu'aucun trouble manifestement illicite ne peut lui être reproché et qu'en toute hypothèse il existe en la cause une contestation sérieuse dans la mesure où les parties ont accepté de ne pas se soumettre à la rigueur d'un contrat, de se réserver ainsi la liberté d'interrompre à tout moment leurs relations ; qu'elle souligne que la société Gevelot a pris le risque d'une telle rupture en imposant des hausses de prix à Valéo, que le premier juge a pris parti à tort sur le fond en imputant à Valéo la responsabilité de la rupture et en fixant arbitrairement à 24 mois la durée du préavis alors qu'elle n'était contractuellement tenue qu'à un préavis de trois mois ;

Considérant que, dès lors qu'elle tend à la réparation d'un préjudice qui serait lié au comportement fautif de Valéo à l'occasion de la rupture de relations commerciales, la condamnation à provision ne peut être fondée que sur les dispositions de l'article 873 alinéa 2 du nouveau code de procédure civile ; que ce texte, dont l'application n'est pas subordonnée à l'urgence, suppose seulement que l'existence de l'obligation ne soit pas sérieusement contestable ;

Considérant que selon l'article 36-5° de l'ordonnance du 1er décembre 1986 engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels ;

Considérant qu'il est constant qu'après l'expiration de la convention de fourniture conclue pour la période du 2 mars 1994 au 31 décembre 1996, la société Gevelot a à diverses reprises tenté d'obtenir de la société Valéo un accord sur le maintien du volume des commandes de cette société et le prix des prestations ;

Considérant cependant que, même si la société Gevelot a évoqué la possibilité de suspendre ou arrêter tout ou partie des approvisionnements destinés à son cocontractant, la société Valéo ne saurait sérieusement prétendre avoir été victime de menaces auxquelles elle aurait été contrainte de mettre fin par une rupture des relations commerciales entre les deux sociétés ;

Considérant en effet que les prétentions de la société Gevelot répondaient aux souhaits, exprimés en diverses occasions par la société Valéo, de se désengager partiellement vis-à-vis de son fournisseur en diversifiant ses sources d'approvisionnement et d'obtenir de sa part des baisses substantielles des tarifs pratiqués pour ses livraisons ;

Considérant que les circonstances relevées, loin de caractériser le "chantage industriel" auquel Valéo affirme avoir été soumise, démontrent seulement l'âpreté des négociations entreprises entre deux professionnels sur l'importance et le coût des prestations en cause ;

Considérant que les tensions qui se sont incontestablement développées entre les parties dès 1996 à l'occasion de ces négociations n'ont nullement fait obstacle au maintien, voire au développement, de leurs relations commerciales comme en atteste notamment l'importance du chiffre d'affaires réalisé en 1997, 1998 et 1999 sur le site de Messei de la société Gevelot grâce aux commandes de la société Valéo ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient la société Valéo, le fait que ces relations se soient poursuivies hors du cadre d'un contrat ne donnait pas le droit aux partenaires d'y mettre fin librement et sans contrainte;

Considérant qu'aucune pièce du dossier ne révèle que la société Gevelot a été informée, avant la lettre du 10 décembre 1999, de l'intention de Valéo de cesser tout rapport avec son fournisseur; que si l'accord du 2 mars 1994 a eu pour but de "permettre aux parties de s'émanciper dans des conditions économiques acceptables de la situation de dépendance dans laquelle elles se trouvent l'une à l'égard de l'autre", il ne prévoit ou ne suggère pas d'une manière quelconque que l'émancipation programmée pourrait préluder à un abandon pur et simple par Valéo des relations commerciales antérieures; que bien au contraire, même en 1999, des besoins nouveaux ont été exprimés par Valéo auprès de Gevelot, aussi bien quant aux moyens de production nécessaires que pour les cadences de livraison exigées (lettres de Valéo à Gevelot des 4 février et 18 mars 1999), accompagnés des félicitations adressées au sous-traitant pour les excellents résultats de l'audit qualité Valéo effectué sur le site de Messei ;

Considérant que dans un tel contexte le revirement opéré par Valéo au mois de décembre 1999, sans justifier d'un événement de force majeure ou d'une inexécution par Gevelot de ses propres obligations, caractérise de manière non sérieusement contestable, par sa soudaineté, une violation des dispositions de l'article 36-5° de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le délai de préavis offert étant manifestement insuffisant au regard de la particulière ancienneté des relations existant entre les parties, de l'importance des investissements réalisés par Gevelot pour répondre aux besoins de Valéo et de la part essentielle prise par ce client dans l'activité de certaines usines du sous-traitant, notamment celle de Messei où le volume des transactions réalisées avec Valéo représentait en 1999 plus de 30 % de son chiffre d'affaires ;

