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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 5 décembre 1991, n° 89-23244

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

MPJ (SARL)

Défendeur :

Cuivrinox (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Poullain

Conseillers :

MM. Gouge, Jacomet

Avoués :

Me Bolling, SCP Fisselier, Chiloux, Boulay

Avocats :

Me Le Pen, SCP Berthault.

T. com. Paris, 18e ch., du 18 sept. 1989

18 septembre 1989

La SARL MPJ a signé le 21 octobre 1983 un contrat de fabrication, avec la société Cuivrinox, portant sur certains modèles qu'elle concevait et commercialisait ;

Le contrat était conclu " pour une durée de deux années entières et consécutives, renouvelable par tacite reconduction par période de deux années, sauf dénonciation par écrit par l'une ou l'autre des parties un an avant (sic) la période de deux années "

Les relations entre les deux sociétés se sont altérées dans le courant de l'année 1988. En effet la société MPJ a estimé que la société Cuivrinox s'était présentée au public comme l'entreprise qui concevait et commercialisait les produits.

Aux termes de diverses correspondances et à la suite de plusieurs réunions de travail les sociétés MPJ et Cuivrinox ont envisagé d'établir de nouveaux accords. Elles ont, à cette fin, dénoncé en octobre 1988, avec effet au 20 octobre 1989 le contrat conclu le 21 octobre 1983.

Un incident de paiement a opposé les parties en juin 1988, en raison d'un désaccord portant sur la date d'échéance d'une lettre de change d'un montant de 167 389,75 F. Le paiement, par la société MPJ de la facture du 29 avril 1988, objet de cette lettre de change est intervenu le 20 juin 1988.

Par lettre en date du 19 décembre 1988 la société Cuivrinox a demandé que " l'encours de MPJ Créations soit ramené à 0 et que les livraisons à venir soient effectuées contre remboursement. " La société MPJ a répliqué par une lettre du 6 janvier 1989 en protestant contre de telles demandes qu'elle a estimé constituer des pratiques discriminatoires.

Par lettre en date du 9 mars 1989 la société Cuivrinox a augmenté ses tarifs, qui avaient déjà été modifiés trois mois auparavant, pour les commandes postérieures au 1er avril 1989.

Sur une assignation du 6 avril 1989 le tribunal de commerce de Paris a condamné la société Cuivrinox à payer à la société MPJ 1,5 % du montant de toutes les ventes dont cette dernière a dû effectuer le paiement comptant, avec intérêts au taux légal à compter des dates d'encaissement de ces paiements par Cuivrinox, ainsi que 5000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC. Il a débouté les sociétés MPJ et Cuivrinox de leurs autres demandes. Il a ordonné l'exécution provisoire.

La société MPJ a interjeté appel le 10 novembre 1989.

Elle demande la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Cuivrinox pour pratiques discriminatoires, la condamnation de cette dernière à cesser ces pratiques et à lui consentir les conditions et modalités de ventes stipulées dans les conditions générales, la condamnation de la société Cuivrinox à lui payer 500.000 F à titre de dommages-intérêts et 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Au soutien de sa demande, elle a, après avoir rappelé l'état d'interdépendance économique dans lequel se trouvaient les deux sociétés et différents faits de concurrence déloyale commis par la société Cuivrinox, soutenu que les demandes contenues dans les lettres du 19 décembre 1989 et du 9 mars 1989, avaient été constitutives de pratiques discriminatoires interdites par l'article 35 [sic] de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

La société Cuivrinox demande la confirmation du jugement en ce qu'il a admis que la modification des conditions de paiement ne pouvait être critiquée au regard de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et l'infirmation du jugement pour le surplus.

