CA Dijon, 1re ch. sect. 2, 4 janvier 1996, n° 2240-94
DIJON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sodimont (SA)
Défendeur :
Ministre de l'Économie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Littner
Avoués :
SCP André-Gillis, Me Gerbay
Avocats :
Mes Gagnaux, Perrin
EXPOSE DE L'AFFAIRE :
Le centre Leclerc de Montceau-les-Mines, exploité par la SA Sodimont a procédé, du 28 octobre au 7 novembre 1992 à une opération promotionnelle au cours de laquelle il a proposé à la clientèle
- le kilo de pommes à 0,50 F,
- le kilo de bananes à 2 F,
- la batavia à 1 F pièce.
Diverses plaintes ont été déposées auprès de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de Saône et Loire et l'enquête diligentée par ce service a démontré que ces produits avaient été acquis par la SA Sodimont auprès de la SA Peutin aux prix hors taxes suivants :
- 0,45 F le kilo de pommes,
- 1,89 F le kilo de bananes,
- 0,90 F la batavia.
La SA Peutin avait elle-même acheté ces marchandises aux conditions suivantes :
- 1,95 F hors taxes le kilo de pommes,
- 5,50 F hors taxes à 6 F hors taxes le kilo de bananes,
- 2 F à 4 F hors taxes la pièce de batavia.
La responsabilité de la SA Peutin a été poursuivie devant le Tribunal correctionnel pour vente à perte et le Ministre de l'Économie, représenté par le Directeur départemental de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, a assigné sur le fondement de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la SA Sodimont et la SA Peutin pour obtenir la nullité des ventes litigieuses, la restitution réciproque des prix et valeurs des marchandises litigieuses, la condamnation, après compensation, de la SA Sodimont à payer à la SA Peutin 644.204,73 F, avec intérêt et la condamnation in solidum des deux sociétés à payer au Trésor Public 1 F à titre de dommages et intérêts et 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
Par jugement du 21 juin 1994, le Tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône a :
- déclaré la demande recevable et bien fondée,
- dit que les prix obtenus par la SA Sodimont auprès de la SA Peutin sont constitutifs de pratiques discriminatoires au sens de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
- prononcé en conséquence la nullité des ventes litigieuses,
- condamné la SA Sodimont, après compensation, à payer à la SA Peutin la somme de 644.204,73 F, avec intérêts au taux légal à compter du 10 janvier 1994,
- condamné la SA Sodimont et la SA Peutin in solidum à payer au directeur départemental de la concurrence ès-qualités la somme de 1 F à titre de dommages et intérêts et celle de 5.000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.
La SA Sodimont a fait appel de cette décision.
Elle conteste en premier lieu, in limine litis la compétence de la juridiction saisie et la recevabilité de l'action, " faute notamment de justification de la délégation nécessaire au regard des textes applicables en la matière ".
Elle fait ensuite valoir que les prix pratiqués étaient conformes à des accords négociés librement entre les deux sociétés.
Elle considère que, faute par le ministre de l'économie de rapporter la preuve de moyens de pression anormaux ou de procédés discriminatoires mettant la SA Peutin dans sa dépendance, aucun reproche ne peut lui être adressé.
Elle affirme que l'opération n'était pas déséquilibrée, que la société Peutin, qui a remis en cause les accords initiaux, n'était pas en état de dépendance et que la règle " nemo auditur... " peut lui être opposée.
Elle estime que des contreparties existaient et considère que la SA Peutin, agent économique autonome fautif, condamné pénalement, ne doit pas être favorisé.
Elle sollicite en définitive le rejet de la demande et souhaite obtenir 10.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et 8.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La SA Peutin et Maitre Aubert, représentant des créanciers désigné à la suite de l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire le 8 septembre 1994 et qui est volontairement intervenu, répondent :
- que l'article 36 de l'ordonnance donne compétence à la juridiction civile et que le directeur départemental de concurrence a justifié d'une délégation régulière,
- que les pièces de la procédure pénale engagée contre Madame Roy ont démontré que la société Sodimont a imposé à la société Peutin, en difficultés financières, et donc fragile, des conditions d'achat discriminatoires,
- que les conditions accordées à la société Sodimont ne pouvaient pas être consenties à d'autres clients,
- qu'aucune contrepartie réelle n'existait.
