CA Basse-Terre, 2e ch., 26 juin 1995, n° 9400036
BASSE-TERRE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Les Sablières de Guadeloupe (SARL), Les Carrières de Deshaies (SA)
Défendeur :
Somatco (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Raynaud
Conseillers :
M. Altenbach, Mme Hubac
Avocats :
Mes Joachim, Louis, Halimi
Par déclaration au greffe du 10 janvier 1994, la SARL Les Sablières de Guadeloupe dite SG et la SA Carrières de Deshaies dite SACD ont relevé appel d'un jugement rendu par le Tribunal Mixte de commerce de Basse-Terre en date du 8 décembre 1993,
- ayant constaté leur refus de vente et abus de position dominante,
- les ayant condamnées in solidum à verser à la SA Somatco la somme de 300 912 F avec intérêts au taux légal à compter du 10 mars 1993,
- et ayant condamné la SA Somatco à leur verser une somme de 50 000 F pour pratique de concurrence déloyale.
Elles concluent à la réformation de la décision en ce qu'elle a fait droit à leur demande reconventionnelle et réclament la condamnation de la SA Somatco à payer à chacune d'entre elles la somme de 700 000 F à titre de dommages et intérêts outre celle de 40 000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Elles soutiennent qu'elles ne bénéficient pas d'une position dominante et que la SA Somatco peut aller se fournir dans d'autres carrières en Guadeloupe et même en Martinique et que si elles sont les seules à produire du sable de pouzzolane, ce matériau peut être remplacé sans difficulté par du sable de mer. Elles indiquent en outre que les refus de vente ne sont intervenus que lorsque l'encours autorisé était dépassé, à la suite du rejet de la traite de 62 100,48 F et à défaut de paiement par traite avalisée à la suite de l'arrêt de la Cour d'appel de Basse-Terre ayant exigé ce mode de paiement. Enfin, elles fondent leur demande de dommages et intérêts sur la concurrence déloyale résultant d'une campagne de presse orchestrée dans le but de leur nuire.
La SA Somatco relevant appel incident porte ses prétentions à une somme de 2 709 704,41 F avec intérêts légaux à compter du 10 mars 1993. Elle demande que la Cour confirme la décision en ce qu'elle a reconnu SG et SACD coupable de pratiques discriminatoires et d'abus de position dominante en lui réduisant de façon abusive les délais de paiement, en lui supprimant les remises antérieurement consenties, en commettant des refus de vente et en exigeant des traites avalisées. Elle conclut à la réformation de la décision en ce qu'elle a rejeté le caractère abusif de la réduction des encours de crédit et l'abus de dépendance économique. De même elle entend voir réformer la décision l'ayant condamnée au paiement d'une somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts dans la mesure où les propos tenus par elle dans la presse ne sont pas calomnieux et sont confirmés par des témoignages. Enfin, elle réclame une somme de 200 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Une ordonnance du magistrat chargé de la mise en état en date du 20 février 1995 a ordonné la production des bilans certifiés de la SA Somatco pour les années 1989 à 1993.
Sur ce :
1) Sur la demande de dommages et intérêts présentée par la SA Somatco :
Le principe de la demande :
a) Il résulte de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1996 qu'engage la responsabilité de son auteur le fait par tout commerçant d'avoir des pratiques discriminatoires.
- En ce qui concerne la réduction des encours : la SA Somatco soutient que ses encours ont été réduits. Elle produit deux lettres datées du 25 septembre 1990, la première adressée par la SACD fixant son encours à 140 000 F et la seconde émanant de SG le fixant à 30 000 F. Elle ne démontre toutefois pas que ces encours avaient un montant supérieur avant cette date. De plus les appelantes justifient avoir envoyé le même type de lettre, le même jour à ses autres clients (Soprefag, Socoviec, Satom, Sorono, LBC, Transbeton et SGB). En revanche, par courrier du 29 octobre 1991 la SACD a limité l'encours à 130 000 F. Cette réduction d'encours de si peu d'importance ne peut engager la responsabilité des appelantes. Le jugement sera confirmé sur ce point.
- En ce qui concerne les délais de paiement : la SA Somatco démontre par la production de factures et des traites correspondantes que les délais de paiement consentis pouvaient être de trois mois (factures de juin 1990 payées par traites au 10 octobre, factures de juillet payées par traite le 30 novembre). Or il résulte de lettres communiquées que le 23 février 1990 les délais ont été ramenés par SACD et SG à 60 jours 10 du mois suivant, le 30 juillet 1990 à 60 jours fin de mois et enfin le 17 septembre 1990 à 30 jours dix du mois suivant. Les incidents de paiement invoqués ne peuvent justifier une telle pratique puisqu'ils ne se sont produits qu'en 1991.
- En ce qui concerne l'exigence de traites avalisées : la SA Somatco communique un courrier à elle adressée par SG duquel il résulte qu'à compter du 17 avril 1991, il sera exigé un paiement par traites avalisées par la banque. Les appelantes ne sauraient justifier cette exigence par le rejet d'une traite de 63 624,53 F le 30 mars 1991, alors que le Crédit Martiniquais atteste avoir réglé ledit effet le 16 avril et que la SA Somatco bénéficiait d'une caution auprès de cette banque de 400 000 F et auprès du Crédit Agricole de 200 000 F. De plus, ce rejet peut trouver son origine dans la réduction des délais de paiement qui lui a été imposée comme il a été dit plus haut. De même SACD et SG ne peuvent justifier cette exigence par la décision de la Cour d'appel qui l'a validée car l'arrêt rendu, d'ailleurs en référé, est daté du 17 février 1992.
