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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 21 décembre 2000, n° 97-04487

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Auchan (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, des Finances et de l'industrie, Viandes de Bretagne Anjou (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Laporte

Conseillers :

MM. Fedou, Coupin

Avoué :

SCP Jupin-Algrin

Avocat :

Me Guin.

CA Versailles n° 97-04487

21 décembre 2000

Faits et procédure :

Courant 1991, la Centrale d'achats de la SA Samu Auchan, désormais dénommée Auchan, a conclu avec plusieurs fournisseurs de viande bovine dont le 15 janvier 1991, la SA Viandes de Bretagne Anjou - Soviba - des accords de coopération commerciale ayant pour objet, de lui assurer, sur des périodes d'une année, un prix d'achat de viande hachée constant grâce à un mécanisme de "provision promotionnelle".

Ce dispositif consistait dans l'achat par la société Auchan de carcasses entières dont le prix fixé au cours du marché faisait l'objet d'une provision générant une réserve de trésorerie qui était imputée sur les produits vendus en promotion et lui permettait d'offrir lors de campagnes promotionnelles des prix de vente inférieurs à ceux pratiqués habituellement.

La Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes a ainsi relevé notamment dans l'hypermarché Auchan de Plaisir entre le 25 octobre 1991 et le 2 novembre 1991 des prix de vente de steaks hachés frais 15 % MG à 17,50 francs le Kilo alors que cet article était vendu, au cours de la même période, entre 37 francs et 55 francs le Kilo dans les hypermarchés et supermarchés des autres enseignes.

Estimant que ces mesures constituaient une modalité d'achat discriminatoire au sens de l'article 36-1 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, le Ministre de l'Economie des Finances et du Budget a assigné, le 14 août 1992, la société Auchan devant le Tribunal de Grande Instance de Versailles en nullité sur ce fondement de la convention du 15 janvier 1991.

Après avoir invité le Ministre de l'Économie à appeler en cause la société Soviba par jugement du 4 mai 1993, cette juridiction selon une seconde décision du 31 mai 1995, faisant droit à l'exception soulevée par la société Auchan a décliné sa compétence au profit du Tribunal de Commerce de Versailles.

Par jugement rendu le 7 mars 1997, ce tribunal a déclaré le Ministre de l'Économie recevable en ses demandes fondées sur l'article 36 alinéa 1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et après avoir constaté le caractère discriminatoire de la convention du 15 janvier 1991 a, prononcé sa nullité absolue en application des articles 9, 8 et 7 de la même ordonnance, condamné les sociétés Auchan et Soviba à verser chacune à I'Etat, un franc à titre de dommages et intérêts et une indemnité de 2.500 francs en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ainsi qu'aux dépens.

Appelante de cette décision, la société Auchan a soutenu que les articles 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, puis 6 et 1133 du Code Civil et 9 de cette ordonnance invoqués successivement par le Ministre de l'Economie ne l'autorisaient pas à introduire une action en nullité d'un contrat prétendument contraire à l'ordre public qui relève des pouvoirs du Ministère Public en vertu des articles 422 et 423 du nouveau code de procédure civile.

Elle a estimé que l'existence d'une quelconque pratique discriminatoire proscrite par l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 résultant de l'accord de coopération n'était pas établie en faisant état des contreparties réelles qu'il a institué au profit de chacun des cocontractants.

Elle a affirmé que le mécanisme contractuel instauré entre elle et les fournisseurs l'ayant souhaité n'était pas alors illicite en soulignant que cette argumentation a été définitivement écartée sur le plan pénal, par arrêt de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation du 12 juin 1997 au titre des accords similaires signés avec les sociétés Sidaca et Bridel Viandes.

Elle a soulevé, en conséquence, l'irrecevabilité de l'action du Ministre de l'Économie et sollicité subsidiairement son entier débouté ainsi qu'une indemnité de 10.000 francs en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Le Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie a prétendu que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 lui conférait une mission de police juridique pour une exacte et uniforme application de ce texte, comparable en la matière à celle du Ministère Public et que l'action qui lui était ouverte sur ce fondement devait permettre la remise en état de l'ordre public économique par la voie notamment de la nullité absolue des contrats illicites représentant selon lui le mode de réparation le plus adéquat.

Il a opposé que l'objet de la convention du 15 janvier 1991 a consisté dans la mise en œuvre d'un mécanisme de fixation artificielle des prix ne relevant en aucune manière du domaine de la coopération commerciale telle qu'elle est définie par l'article 33 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et par la jurisprudence.

Il a fait valoir que la convention litigieuse correspondait à tous égards à une pratique discriminatoire injustifiée qui revêtait un caractère anticoncurrentiel et trouvait son origine dans des clauses contractuelles contraires aux articles 7 et 8 de l'ordonnance précitée de nature à entraîner son annulation conformément à l'article 9 suivant dont il s'est estimé en droit de demander l'application en vertu de l'article 56 du même texte.

Il a donc conclu au rejet de l'appel, à la confirmation du jugement déféré et à l'octroi en sa faveur d'une indemnité de 10.000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Assignée à personne habilitée, la société Soviba n'a pas constitué avoué.

