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Décisions

CA Paris, 25e ch. A, 1 mars 1983, n° 11195

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Société industrielle des enduits et revêtements, Société française des enduits plastiques

Défendeur :

Ciments français (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Senselme

Avocat général :

M. Lecante

Conseillers :

MM. Beteille, Bertheas

Avoués :

Me Huygue, SCP Gaultier-Kistner

Avocats :

Mes Crinon, Demoyen

T. com. Nanterre, 3e ch., du 31 mars 198…

31 mars 1981

LA COUR :

Statuant sur l'appel interjeté par la société industrielle des enduits et revêtements - dite SIDER - et la société française des enduits plastiques - dite FEP - à l'encontre d'un jugement en date du 31 mars 1981 par lequel le Tribunal de commerce de Nanterre (troisième chambre) a condamné solidairement ces deux sociétés à payer à la société des ciments français - dite SCF - les sommes de 1.997.974,78 F - en deniers ou quittances valables - avec intérêts au taux légal à compter du 6 mai 1980, de 60.000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 5.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, le tout avec exécution provisoire, et a condamné sous la même solidarité les sociétés SIDER et FEP aux dépens,

Ensemble sur l'appel incident relevé par la société SCF ;

Considérant que les éléments de la cause peuvent être résumés ainsi qu'il suit :

Pendant de nombreuses années, la SIDER et sa filiale la société FEP se sont approvisionnées en ciment auprès de la SCF ;

Ces achats étaient réglés par traites à soixante jours fin de mois, payables le 15 du mois suivant ;

Le 5 février 1979, la SIDER, dont la trésorerie connaissait quelques difficultés en raison de la défaillance de certains entrepreneurs réduits à l'inactivité par les rigueurs de l'hiver, a demandé à la SCF, à titre exceptionnel, de proroger au 15 avril les effets venant à échéance le 15 mars ;

La SCF a accepté cette prorogation pour l'un des effets mais s'y est opposée pour les autres, dont elle a maintenu l'échéance au 15 mars ; elle a précisé, en outre, que des agios seraient dus ;

A la date du 15 mars 1979, les effets échus et non prorogés sont revenus impayés ; à l'échéance du 15 avril, il en a été de même pour l'effet prorogé ; de même, les traites dont la date normale d'échéance était le 15 avril n'ont pas été honorées à cette date ; quant aux agios, ils n'ont pas été davantage réglés ;

Sans qu'aucune explication ait été fournie par la SIDER, le découvert de cette société s'est accru dans des proportions importantes, atteignant en juillet 1979, selon SCF, la somme de 1.840.000 F, tandis que SIDER fait état d'un découvert de 672.196 F ;

A la même époque, la banque de la SIDER et la société d'assurance crédit (SFAFC) qui la couvrait ont cessé d'offrir des garanties aussi étendues que celles qu'elles accordaient jusque là à la SIDER ;

Inquiète devant l'évolution de cette situation, la SCF a, par lettre du 8 novembre 1979, fait savoir à la SIDER qu'à compter du 20 novembre elle exigerait des paiements par effets à trente jours fin de mois au lieu de soixante jours ; au surplus, la SCF a indiqué que les livraisons pour lesquelles ces nouvelles conditions étaient fixées ne pouvaient excéder un certain tonnage, au delà duquel le paiement devrait s'effectuer comptant à la caisse des usines ;

Les sociétés SIDER et FEP n'ont pas voulu se plier à de telles modalités ; dans un premier temps elles ont accepté les traites, mais en prorogeant de quarante cinq jours les dates d'échéance ; puis, à partir de février 1980, elles ont refusé les effets qui leur étaient présentés et ont émis elles mêmes d'autres traites dont la date d'échéance était celle qui aurait dû être retenue si la SCF avait maintenu ses premières conditions ;

La SCF a alors fait dresser de nombreux protêts, faute d'acceptation, puis faute de paiement car, à la date impartie par elle, aucun règlement n'était effectué ;

A partir du 31 mars 1980, la situation est devenue critique et les paiements ont été interrompus, même aux échéances revendiquées par la SIDER et la FEP ; il a été fait état d'un découvert, à cette époque, de 1.308.781,87 F pour la SIDER et de 689.592,91 F pour la FEP ;

La SCF a, par une nouvelle lettre du 5 juin 1980, exigé le paiement comptant de toutes ses fournitures tant que l'arriéré ne serait pas réglé ;

Simultanément, la SCF a introduit devant le tribunal de commerce une action en paiement ;