Ils concluent à la confirmation du jugement et forment appel incident pour être déchargés des condamnations prononcées contre la société Peutin au titre des dommages et intérêts, de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et des dépens.
Le Ministre de l'économie sollicite la confirmation intégrale du jugement. Il fait valoir :
- que la compétence de la juridiction civile n'est plus discutée et que l'action a été régulièrement engagée par une personne habilitée ;
- que l'obtention des conditions d'achat discriminatoires est prouvée et que la société Sodimont ne démontre pas l'existence d'une juste contrepartie, les promesses verbales de suppression du versement d'une prime de référencement de 50.000 F pendant 3 ans et de remise de 3 % sur le chiffre d'affaires n'ayant pas été tenues ; qu'au surplus ces dispositions ne constituaient pas des contreparties réelles ; que les conditions d'achat discriminatoires étaient de nature à affecter, de manière désavantageuse, la situation concurrentielle des autres partenaires économiques,
- que le centre Leclerc a perturbé la distribution de pommes et de bananes dans la zone de Montceau-les-Mines.
Elle ajoute que la SA Peutin, qui a participé à la perturbation de l'ordre public économique, a été condamné à juste titre au paiement des dommages et intérêts et de l'indemnité allouée sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et demande que la somme accordée à ce titre soit portée à 10.000 F.
MOTIFS DE LA DECISION :
1 - Sur la recevabilité de l'action :
Attendu que le tribunal a exactement répondu sur ce point d'une part que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 donne compétence à la juridiction civile ou commerciale compétente, ce qui exclut la compétence revendiquée du Conseil de la concurrence, d'autre part que le directeur départemental de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de Saône et Loire justifie d'une délégation régulière en produisant l'arrêté du 21 avril 1993 pris en application du décret du 12 mars 1987 ; qu'il y a donc lieu à confirmation sur ce point.
2 - Sur le fond :
Attendu que, selon l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan, de pratiquer à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des délais de paiement, des conditions de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ;
Attendu qu'il résulte des pièces versées aux débats que la SA Peutin a vendu à la SA Sodimont :
- 0,45 F le kilo de pommes qu'elle avait acquis 1,95 F,
- 1,89 F le kilo de bananes qu'elle avait acquis 5,50 F à 6 F,
- 0,90 F la batavia qu'elle avait acheté 2 F à 4 F la pièce ;
Attendu qu'il ne peut sérieusement être discuté que le fournisseur n'avait pas la possibilité d'appliquer le même prix à ses autres clients, ce qui révèle le caractère discriminatoire des prix obtenus par la SA Sodimont; que le caractère artificiel et illicite de la manœuvre est encore démontré par le fait que les factures ne mentionnaient pas le prix réel de l'opération mais un prix proche de celui de l'achat par Peutin, le prix effectivement payé à Sodimont résultant de la différence entre le montant des factures et celui des avoirs qui lui étaient consentis ; que ce montant avait évidemment pour objet de ne pas exposer la SA Sodimont à des poursuites pour revente à perte ;
Attendu que Madame Roy, PDG de la SA Peutin a expliqué qu'elle avait été démarchée par le Centre Leclerc aux environs du 15 octobre, que le prix de vente aux consommateurs des produits en cause lui avait été indiqué et qu'elle avait accepté les conditions proposées après avoir négocié la suppression de la prime de référencement (50.000 F en 1992) et une remise de 3 % sur le chiffre d'affaires ;
Attendu que le caractère discriminatoire des prix imposés par la SA Sodimont, qui bénéficie d'une puissance d'achat considérable dans cette région, où elle exploite trois centres Leclerc (Montceau-Montchanin- Le Breuil), à un fournisseur qui se trouvait en difficultés financières et espérait ainsi résoudre ses difficultés apparaît ainsi suffisamment démontré ; étant observé qu'il n'y a pas à prouver l'existence de moyens de pression anormaux; qu'il convient alors de rechercher si les contreparties annoncées étaient réelles ;