Elle réclame la condamnation de la société MPJ à lui restituer les sommes qu'elle a versées en exécution du jugement entrepris et à lui payer 30.000 F à titre de dommages-intérêts et 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Au soutien de ses demandes elle a rappelé que le présent litige ne porte que sur les conditions de paiement liant les parties ; que la modification intervenue en décembre 1988 n'était pas fautive et qu'elle était justifiée au regard des doutes qu'elle pouvait avoir sur la solvabilité de la société MPJ ; que le tribunal s'est contredit en estimant d'une part régulière au regard de l'ordonnance du 1er décembre 1986 la modification des conditions de paiement et en jugeant d'autre part que l'absence de délai de paiement devait être compensée par une remise sur facturation.

Sur ce, LA COUR

Considérant que la Cour n'est saisie présentement d'aucun moyen lié aux faits de concurrence déloyale évoqués par la société MPJ ; que celle-ci n'a rappelé ces agissements que pour expliquer les raisons pour lesquelles, selon elle, la société Cuivrinox aurait modifié brutalement les conditions de paiement ;

Considérant que la situation de dépendance économique réciproque dans laquelle se trouvaient les deux sociétés est attestée d'une part par les termes du contrat, d'autre part, par le volume d'affaires traitées entre ces deux sociétés ; que le contrat énonce d'une part " étant donné l'importance des fabrications effectuées par Cuivrinox pour la société Créations MPJ, l'organisation tant de la société Cuivrinox que de la société MPJ risque d'être perturbée de manière grave par une rupture unilatérale et soudaine de l'une ou de l'autre " ; que d'autre part, au cours de diverses réunions notamment celle du 9 mars 1988 les parties ont admis que leurs relations tendaient à un " partenariat " et que la société Cuivrinox dans un document qu'elle a rédigé, a énoncé " il faut considérer que pratiquement toute l'activité de MPJ repose sur les produits Cuivrinox ; que ces produits n'ont pas de valeur marchande en dehors de MPJ et que MPJ dépend pour une part très importante d'un client : le groupe Delepine " ;

Considérant que si le contrat ne précise pas les conditions de paiement, il ressort de l'ensemble des pièces versées aux débats que la société Cuivrinox consentait des délais de paiement ;

que les conditions générales de vente de cette société précisent que, sauf stipulation contraire, les produits étaient payables par traite acceptée à trente jours après la fin du mois au cours duquel a eu lieu la livraison ;

que cependant la société Cuivrinox consentait habituellement à MPJ des conditions équivalentes, si ce n'est plus favorables, en n'exigeant que la moitié du paiement à trente jours, l'autre moitié étant payable à soixante jours ;

que cette énonciation est confirmée notamment par deux factures du 28 novembre 1987 et du 30 juillet 1987 portant sur des sommes élevées soit 218 239 F et 117 118 F ;

que les modalités de paiement étaient confirmées lors de la réunion du 30 juin 1988, au cours de laquelle était évoqué l'incident du paiement relatif à la facture du 29 avril 1988, puisque l'article 11 du procès-verbal de cette réunion précisait " les échéances actuellement pratiquées sont confirmées soit 1/2 à 30 jours FM le 10, 1/2 à 60 JFM... "

qu'enfin plusieurs factures du mois de novembre 1988 se référaient à des conditions de paiement habituelles ainsi qu'en attestent les mentions " Paiement : habituel " ou " paiement : habituel ente nous "

Considérant que, par lettre en date du 19 décembre 1988, la société Cuivrinox a demandé que l' " encours de MPJ Créations soit ramené à 0 et que les livraisons soient effectuées contre remboursement " ; qu'elle a ainsi modifié les conditions de paiement jusque là admises ;

qu'elle précise, en se référant à une lettre du 24 février 1988 que sa décision n'a pas été brutale et qu'elle était justifiée par les doutes qu'elle pouvait avoir sur la solvabilité de la société MPJ ;