De leur côté, les sociétés SIDER et FEP, en rupture de stocks, ont dû aller chercher ailleurs, en France et en Angleterre, la marchandise qui leur faisait défaut ;

Elles ont contesté la position prise par la SCF et lui ont reproché d'avoir, unilatéralement et de manière abusive, modifié les accords intervenus entre les parties, leur occasionnant ainsi un important préjudice ;

Aussi, bien qu'ayant effectué en août 1980 des versements qui ont été acceptés par la SCF, les sociétés SIDER et FEP ont elles laissé impayé un arriéré important ;

En septembre 1980, la SIDER devait encore 1.105.85,5 F et la FEP 434.179,98 F ;

Plusieurs saisies-arrêts ont été diligentées avant que ces sommes soient réglées, après la décision de première instance, en 1981 et jusqu'au 20 avril 1982 ;

Devant la cour, les sociétés SIDER et FEP concluent à l'infirmation de cette décision ;

Elles soutiennent que la modification unilatérale par la SCF des conditions de paiement antérieures est fautive et s'analyse à la fois comme un refus de vente dans des conditions normales, une pratique discriminatoire de vente et un abus de position dominante ;

Elles demandent donc que la SCF soit condamnée à leur payer 1.500.000 F en réparation du préjudice financier subi, avec intérêts de droit à compter du 18 juillet 1980, date de l'assignation en référé, ainsi que les sommes de 100.000 F en réparation de leur préjudice commercial et de 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Elles réclament en outre la reprise des livraisons de ciment aux conditions primitives, sous astreinte, définitive de 500 F par jour de retard ;

Pour sa part, la SCF sollicite la confirmation du jugement critiqué en ce qu'il n'a retenu à sa charge aucune faute et en ce qu'il a écarté les demandes reconventionnelles de SIDER et FEP ;

Elle demande en revanche, par voie d'appel incident, que ces deux sociétés soient condamnées solidairement à lui payer 1.550.794,12 F en principal, avec intérêts au taux légal à partir du 6 mai 1980, ainsi que les sommes de 300.000 F en réparation de son préjudice financier, de 100.000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 15.000 F en application de l'article 700 précité ;

Il est, au surplus, fait référence aux conclusions des parties, lesquelles figurent au dossier ;

Cela étant exposé, LA COUR :

Sur la demande principale :

Considérant que, sur la foi des indications contenues dans l'exploit introductif d'instance, le tribunal de commerce a condamné solidairement les sociétés SIDER et FEP à payer à la SCF, en deniers ou quittances valables, la somme de 1.997.974,78 F ;

Considérant qu'en réalité la somme due par les sociétés précitées à la date du jugement s'élevait en tout à 1.550.794,12 F, somme réclamée en appel par la SCF et dont le quantum n'est au demeurant pas contesté par les sociétés débitrices, non plus que la solidarité liant ces dernières ;

Considérant qu'il échet, en émendant sur ce point la décision attaquée, de condamner solidairement les sociétés SIDER et FEP à payer à la SCF, en deniers ou quittances valables pour tenir compte des paiements intervenus depuis le jugement, la somme de 1.550.794,12 F représentant le prix de fournitures de ciment commandées par ces sociétés, outre les intérêts aux taux légal à compter du 6 mai 1980, date qui n'est pas contestée ;

Considérant que la SCF n'établit pas qu'elle ait subi, sur le plan financier, un préjudice indépendant du retard dans le paiement des sommes qui lui étaient dues, et dont la réparation sera assurée par le versement des intérêts au taux légal ; qu'elle sera déboutée de la demande d'indemnisation qu'elle a formée sur ce point ;

Considérant en revanche que les sociétés SIDER et FEP ont fait preuve de mauvaise foi en différant sans cesse leurs paiements et ont causé ainsi à la SCF un dommage effectif que le tribunal a exactement caractérisé et évalué à la somme de 60.000 F ; que ce chiffre doit être maintenu ;

Sur la demande reconventionnelle :

Considérant qu'il résulte des pièces régulièrement versées aux débats que, s'il est vrai que la SCF a pris, le 8 novembre 1979 puis le 5 juin 1980, deux décisions par lesquelles elle a modifié, dans un sens plus rigoureux, les conditions de règlement des fournitures qu'elle assurait à SIDER et FEP, cette prise de position s'explique et se justifie par les difficultés multiples auxquelles la SCF s'est trouvée confrontée dans ses relations commerciales avec les deux sociétés dont il s'agit ;

En ce qui concerne la modification des conditions de paiement :