L'affaire est venue en cet état à l'audience du 26 octobre 1999.

Par arrêt de cette date, la Cour au vu de l'extrait de plumitif, considérant que les moyens d'appel invoqués par la société Auchan et plus particulièrement celui d'irrecevabilité de l'action introduite à son encontre par le Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie étaient susceptibles d'intéresser non seulement l'ordre public économique mais également d'avoir une incidence sur les prérogatives du Ministère Public, a ordonné avant dire droit la communication de la procédure au Procureur Général en réservant tous droits et moyens des parties, lesquelles ne s'y sont pas opposées.

Le Ministère Public a, le 14 mars 2000, seulement indiqué s'associer totalement à l'argumentation développée par la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes des Yvelines et conclure à la confirmation de la décision attaquée.

Les parties n'ont pas répliqué par la suite.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 08 juin 2000.

Motifs de la décision :

- Sur la recevabilité de l'action du Ministre :

Considérant que le Ministre de l'Économie se prévaut de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour agir en nullité du contrat de coopération conclu le 15 janvier 1991 entre les sociétés Auchan et Soviba et en paiement in solidum par ces sociétés de dommages et intérêts à son profit, en réparation du trouble à l'ordre public économique invoqué à leur encontre dont il se déclare investi de la défense ;

Considérant que ce texte institue une action en responsabilité particulière à l'encontre de l'auteur de pratiques discriminatoires en ces termes :

"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan :

1- de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence".

Qu'il prévoit que "cette action est introduite... par toute personne justifiant d'un intérêt, par le Parquet, par le Ministre chargé de l'Économie ou par le Président du Conseil de la Concurrence, lorsque ce dernier constate, à l'occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article".

Considérant que le pouvoir de saisine des juridictions civiles commerciales ainsi reconnu au Ministre de l'Économie, qui déroge aux principes généraux de la responsabilité civile et de l'introduction de l'instance par les seules parties prévues à l'article 1 du nouveau code de procédure civile, constitue une mesure exorbitante du droit commun impliquant une interprétation stricte du texte qui l'instaure;

Que par ailleurs, les pouvoirs similaires conférés au Ministère Public sans restriction et au Président du Conseil de la Concurrence, dans les limites de ses attributions, attestent que le Ministre de l'Économie n'est pas l'unique garant d'un ordre public économique lié à la liberté des prix et au libre jeu de la concurrence mais qu'il concourt, avec ces autorités, à la mission qui leur est dévolue de contribuer à en assurer la protection générale.

Considérant que l'action engagée par le Ministre de l'Économie sur le fondement de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est, en vertu de ce texte, une action en réparation et non en annulation et qu'elle ne peut tendre qu'à la seule cessation des pratiques illicites qu'il n'a jamais sollicitée en l'espèce;

Considérant que le Ministre de l'Économie ne saurait davantage prétendre invoquer la nullité de l'accord du 15 janvier 1991 en application des dispositions de l'article 56 de la même ordonnance, lesquelles l'autorisent exclusivement à déposer des conclusions, les développer oralement à l'audience, et à produire les procès-verbaux ainsi que les rapports d'enquête dans les instances en cours;

Considérant que la référence tant aux articles 6 et 1133 du Code Civil qu'aux articles 7, 8 et 9 de l'ordonnance relative à la liberté des prix et de la concurrence est aussi inopérante dès lors que le Ministre de l'Économie n'a pas reçu le pouvoir de saisir directement une juridiction de l'ordre judiciaire pour demander la nullité d'une convention à laquelle il n'a pas été partieet que seul le Ministère Public est habilité à solliciter la nullité absolue d'un contrat prétendument contraire à l'ordre public conformément aux articles 422 et 423 du nouveau code de procédure civile;

Considérant qu'à défaut d'une stipulation légale expresse qui serait impérativement requise eu égard à la faculté exceptionnelle d'agir en justice qui lui est accordée en ce domaine, le Ministre de l'Économie, qui ne saurait se substituer aux parties, ni au Ministère Public et qui ne dispose pas d'un intérêt propre, ni de la qualité à cette fin, n'est pas recevable en son action en nullité;

Que le jugement attaqué sera, en conséquence, infirmé.

- Sur les autres prétentions des parties :

Considérant que l'exercice par le Directeur Départemental de la Concurrence représentant le Ministre de l'Économie, des pouvoirs que lui accorde la loi, ne lui ouvre droit, ni à dommages et intérêts, ni à indemnité en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Considérant qu'il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la SA Auchan la charge de ses frais irrépétibles ;

Considérant que le Ministre de l'Économie qui succombe en toutes ses demandes, supportera les dépens des deux instances.

Par ces motifs, Statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire et en dernier ressort, Vu l'arrêt du 26 octobre 1999, Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Et statuant à nouveau, Déclare le Ministre de l'Économie, des Finances et de l'industrie irrecevable en son action, Dit n'y avoir lieu à l'application en la cause de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, Condamne le Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie aux dépens des deux instances et Autorise la SCP Jupin-Algrin, avoués, à recouvrer ceux d'appel conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.