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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 7 juin 2000, n° 1999-08614

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Cinéma Les 5 Royal (SARL)

Défendeur :

Gaumont Buena Vista International (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Conseillers :

Mme Bregeon, M. Garban

Avoués :

Me Huyghe, SCP Annie Baskal

Avocats :

Mes Bailly-Caplan, Kiejman.

T. com. Paris, 10e ch., du 19 mars 1999

19 mars 1999

Monsieur Adira est exploitant indépendant de salles de cinéma. Il est, notamment, le gérant de deux complexes cinématographiques à Grenoble, la société Cinéma les 5 Royal et la société Cinéma les 6 Rex. Son principal concurrent, sur l'agglomération grenobloise, est le groupe Pathé qui exploite deux complexes, l'un situé en centre ville, le Pathé Gambetta, et l'autre situé en périphérie, le multiplex Pathé Echirolles.

S'estimant victime d'une discrimination à l'occasion de la distribution par la société Gaumont Buena Vista International (ci-après GBVI) du film "Les Visiteurs 2- Les couloirs du temps", en raison de la décision de cette dernière de ne délivrer, dans la région grenobloise, que 3 copies, deux chez Pathé (l'une pour le Gambetta et l'autre pour Echirolles) et une pour les 6 Rex, Monsieur Adira a saisi, le 20 janvier 1998 le médiateur du cinéma, en vertu de l'article 5-2 de la loi du 29 juillet 1982, lequel a rejeté la demande d'injonction formulée par la société Cinéma les 5 Royal, en estimant que la société GBVI n'avait pas fait preuve d'une attitude discriminatoire vis-à-vis des salles de Monsieur Adira, dès lors qu'elle n'avait pas attribué plus d'une copie dans le multiplex Echirolles et qu'elle s'opposait à la mise en place du "cealsing" (procédé technique permettant la diffusion, à partir d'une seule copie, dans plusieurs salles).

C'est dans ces circonstances que, faisant valoir qu'elle n'avait pas respecté les engagements pris devant le médiateur, la société Cinéma les 5 Royal a assigné devant le tribunal de commerce de Paris la société GBVI aux fins de voir dire qu'elle s'était rendue coupable d'une pratique discriminatoire prohibée par l'article 36 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 et d'une entente anticoncurrentielle, au sens de l'article 7 de ce texte, et qu'elle avait commis une faute en ne respectant pas les engagements pris devant le médiateur du cinéma, et aux fins d'obtenir réparation des préjudices à elle causés.

La société GBVI a assigné en intervention forcée le GIE Pathé Edeline et indépendants et la société Pathé Echirolles.

Par jugement du 19 mars 1999 le tribunal a dit la société Cinéma Les 5 Royal recevable mais mal fondée en ses demandes, dit la société GBVI recevable mais mal fondée en son assignation à l'encontre du GIE Pathé Edeline et indépendants et de la société Pathé Echirolles et a condamné la société Cinéma Les 5 Royal à verser à la société GBVI la somme de 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et cette dernière à verser, sur le même fondement, la somme de 15.000 F à chacun des intervenants forcés.

LA COUR

Vu l'appel formé contre cette décision par la société Cinéma Les 5 Royal;

Vu les conclusions en date du 30 juillet 1999 en vertu desquelles l'appelante, qui poursuit la réformation du jugement attaqué, demande à la cour de:

- dire que la société GBVI a commis une pratique discriminatoire prohibée par l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,

- dire que les faits visés par l'assignation sont également constitutifs d'une entente verticale au sens de l'article 7 du même texte,

- vu l'article 1382 du Code civil, dire qu'en ne respectant pas les engagements pris devant le médiateur du cinéma, tels qu'ils résultent du procès-verbal en date du 29 janvier 1998, la société GBVI a causé préjudice à la société Cinéma Les 5 Royal,

- condamner la société GBVI à verser à la société Cinéma Les 5 Royal, à titre de dommages et intérêts, la somme de 977.382 F qui se décompose ainsi :

- 693.906 F en réparation de la perte directe d'entrées,

- 173.476 F en réparation de la perte dérivée d'entrées,

- 100.000 F en réparation de l'atteinte à l'image de marque,

- 10.000 F en réparation du préjudice moral,

- ordonner, aux frais de la société GBVI, la publication du jugement à intervenir dans deux hebdomadaires au choix du tribunal (sic),

- condamner la société GBVI à verser à la société Cinéma Les 5 Royal la somme de 50.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens dans lesquels seront inclus les frais des constats dressés par la SCP Langlois et Erb, huissiers de justice à Grenoble ;

Vu les conclusions en date du 23 février 2000 en vertu desquelles la société GBVI prie la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Cinéma Les 5 Royal de l'intégralité de ses demandes et moyens et l'a condamnée sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et de condamner cette dernière à lui verser la somme de 100.000 F au titre des frais exposés en appel et non compris dans les dépens.