Considérant qu'il importe peu que, après notification le 22 décembre 1999 par Gevelot d'une lettre de protestation contre la décision de rupture prise par Valéo, cette société ait en apparence accepté de proroger jusqu'au 31 décembre 2000 ses relations commerciales avec le sous-traitant; qu'en effet, selon les écritures de Gevelot non contestées par Valéo, la proposition de prorogation faite par celle-ci s'accompagnait d'une diminution importante des commandes passées auprès du sous-traitant, celles envisagées par Valéo représentant pour Gevelot à peine quatre mois de chiffre d'affaires par rapport à celui réalisé en 1999; qu'ainsi la proposition effectuée, en ne garantissant pas un niveau de transactions équivalent à celui des années passées, en modifiant de manière substantielle et avec des effets immédiats l'économie des relations commerciales existant entre les parties, revêt un caractère purement formel et ne supprime pas la brutalité des conséquences de la rupture décidée par Valéo sur la situation de son sous-traitant;

Considérant en conséquence que, compte tenu de l'ancienneté des rapports d'affaires auxquels il a été mis fin, de l'importance des investissements affectés par Gevelot aux besoins de Valéo et du montant, supérieur à 35 Millions de francs en 1999, des transactions réalisées avec ce client, le premier juge a fait une juste appréciation des circonstances de l'affaire en fixant à 4 millions de francs la provision due à Gevelot; que sa décision doit, à cet égard, être confirmée ;

Sur les autres demandes :

Considérant que la société Gevelot renouvelle en cause d'appel sa demande complémentaire d'expertise, fondée sur les dispositions de l'article 145 du nouveau code de procédure civile ;

Considérant que pour s'y opposer, la société Valéo fait valoir que cette demande est à tout le moins prématurée, les responsabilités encourues n'étant pas fixées, qu'il n'existe aucun risque de dépérissement des preuves et que la mesure est inutile ;

Considérant cependant que l'article 145 du nouveau code de procédure civile permet au juge d'ordonner les mesures d'instruction légalement admissibles, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige ;

Considérant qu'en l'espèce l'expertise sollicitée, qui n'implique aucun préjugé sur le fond du droit et peut être prescrite même en l'absence de dépérissement des preuves, présente pour Gevelot un intérêt évident dès lors qu'elle permettra à cette société, dans le cadre de la procédure susceptible d'être engagée sur la responsabilité de la rupture, de soumettre au Tribunal, après discussion contradictoire, une évaluation précise des préjudices de toute nature qu'elle estime avoir subis par le fait de Valéo ; qu'il convient dès lors, en infirmant la décision attaquée sur ce point, d'accueillir la demande ;

Considérant en revanche que l'ordonnance attaquée doit être confirmée en ce qu'elle a rejeté les mesures de publication de la décision sollicitées par la Société Gevelot, ces mesures ne pouvant être justifiées dans les circonstances de l'espèce qu'à titre de réparation complémentaire prescrite par les juges du fond ;

Considérant que sont réunies en cause d'appel les conditions d'application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile au profit de la société Gevelot ;

Par ces motifs, Confirme l'ordonnance déférée, en ce qu'elle a : - rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société Valéo, - condamné cette société au paiement d'une provision de 4 Millions de francs au profit de la Société Gevelot, - rejeté la demande de publication de la décision présentée par la société Gevelot, - et condamné la société Valéo aux dépens, L'infirme en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise présentée par la société Gevelot, Statuant à nouveau de ce chef : Ordonne une expertise, Commet pour y procéder : Monsieur Pierre Loeper, 140, boulevard Haussmann 75008 Paris, Téléphone 01.53.83.85.10, avec pour mission de : - entendre toutes personnes et se faire communiquer tous documents utiles à l'accomplissement de sa mission, - fournir à la juridiction qui sera éventuellement saisie tous éléments techniques et de fait lui permettant d'apprécier la nature et l'importance des préjudices invoqués par la Société Gevelot comme conséquences de l'arrêt des approvisionnements destinés à la société Valéo, Dit que La société Gevelot devra consigner au greffe de la cour la somme de 30.000 F à valoir sur la rémunération de l'expert, dans un délai de six semaines du prononcé de la décision, Dit que cette somme doit être versée au régisseur d'avances et de recettes de la Cour d'appel de Paris, 34 quai des Orfèvres 75055 Paris Louvre SP, Dit que dans les deux mois à compter de la notification de la consignation, l'expert indiquera le montant de la rémunération définitive prévisible afin que soit éventuellement ordonnée une provision complémentaire dans les conditions de l'article 280 du nouveau code de procédure civile et qu'à défaut d'une telle indication le montant de la consignation initiale constituera la rémunération définitive de l'expert, Désigne Monsieur Lacabarats, Président de chambre, pour contrôler les opérations d'expertise, Dit que l'expert devra adresser tous courriers au service du contrôle des expertises, bureau des expertises, Cour d'appel de Paris, 34 quai des Orfèvres 75055 Paris Louvre SP, Dit que l'expert devra déposer son rapport avant le 31 décembre 2000 en double exemplaire à la Cour et remettre à chaque partie un exemplaire de son rapport ; Condamne la société Valéo à payer à la société Gevelot la somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, La condamne aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.