Considérant qu'il est constant qu'à l'origine les traites étaient à échéance de soixante jours, avec paiement le 15 du mois suivant ; que ces conditions particulièrement favorables étaient dues au fait que la société SIDER était l'un des premiers clients de la SCF et honorait ses engagements ;

Considérant toutefois qu'en 1979, après une demande d'ailleurs tout à fait compréhensible, concernant le report de l'échéance du 15 mars, la SIDER et la FEP ont différé certains paiements sans obtenir l'accord de leur fournisseur ;

Considérant qu'il en est résulté un découvert important dans la comptabilité de la SCF, alors que parallèlement, les garanties que cette société espérait trouver tant auprès des banques que de la SFAFC s'amenuisaient ;

Considérant que dans de telles circonstances l'on ne saurait faire grief à la SCF d'avoir pris, le 8 novembre 1979, une première mesure en ramenant le délai de règlement des factures de soixante jours à trente jours et en limitant le tonnage des livraisons payables à crédit ;

Considérant qu'en agissant ainsi, la SCF, qui pouvait légitimement douter de la solvabilité de ses clients, sauvegardait autant les intérêts de SIDER et de la FEP dont le découvert devait être contenu dans des limites raisonnables, que ses intérêts propres, elle même ayant à veiller sur sa propre trésorerie ;

Considérant que cette mesure n'a pas été comprise comme telle et que, à partir de 1980, les sociétés débitrices ont eu une réaction d'hostilité envers la SCF en modifiant à leur gré les dates d'échéance des traites, ce qui a entraîné des refus de paiement aux échéances nouvelles et des retards croissants dans les règlements ;

Considérant que la SCF n'a fait alors qu'user une seconde fois de ses droits en demandant, le 5 juin 1980, le paiement de l'arriéré, qui s'élevait en réalité, à près de deux millions de francs, en exigeant le paiement comptant des marchandises qui seraient désormais commandées et en suspendant certaines de ces livraisons ;

Considérant que la SCF n'en est arrivée là que sous la pression des faits ci-dessus relatés et au terme d'une évolution qui a duré plus d'une année ;

Considérant qu'il ne peut lui être reproché d'avoir pris ces décisions unilatéralement, dès lors qu'en l'absence de stipulations contractuelles liant les parties sur ce point, le vendeur est seul juge de l'étendue du crédit qu'il peut consentir à l'acheteur en fonction du degré de solvabilité de ce dernier ;

Considérant qu'il n'apparaît pas davantage que la SCF ait commis à cet égard un abus de droit, dès lors que sa réaction était légitime et que, avant d'en informer par écrit SIDER et FEP, elle avait fait part verbalement de son intention aux dirigeants de ces sociétés, qui ont disposé ainsi d'un délai de réflexion raisonnable ;

En ce qui concerne les pratiques discriminatoires :

Considérant que les sociétés appelantes estiment répréhensible une telle manière de procéder, l'article 37-1° de la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973, d'orientation du commerce et de l'artisanat, interdisant à tout producteur de pratiquer, sans justification, des conditions de vente discriminatoires ;

Considérant qu'elles s'élèvent aussi contre le fait que la SCF ne se soit pas conformée aux dispositions de l'alinéa final dudit article 37, aux termes duquel tout producteur est tenu de communiquer à tout revendeur qui en fait la demande son barème de prix et ses conditions de vente :

Mais considérant, sur le premier point, que seuls des acheteurs présentant des garanties de solvabilité comparables peuvent prétendre à des conditions de vente identiques; qu'il est légitime qu'à l'égard de ceux qui suscitent plus d'inquiétude à cet égard le vendeur se montre plus strict quant aux facilités de crédit dont il assortit éventuellement ses tarifs;

Considérant qu'en l'espèce la SCF a vu grandir les risques d'insolvabilité de ses deux clients présentement appelants ; qu'en réduisant, puis en supprimant, le crédit qu'elle leur consentait, et en ne leur accordant plus une place privilégiée, elle n'a fait que tenir compte de l'amoindrissement de la confiance qu'elle plaçait en eux ;

Considérant qu'une telle attitude n'est pas discriminatoire au regard des dispositions de l'article 37 sus-indiqué, dès lors qu'elle est justifiée par les circonstances de la cause et qu'elle est dépourvue de tout caractère arbitraire;

Considérant qu'au demeurant SIDER et FEP, bien que n'ayant plus les mêmes avantages, ne sont pas défavorisées par rapport aux entreprises présentant une situation comparable, puisque le paiement comptant est la règle, seuls quelques très bons clients de SCF bénéficiant de délais de paiement qui n'excèdent pas trente jours ;