Sur ce,

Considérant que la société Cinéma Les 5 Royal entend obtenir la réparation du dommage que lui aurait causé le refus par la société GBVI, distributeur des Visiteurs 2, de lui fournir une copie de ce film;

Qu'elle soutient, tout d'abord, que le fait, pour ce distributeur, de lui refuser une copie alors qu'elle en accorde une, non seulement à chacun des deux complexes Pathé de Grenoble, mais que, de surcroît, au Pathé Echirolles la copie est projetée dans trois salles simultanément, constitue une discrimination créant un désavantage évident et important dans la concurrence, au sens de l'article 36-1 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 selon lequel, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ;

Mais considérant que la nature particulière de l'activité cinématographique, qui relève à la fois de l'art, de l'industrie et du commerce, et la spécificité de ses produits, peuvent autoriser les distributeurs à déterminer le plan de sortie d'un film apte à assurer la diffusion la plus large et la plus efficace d'une œuvre donnée; que le distributeur peut ainsi décider de limiter le nombre de copies d'un film, s'il estime, afin d'en assurer le succès, que celui-ci doit bénéficier d'une exploitation surtout étendue dans le temps; que l'exercice de cette liberté ne doit toutefois pas avoir pour objet ou pour résultat de défavoriser systématiquement un exploitant par rapport à l'un de ses concurrents dans une zone de chalandise;

Considérant, en l'espèce, que le distributeur avait fait le choix de préserver la durée d'exploitation du film en limitant à un nombre raisonnable les copies en circulation et en privilégiant les salles des petites et moyennes villes;

Qu'ainsi le plan de sortie à Grenoble, qui consistait à ne livrer que deux copies pour les cinémas de centre ville (un par groupe d'exploitant), et une troisième pour le complexe de la périphérie, était conforme à la stratégie définie sur le plan national ;

Que par ailleurs Monsieur et Madame Adira, représentant la société requérante, dans la lettre de saisine du médiateur indiquaient que tous les films de l'année 1997-98 étaient sortis dans leurs deux complexes, citant, pour la firme GBVI, "Le cinquième élément", "Hercule" et "Starship Troopers", reconnaissant ainsi ne pas faire l'objet de la part de celle-ci de pratiques discriminatoires; que Madame Adira a réaffirmé au médiateur avoir d'excellentes relations commerciales avec la société GBVI ;

Qu'il s'ensuit que le refus par la société GBVI de livrer à la société Cinéma les 5 Royal une copie du film "Les Visiteurs 2" n'est pas constitutif d'une discrimination au sens de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Considérant que l'appelante prétend ensuite que les faits litigieux sont susceptibles d'être qualifiés d'entente verticale au sens de l'article 7 du texte précité, lequel prohibe, notamment, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, lorsqu'elles tendent à limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ;

Considérant, à cet effet, qu'elle fait valoir que la preuve de l'existence d'un accord de volonté entre GBVI et la société Pathé Echirolles est révélée par le bon de commande qui ne prohibe pas le cealsing ; qu'elle fait également état de ce que le dossier comporte la preuve écrite que ces entreprises se sont entretenues, lors des négociations commerciales qui ont précédé la signature de ce bon, du sort qu'il convenait de lui réserver ; qu'elle ajoute que la preuve de l'effet anticoncurrentiel de cet accord de volonté réside dans le désavantage ainsi généré à son encontre et non corrigé par l'octroi d'une seconde copie du film ;

Mais considérant que loin de démontrer l'existence d'un accord anticoncurrentiel, au sens de l'article 7 susvisé, l'unique courrier mis aux débats par la société Cinéma Les 5 Royal, savoir un fax adressé le 8 avril 1998 par la société Pathé à GBVI, révèle leur désaccord sur le mode d'exploitation du film litigieux, dès lors que la première indiquait à la seconde :