Considérant qu'aucune des correspondances échangées au cours de l'année 1988, date à laquelle les relations contractuelles se sont altérées, ne laissait prévoir la suppression des facilités de paiement jusqu'alors octroyées par la STE Cuivrinox ;

que spécialement la lettre du 24 février 1988 se limitait à rappeler que la société Cuivrinox respectait les dispositions du contrat du 21 octobre, à préciser que les résultats obtenus étaient liés au savoir-faire de cette société et à formuler quelques interrogations quant à la baisse du volume des commandes en 1987 et 1988 et à " l'internationalisation progressive de MPJ " ;

qu'ainsi cette lettre ne contenait aucune allusion aux exigences formulées dans la lettre du 19 décembre 1988 supprimant les facilités de paiement jusqu'alors octroyées ;

Considérant que par suite la décision de la société Cuivrinox du 19 décembre 1988 n'avait été précédée d'aucun avertissement précis ; qu'elle ne pouvait que surprendre la société MPJ ;

Considérant qu'un incident de paiement est survenu à propos de la facture du 29 avril 1988 dont la moitié, soit 167 389,75 F était payable, suivant les mentions de la facture, par lettre de change au 10 juin 1988 ; que cependant la société MPJ avait pris soin de préciser sur cette lettre de change " acceptée le 15 juin 1988 " ; que c'est donc par erreur que celle-ci a été présentée au paiement le 10 juin 1988 ; que d'ailleurs les inquiétudes de la société Cuivrinox ont été levées au cours d'une réunion le 20 juin 1988 date à laquelle l'incident a été réglé ;

Considérant que la société Cuivrinox a fait état de mauvais renseignements fournis par la Chambre de Commerce Internationale, en juin 1988 sur la solvabilité de la Sté MPJ, l'encours conseillé étant de 30.000 F, indication à l'appui de laquelle aucune pièce émanant de la Chambre Internationale de Commerce n'a été produite à la Cour ; que sans nier l'existence éventuelle d'une telle attestation MPJ fait valoir à juste titre qu'on ne comprend pas en quoi la Chambre de Commerce Internationale pourrait prétendre faire un diagnostic financier ;

Considérant cependant qu'au cours d'une réunion du 20 juin 1988, Cuivrinox admettait la possibilité de deux encours maximum 300 000 F sauf caution bancaire ; qu'il ressort du tableau retraçant l'évolution des encours MPJ, hors stock, qui seul doit être pris en considération, que si celui-ci avait atteint 622 799 F au 16 juin 1989, précisément en raison de la facture dont l'échéance avait été contestée, il avait été ramené dès le 31 août 1988 en dessous de ce chiffre de 300 000 F et devait rester inférieur à cette limite ;

Considérant que par ailleurs le Crédit Lyonnais par lettre du 13 juin 1989 avait précisé que la société MPJ, dont le compte avait été ouvert en 1983, n'avait fait l'objet d'aucun incident, tenait ses engagements en utilisant très peu la ligne d'escompte autorisé ;

Considérant qu'ainsi à l'époque où la société Cuivrinox a modifié ses conditions de paiement imposées à la société MPJ, elle n'avait aucune raison légitime de suspecter la solvabilité de la société MPJ ;

Considérant que la société Cuivrinox a adressé son tarif le 24 novembre 1988, en précisant qu'il était applicable aux commandes qu'elle recevrait après le 1er janvier 1989 ; qu'elle a par lettre du 9 mars 1989, avisé la société MPJ, qu'un nouveau tarif augmenté de 6 % était en vigueur à compter du 1er avril 1989 ;

Considérant qu'il résulte du procès-verbal de la réunion du 20 juin 1989 que " pour application chaque le 1er janvier Cuivrinox transmettra son nouveau tarif le 1er décembre précédent. Le tarif est indicatif pour l'année sauf variation du cours du cuivre supérieur à 20 % sur base du 1er janvier " ;

Considérant que le tarif 1989 intitulé " pied, barre d'appui, main courante ", seul tarif versé aux débats, était garanti jusqu'au 31 décembre 1989 ; que la lettre du 9 mars 1989, de Cuivrinox, si elle se réfère pour justifier le nouveau tarif applicable du 1er avril 1989, à une augmentation depuis plusieurs mois du cours métal de 32 %, ne précise pas que celle-ci ait dépassé 20 % depuis janvier 1989.