- En ce qui concerne la suppression des remises : il est démontré que les sociétés appelantes ont supprimé les remises de 3 % et 5 % du chiffre d'affaires (lettre du 23 février 1990) dont la SA Somatco bénéficiait auparavant par la production d'une lettre datée du 7 mai 1991.
Il convient de considérer qu'en supprimant le crédit antérieur de plusieurs mois, en exigeant des paiements par traites avalisées et en privant son client de remises, la SACD et la SG ont pris à l'égard de la SA Somatco, qui n'avait aucunement démérité, des mesures discriminatoires de nature à engager leur responsabilité. Elles ne sauraient justifier ces pratiques sur les difficultés récentes de la SA Somatco révélées par les derniers bilans.
b) Il résulte de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que sont prohibées l'exploitation abusive par une entreprise d'une position dominante ou de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve une entreprise cliente.
En l'espèce les sociétés appelantes reconnaissent que le sable de pouzzolane n'est produit que par elles seules en Guadeloupe. Elles ne sauraient invoquer que d'autres types de sable pourraient être utilisés en remplacement, car si le sable de mer peut servir selon le CEBTP à fabriquer du béton, il n'offre pas, compte tenu de la présence de chlorure, les mêmes garanties pour le matériel servant à la fabrication des parkings. En toute hypothèse, seule SG produit du sable de pouzzolane. Il convient en outre de considérer comme une décision du Conseil de la concurrence du 1er septembre 1987 produite au dossier, qu'en raison du caractère pondéreux des sables et graviers le coût de transport représente un élément très important du prix et le marché de ce produit est donc nécessairement de dimensions géographiques restreintes. Il ne peut donc être exigé de la SA Somatco qu'elle aille se fournir en Martinique.
Il n'est pas douteux en conséquence que SACD et SG sont en position dominante et la SA Somatco en situation de dépendance.
Les pratiques discriminatoires constatées plus haut en sont d'autant plus graves.
Il apparaît en outre que les sociétés appelantes ont profité de cette situation en pratiquant des refus de vente.
En effet il résulte de constats en date du 19 avril 1991 et du 6 mars 1992 que les transporteurs se sont vu refuser le chargement de leurs camions en l'absence de paiement en espèces, il était en outre exigé que la livraison soit faite à un autre nom que celui de la SA Somatco. Ces faits sont en outre confirmés par des attestations nombreuses de transporteurs indépendants.
Il convient donc de confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a constaté un abus de position dominante.
Le montant de la demande :
C'est à juste titre que les premiers juges ont rejeté la demande fondée sur l'arrêt d'activité pendant 18 jours qui n'est pas prouvé.
De même il est juste de retenir le remboursement des remises justifié par l'attestation du comptable et s'élevant pour les factures de 1991 à 150 913 F. Celles correspondant à l'année 1990 ne sont en revanche pas démontrées.
Le surcoût des importations de Martinique est attesté par l'expert comptable et la comparaison du prix de la tonne de sable résultant des factures. En revanche les factures de débarquement des sables ne sont produites et rien ne permet de considérer qu'elles ne sont pas comprises dans les surcoûts déjà pris en compte. La somme de 520 990, 40 F sera donc ajoutée au préjudice.
Quant à celui résultant des refus de livraison, des tensions de trésorerie provoquées par les suppressions de délais, il a parfaitement été chiffré par les premiers juges à un montant de 150 000 F.
C'est donc au paiement d'une somme de 821 903,40 F que seront condamnées in solidum la SACD et la SG. Le jugement sera réformé en ce sens.
Le point de départ des intérêts qui ne fait pas l'objet de l'appel sera confirmé.
2) Sur la demande de dommages et intérêts présentée par les appelantes :
La SACD et la SG démontrent l'existence d'une campagne de presse dans le journal France Antilles de mai 1992.
Elles fondent leur action sur la concurrence déloyale. Mais il ne peut y avoir de concurrence déloyale entre deux sociétés qui ne sont pas en situation de concurrence. Cette condition n'est pas démontrée dans la mesure où les appelantes ont une activité de carrière et l'intimée de fabrique de parpaings.
En réalité la concurrence existait avec la carrière de Vieux Habitants exploités par les mêmes dirigeants que la SA Somatco mais cette entreprise n'est pas dans la cause.
La SACD et la SG seront donc déboutées de leur demande de dommages et intérêts et le jugement sera infirmé en ce sens.
Les appelantes échouant en leur appel supporteront les dépens, seront déboutées de leur demande d'application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et condamnées de ce chef à verser à la SA Somatco une somme de 10 000 F.
Par ces motifs, LA COUR, Statuant contradictoirement, publiquement, en matière commerciale et en dernier ressort. Réforme le jugement rendu par le Tribunal Mixte de commerce de Basse-Terre le 8 décembre 1993 en ce qu'il a fixé le préjudice de la SA Somatco et a condamné cette dernière au paiement de dommages et intérêts. Condamne in solidum la SARL Les Sablières de la Guadeloupe et la SA Carrières de Deshaies à payer à la SA Somatco une somme de 821 903,40 F (huit cent vingt et un mille neuf cent trois francs quarante centimes). Confirme la décision pour le surplus. Condamne in solidum la SARL Les Sablières de la Guadeloupe et la SA Carrières de Deshaies au paiement d'une somme de 10 000 F (dix mille francs) sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Déboute la SARL Les Sablières de la Guadeloupe et la SA Carrières de Deshaies de leurs demandes et les condamne in solidum aux dépens.