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Décisions

CA Rouen, 1re ch. civ., 14 décembre 1994, n° 9302525

ROUEN

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Ministre de l'Économie et des Finances

Défendeur :

Carboxyque française (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Falcone

Conseillers :

Mme Valantin, M. Grandpierre

Avoué :

SCP Hamel-Fagoo

Avocat :

Me Saint Esteben.

TGI Rouen, prés., du 10 juin 1993

10 juin 1993

Statuant sur l'appel interjeté par le Ministre de l'Economie et des Finances représenté par le Chef de Service Régional de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes de la Région de Haute-Normandie, contre l'ordonnance de référé rendue le 10 juin 1993 par le Président du Tribunal de Grande Instance de Rouen qui l'a débouté de sa demande dirigée contre la société Carboxyque Française et tendant, d'une part, à l'établissement d'un barème et des conditions générales de vente communicables à tout revendeur qui en fera la demande et mentionnant notamment tous types de rabais et remises ainsi que les conditions relatives au dépôt de garantie et, d'autre part, à la cessation d'application discriminatoire de son barème et des conditions générales de vente ;

Attendu que le Ministère de l'Economie et des Finances, qui sollicite l'infirmation de l'ordonnance, demande qu'il soit satisfait aux réclamations présentées en première instance et que les condamnations soient assorties d'une astreinte ;

Qu'à l'appui de son recours et après avoir exposé que la société Carboxyque Française qui fabrique et vend du gaz carbonique en vrac auprès d'industriels et en bouteilles auprès de cafetiers ou d'intermédiaires, dits entrepositaires, distributeurs en gros de boissons, a été soumise à une enquête de la Direction Régionale de Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes portant sur l'application des règles relatives à la transparence des prix et des conditions générales de vente et à l'interdiction des pratiques discriminatoires, il soutient que la diversité des prix pratiqués par cette société démontre l'existence d'une tarification dépourvue de toute référence à des critères écrits, précis et quantifiés ; qu'il existe aussi des disparités en ce qui concerne les dépôts de garantie ; que ces pratiques ne sont pas justifiées par des contreparties réelles ;

Qu'il fait encore valoir que, compte tenu de la densité du réseau de distribution, les pratiques discriminatoires constatées perturbent la concurrence et provoquent la rupture de l'égalité des agents économiques ; qu'en réalité, la discrimination reprochée à la société Carboxyque Française est due à l'absence de transparence tarifaire ; que, dès lors, il convient d'appliquer les dispositions de l'article 36.1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour mettre fin aux manquements constatés ;

Attendu que la société Carboxyque Française conclut à la confirmation de l'ordonnance aux motifs que l'Administration est irrecevable à solliciter l'établissement d'un barème écrit qui n'est pas au nombre de mesures prévues par l'article 36.1 de l'ordonnance susvisée ;

Que, subsidiairement et au fond, la société Carboxyque Française fait valoir qu'elle a établi une tarification écrite et fixé les conditions des dépôts de garantie de sorte que la demande du Ministre de l'Economie et des Finances est dépourvue d'objet ;

Que, plus subsidiairement, elle soutient que l'administration n'apporte pas la preuve des pratiques discriminatoires alléguées ; qu'en particulier, l'absence de barème écrit ne constitue pas, en soi, une telle pratique ;

Qu'elle fait encore observer que l'administration, qui ne démontre pas l'absence de contreparties réelles, ne conteste pas sérieusement les explications fournies à l'appui des différences de tarification ; qu'il en va de même en ce qui concerne la diversité des dépôts de garantie ;

Qu'enfin, elle note que l'Administration ne définit nullement le marché géographique dont il s'agit ;

Attendu qu'en réplique, le Ministre de l'Economie et des Finances fait valoir que le juge des référés peut ordonner l'établissement d'un barème écrit et que, partant, sa demande est recevable quant à ce ;

Attendu que le premier alinéa de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 prévoit qu' " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant industriel ou artisan : 1. de pratiquer à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence " ; que le dernier alinéa dudit article précise que " le président de la juridiction saisie peut en référé enjoindre la cessation des agissements en cause ou ordonner toute autre mesure provisoire " ;

Attendu que la demande présentée par le Ministre de l'Economie et des Finances sur le fondement des dispositions susvisées tend, non pas à sanctionner le défaut de barème écrit ou son défaut de communication qui relève de l'article 33 de ladite ordonnance, mais à obtenir la cessation du trouble illicite causé par des pratiques discriminatoires; que si le juge des référés peut enjoindre la cessation des agissements, il peut également ordonner toute autre mesure provisoire visant à rétablir le libre exercice de la concurrence et un traitement d'égalité applicable à tous les agents économiques qui se trouvent dans une situation identique;