Considérant, sur le second point, que la SCF a communiqué son barème de prix " franco "; qu'elle a informé verbalement la SIDER de ses prix " départ usine ", qui ne sont pas habituellement pratiqués par elle; qu'ainsi les sociétés SIDER et FEP ont été en mesure de vérifier les prix et conditions qui leur ont été appliqués;

Considérant qu'en définitive les critiques élevées par ces sociétés sur le plan des pratiques discriminatoires ne sont pas fondées ;

En ce qui concerne le refus de vente :

Considérant que SIDER et FEP font valoir que la restriction puis la suppression du crédit dont elles bénéficiaient équivaut à un refus de vente ; qu'à leur yeux, en ne leur accordant même pas simultanément une remise sur le prix comptant, la SCF leur a imposé, d'une manière déguisée, une augmentation de tarif qui les a placées dans une position désavantageuse par rapport à leurs concurrents et les a contraintes à se fournir à l'étranger ;

Considérant que, selon ces sociétés la SCF ne se serait pas conformée aux usages commerciaux en la matière, qui veulent qu'entre sociétés ayant des relations anciennes soit autorisé le règlement à terme des factures ; qu'ainsi la SCF aurait refusé de satisfaire à une demande normale de ses clients et aurait enfreint les dispositions de l'article 37-1° de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 relative aux prix ;

Mais considérant que le refus opposé par la SCF n'était aucunement arbitraire ; qu'il était, au contraire, légitimé par l'ampleur accrue du découvert que présentaient les sociétés SIDER et FEP ; qu'il est conforme aux usages du commerce qu'en pareil cas un paiement comptant soit imposé, faute par l'acheteur de fournir des garanties, telle une caution bancaire, sans que soit pour autant justifiée une quelconque remise ;

Considérant que le refus de vente n'est donc pas établi ;

En ce qui concerne l'abus de position dominante :

Considérant que, du point de vue des sociétés appelantes, la situation dont elles se plaignent n'a été rendue possible que par le fait que la SCF occupait sur le marché intérieur une position dominante caractérisée par une situation de monopole et parce que son activité a eu pour effet d'entraver le fonctionnement normal du marché, ce qui est prohibée par l'article 50, dernier alinéa, de l'ordonnance du 30 juin 1945 précité, relative aux prix ;

Considérant à cet égard que s'il est exact que la SCF est l'un des deux fabricants français de ciment blanc, elle n'est pas le plus important et ne jouit pas, sur le marché, d'un monopole qui exclurait toute concurrence ;

Considérant qu'en outre il n'est nullement démontré que le marché du ciment est soumis aux règles imposées par la SCF et que les ventes de ce matériau sont conclues uniquement selon les conditions fixées par cette société ;

Considérant que le grief d'abus de position dominante doit donc être également écarté ;

Considérant qu'en définitive les sociétés SIDER et FEP ne rapportent pas la preuve que des agissements fautifs de la SCF soient la cause des préjudices qu'elles allèguent avoir subis ; qu'elles seront déboutées de leurs demandes reconventionnelles ;

Sur les dépens :

Considérant que les sociétés SIDER et FEP, qui succombent, devront supporter les entiers dépens ;

Considérant enfin, qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la SCF la totalité des frais non répétibles qu'elle a dû exposer ; qu'il convient de lui allouer de ce chef la somme de 10.000 F pour les frais de cette nature engagés tant en première instance qu'en appel ;

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré qu'aucune faute n'a été commise par la SCF, et en ce qu'il a condamné solidairement les sociétés SIDER et FEP à payer à la SCF la somme de soixante mille francs (60.000 F) à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ; L'émendant pour les surplus, Condamne solidairement les sociétés SIDER et FEP à payer à la SCF la somme de un million cinq cent cinquante mille sept cent quatre vingt quatorze francs douze centimes (1.550.794,12 F) - en deniers ou quittances valables - avec intérêts au taux légal à compter du 6 mai 1980, ainsi que celle de dix mille francs (10.000 F) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute la SCF du surplus de ses demandes ; Déboute les sociétés SIDER et FEP de leurs demandes reconventionnelles ; Condamne solidairement les sociétés SIDER et FEP aux dépens de première instance et d'appel, la société civile professionnelle Gaultier-Kistner, titulaire d'un office d'avoué, étant autorisée à recouvrer, directement contre les parties condamnées, ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.