Considérant qu'aux termes de l'article 36 de l'ordonnance du 2 janvier 1986 [sic] " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant, industriel, ou artisan :

1. de pratiquer à l'égard d'un partenaire économique ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles, en créant de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ;

Considérant que la société MPJ a entretenu des relations privilégiées justifiées par l'importance des commandes avec la société Cuivrinox, qui ont été à l'origine des facilités de paiement que cette dernière avait consenties depuis plusieurs années; que la société Cuivrinox a mis fin à de telles facilités le 19 décembre 1988 à une époque où le contrat avait été résilié, les effets de cette résiliation étant reportés au 20 octobre 1989, pour permettre aux parties de conclure de nouveaux accords tendant à établir " un partenariat "; que cette décision a été prise sans avertissement préalable; qu'à la date du 19 décembre 1988 la société Cuivrinox ne pouvait sérieusement douter de la solvabilité de la société MPJ puisque celle-ci s'était déjà soumise à de précédentes exigences quant à la nécessité de diminuer son encours;

Considérant d'ailleurs qu'en exigeant par sa lettre du 19 décembre 1988 que les livraisons soient effectuées contre remboursement, la société Cuivrinox a imposé des conditions plus rigoureuses que celles exigées habituellement de ses autres clients, dès lors que les conditions générales de vente prévoient le paiement sauf stipulation contraire des produits par traite acceptée à trente jours et que la société Cuivrinox n'a pas établi que de telles mesures auraient été prises habituellement à l'égard de clients dans une situation comparable à celle où se trouvait effectivement MPJ;

Considérant que quelques semaines plus tard la société Cuivrinox a augmenté en dehors des conditions convenues un précédent tarif, applicable normalement pour une année entière, et communiqué huit mois auparavant ;

Considérant que les exigences imposées par les lettres du 19 décembre 1988 et 9 mars 1989 étaient de nature à aggraver dans des conditions dangereuses la situation de la trésorerie de la société MPJ; qu'elles ont constitué par leur réunion et leur caractère soudain et arbitraire des pratiques discriminatoires au sens de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Considérant que la Cour dispose d'éléments suffisants pour fixer le préjudice résultant pour la société MPJ de ces pratiques discriminatoires à la somme de 300.000 F ; que par suite la société Cuivrinox sera condamnée à payer cette somme à la société MPJ ;

Considérant que la résiliation du contrat du 21 octobre 1983 a pris effet le 20 octobre 1989 ; qu'il n'a pas été justifié que de nouveaux accords soient intervenus entre les deux sociétés ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu d'ordonner à la société Cuivrinox de cesser toute pratique discriminatoire, au sens de l'ordonnance du 1er décembre 1986 à l'égard de la société MPJ et de pratiquer à son égard les conditions générales de vente sauf à justifier qu'elle entre dans un des cas où sont appliquées habituellement à l'ensemble des clients des stipulations particulières y dérogeant ; qu'en effet une telle demande tend simplement à rappeler à Cuivrinox les obligations de la loi qu'elle est censée connaître ;

Considérant que l'équité commande de condamner la société Cuivrinox à payer à la société MPJ la somme de 15.000 F au titre des frais non taxables qu'elle a exposés tant en première instance qu'en appel ;

Considérant que la société Cuivrinox sera condamnée aux entiers dépens tant de première instance que d'appel ;

Par ces motifs, Infirme le jugement entrepris rendu par le tribunal de commerce de Paris le 22 septembre 1989, Condamne la Sté Cuivrinox à payer à la société SARL MPJ la somme de 300.000 F à titre de dommages-intérêts, pour le préjudice résultant de pratiques discriminatoires, La condamne à payer à la Sté MPJ la somme de 15.000 F au titre des frais non taxables exposés tant en première instance qu'en appel.