Attendu que le Tribunal a exactement répondu par la négative ;
Attendu en effet qu'il a été établi que les engagements, qui auraient été pris par la SA Sodimont - et qui ne sont d'ailleurs établis par aucun document - n'ont pas été tenus puisque d'une part le paiement des primes de référencement a été réclamé et que d'autre part la remise de 3 % n'a pu être mise en œuvre, les relations commerciales entre les deux sociétés ayant cessé au mois d'avril 1993 ; que l'augmentation du chiffre d'affaires espéré n'a donc pas été obtenue ;
Attendu au surplus que les promesses de la société appelante ne constituaient pas des contreparties réelles puisque la suppression de la prime de référencement (50. 000 F x 3) et la remise de 3 % sur le chiffre d'affaires (85.000 F de mai 1992 à mars 1993) étaient sans commune mesure avec le montant de la remise : 644.204,73 F sur une période de 10 jours; que la SA Sodimont ne justifie par ailleurs d'aucune des contreparties réelles habituelles ; et notamment d'aucun service rendu à l'occasion de la fourniture de la prestation ;
Attendu que l'importance des quantités en cause dans l'opération litigieuse (61.862 kg de pommes - 84.965 kg de bananes - 26.844 batavias, soit l'équivalent de la consommation totale de la ville de Montceau-les-Mines pendant sept mois pour les bananes et pendant plus de deux mois pour les pommes) avait nécessairement pour effet d'une part d'affecter de manière désavantageuse la situation concurrentielle des autres partenaires économiques, d'autre part de mettre en difficulté immédiate la SA Peutin privée d'une rentrée d'argent considérable sans avantage immédiat ni certain, ce qui s'est rapidement traduit par l'ouverture d'une procédure collective;
Attendu que le tribunal a dès lors justement considéré que les prix de vente obtenus par la SA Sodimont auprès la SA Peutin étaient constitutifs de pratiques discriminatoires sans contreparties réelles au sens de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986; que la société appelante doit en conséquence être condamnée à réparer le préjudice subi par le partenaire économique ;
Attendu que ce préjudice ne peut être réparé que par l'annulation des ventes litigieuses;
Attendu que la marchandise ne pouvant être restituée en nature, la restitution doit intervenir pour le montant de sa valeur au jour de la vente, c'est-à-dire le prix payé auquel doit s'ajouter le montant des avoirs, soit 691.231,46 F ;
Attendu que la SA Peutin doit restituer le prix encaissé de sorte qu'après compensation pour ce montant, la somme de 644.204,73 F reste due au fournisseur ;
Attendu que la nécessité de faire respecter l'ordre public économique ne permet pas à la société appelante de faire obstacle à cette restitution en invoquant la règle " nemo auditur " ; qu'il n'est au surplus pas choquant que la SA Sodimont règle un prix correspondant à la valeur des produits au jour de la transaction ; que le jugement doit également être confirmé sur ce point ;
Attendu en revanche que l'exercice par le directeur départemental de la concurrence, représentant le ministre de l'économie des pouvoirs que lui accorde la loi ne lui ouvre droit ni à dommages et intérêts ni à indemnité par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; que l'appelante qui succombe ne peut prétendre ni bénéficier de cet article ni obtenir des dommages et intérêts ; que les dépens doivent être partagés entre les sociétés qui ont participé à la perturbation de l'ordre public économique ;
DECISION :
Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges: LA COUR, Donne acte à Maître Aubert de son intervention en qualité de représentant des créanciers de la SA Peutin ; Confirme le jugement en toutes ses dispositions à l'exception de celles relatives aux dommages et intérêts et à l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Réformant sur ce point, Rejette les demandes de dommages et intérêts et d'indemnité par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Dit que les dépens d'appel seront partagés par moitié ente la SA Sodimont et la SA Peutin et dit que Maître Gerbay, avoué, pourra les recouvrer directement conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.