"Comme nous l'avons déjà évoqué auprès du médiateur, Pathé ne s'est jamais opposé à une égalité avec un exploitant indépendant. Dans le cas particulier de Grenoble-Échirolles, où nous refusons l'assimilation faite par Madame Adira des deux zones de Grenoble et d'Échirolles, je me souviens même t'avoir confirmé que je préférais que tu ajoutes une copie à Adira, plutôt que de nous priver de la possibilité d'exploiter convenablement le filin à Echirolles pour la meilleure satisfaction de notre public habituel. La décision de ne pas élargir à Grenoble me semble donc vous appartenir, pour des raisons que j'ignore mais qui ne concernent probablement pas exclusivement la ville de Grenoble" ;

Que le fait que l'interdiction expresse de recourir à l'utilisation du cealsing ne soit pas mentionnée sur le bon de commande n'est pas, en l'absence de tout autre indice grave et concordant, propre à établir la réalité de l'entente alléguée ;

Que les premiers juges ont donc à juste titre estimé qu'une pratique anticoncurrentielle n'était pas démontrée ;

Considérant, enfin, que la société Cinéma Les 5 Royal soutient que la société GBVI a commis une faute en ne respectant pas les engagements pris devant le médiateur ; qu'elle lui reproche essentiellement de n'avoir pas empêché la société Pathé Echirolles de recourir à l'utilisation du cealsing ;

Considérant qu'aux termes du procès-verbal de la réunion de conciliation qui s'est tenue le 29 janvier 1998 dans le bureau du médiateur du cinéma, Monsieur Anton représentant GBVI a indiqué "qu'il ne cautionnera pas l'utilisation du cealsing et se refuse à attribuer plus d'une copie par multiplex ; il sera vigilant sur ce point" ;

Que le médiateur, pour décider de rejeter la demande d'injonction formulée par Madame Adira, après avoir mentionné que "la possibilité de cealsing existant dans les complexes modernes causerait une distorsion d'exposition du film en contradiction avec le souhait du distributeur", que "cependant, M. Anton s'est prononcé sur cette question en précisant qu'il n'avait pas attribué de doubles copies dans le multiplex d'Échirolles et qu'il s'opposait à la mise en place du cealsing ", indique "qu'il appartient au distributeur de veiller à ce que les circuits se conforment à leurs obligations contractuelles" ;

Considérant que, contrairement à ce qui est prétendu par l'appelante, s'il est constant que le bon de commande concernant la société Pathé Echirolles ne comportait pas de clause d'interdiction de cealsing, il ne peut en être déduit que la société GBVI a volontairement altéré la réalité afin d'amener le médiateur à rejeter la demande d'injonction de la société Cinéma Les 5 Royal ;

Que l'affirmation faite par la société Pathé Echirolles, dans le fax du 6 avril 1998, de ce que Gaumont aurait par le passé suscité les recours au cealsing n'est pas propre à démontrer qu'au cas d'espèce la société intimée a eu un tel comportement ;

Et considérant que la société GBVI établit qu'elle a fait ce qui était en son pouvoir pour que soient respectées les modalités d'exploitation du film définies devant le médiateur ; qu'elle a en effet adressé le 16 février 1998 au directeur de la programmation du groupe Pathé Edelines et Indépendants un courrier par lequel, relevant que contrairement aux discussions qui avaient eu lieu et aux affirmations du directeur du Pathé Echirolles le film " Les couloirs du temps-Les visiteurs 2 " avait été exploité sur deux salles dans ce multiplex, elle demandait que la situation soit rétablie dans l'esprit des premières discussions ; que, postérieurement, consciente des difficultés rencontrées, elle a inséré, dans les clauses générales de ses contrats, une disposition interdisant toute projection simultanée du film avec une même copie sur plusieurs écrans ;

Qu'il n'est donc pas démontré par la société Cinéma Les 5 Royal que la société GBVI a commis une faute dans l'exécution des modalités d'exploitation du film litigieux définies devant le médiateur du cinéma ;

Considérant, en conséquence, que le jugement entrepris doit être confirmé pour avoir débouté la société Cinéma Les 5 Royal de l'ensemble de ses demandes ;

Considérant que la société Cinéma Les 5 Royal qui succombe en ses prétentions doit être condamnée aux dépens et déboutée de sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Considérant que l'équité commande de faire partiellement droit à la demande formée par la société GBVI sur le même fondement :

Par ces motifs, Confirme le jugement rendu entre les parties le 19 mars 1999 par le tribunal de commerce de Paris ; Y ajoutant, Condamne la société Cinéma Les 5 Royal à payer à la société Gaumont Buena Vista International la somme de 15.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société Cinéma Les 5 Royal aux dépens d'appel qui pourront être recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du code précité.