Que, dès lors, le Ministre de l'Economie et des Finances est recevable en toutes ses réclamations et notamment en sa demande de rédaction d'un tarif;

Attendu qu'il s'infère des articles 33 et 36.1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que tout producteur, grossiste ou importateur a l'obligation de communiquer à ses revendeurs ses barèmes de prix et conditions générales de vente, incluant notamment toutes remises susceptibles d'être accordées ; qu'il lui est fait interdiction d'accorder à un ou plusieurs de ses revendeurs des avantages discriminatoires qui ne sont pas justifiés par des contreparties réelles et qui créent un avantage dans la concurrence ;

Que la transparence tarifaire est la condition nécessaire des relations commerciales non discriminatoires et que toute différence de traitement entre les revendeurs devant trouver son explication soit au vu des barèmes et conditions de vente, soit au vu du contrat de coopération commerciale conclu entre les parties, lequel doit d'ailleurs être écrit, ainsi que le prévoit l'article 33.3 de l'ordonnance et se limiter à la mise en place et à la rémunération de " services spécifiques " ;

Attendu qu'il ressort des pièces versées par le Service Régional de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes et notamment des tableaux comparatifs, que certains clients de la société Carboxyque Française se voyaient appliquer strictement le barème dégressif réservé aux entrepositaires alors que d'autres clients bénéficiaient de tarifs affectés de remises pouvant atteindre 33 % du prix ; qu'en outre, à des tonnages comparables, correspondaient des prix sensiblement différents ;

Qu'il suit de ces constatations que le barème établi par la société Carboxyque Française était appliqué de façon discriminatoire;

Attendu encore que les conditions générales de vente prévoyaient le versement d'un dépôt de garantie de 550 F HT par bouteille et révisable à chaque modification de tarif ; qu'en réalité les sommes détenues par la société Carboxyque Française au titre du dépôt de garantie, n'étaient liées, ni au stock de bouteilles inscrit dans les livres de l'entreprise, ni aux quantités traitées avec les clients, ni à la date à laquelle les bouteilles étaient entrées dans le stock ; qu'il résulte de ces circonstances que les conditions de versement du dépôt de garantie étaient, elles aussi, appliquées de manière discriminatoire;

Attendu que les dirigeants de l'entreprise justifiaient les différences tarifaires par l'ancienneté des relations établies avec les clients, ou par la négociation commerciale ; que de telles circonstances ne constituent nullement les contreparties réelles au sens de l'article 36.1 de l'ordonnance susvisée ;

Attendu qu'il est encore démontré par les pièces du dossier que les clients de la société Carboxyque Française exercent des activités similaires et que, compte tenu de leur implantation géographique, ils sont en situation de se faire concurrence; qu'en conséquence de la proximité, les discriminations constatées par les agents du Ministère de l'Economie et des Finances procuraient à leurs bénéficiaires un avantage ou des inconvénients dans la concurrence;

Attendu que s'il est démontré que la société Carboxyque Française a procédé, pour l'année 1994, à l'établissement d'un tarif écrit stipulant des prix de vente fondés sur des critères objectifs, il n'est nullement établi que les pratiques discriminatoires, dont la preuve est rapportée, aient effectivement cessé, alors surtout que le prix de vente ne dépend désormais que du tonnage annuel et nullement, comme auparavant, de la programmation des livraisons et des livraisons de paniers entiers ;

Qu'il échet, en conséquence, d'infirmer l'ordonnance querellée et de prononcer les mesures sollicitées par le Ministère de l'Economie et des Finances, sous astreinte de 15 000 F par infraction constatée;

Et attendu que le Ministère de l'Economie et des Finances sollicite une indemnité en invoquant les dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; que l'équité n'exige pas qu'il lui soit donné satisfaction quant à ce ;

Par ces motifs : LA COUR , Infirme l'ordonnance de référé rendue le 17 mars 1993 par le Président du Tribunal de Grande Instance de Rouen ; Faisant droit à nouveau ; Ordonne à la société Carboxyque Française d'établir un barème et des conditions générales de vente communicables à tout vendeur qui en fera la demande et mentionnant notamment tous types de rabais et remises ainsi que les conditions relatives au dépôt de garantie, et ce sous astreinte de quinze mille francs (15 000 F) par infraction constatée; Ordonne à la société Carboxyque Française de cesser d'appliquer discriminatoirement son barème et ses conditions générales de vente ; Déboute le Ministre de l'Economie et des Finances de sa demande d'indemnité fondée sur les dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Condamne la société Carboxyque Française aux entiers dépens de première instance.