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Décisions

CA Nîmes, 2e ch. B, 13 juillet 2000, n° 98-2030

NÎMES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Groupe Bigard (SA)

Défendeur :

Montesud (SA), Jikaf (SA), Genor (SA), Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Espel

Conseillers :

MM. Bestagno, Bancal, Betous

Avoués :

Me d'Everlange, SCP Aldebert Pericchi

Avocats :

SCP Sarlin Chabaud, Me Vertut.

T. com. Avignon, du 6 mars 1998

6 mars 1998

Faits et procédure :

Par acte déposé le 5 mai 1998 la SA Groupe Bigard formait appel d'un jugement prononcé le 6 mars 1998 par le Tribunal de commerce d'Avignon qui après avoir constaté son défaut de comparution l'avait condamnée à payer aux sociétés Montesud, Genor et Jikaf la somme de 137.175,06 F représentant le préjudice né de la discrimination tarifaire reprochée.

Moyens et prétentions des parties :

A l'appui de son recours la société Groupe Bigard expose :

- que les Sociétés poursuivantes n'œuvrent pas sur le même marché que la centrale de référencement Galec du Groupe Leclerc ;

- que sur le marché de Montélimar aucune concurrence n'existe, puisque le supermarché Leclerc installé dans cette localité n'achète ni ne vend aucun steak haché ;

- qu'il ne saurait donc être question de discrimination ;

- qu'il n'existe qu'un seul tarif général ;

- que ce tarif Leclerc est le tarif Galec, négocié au plan national;

- que ce tarif négocié appliqué aux magasins Leclerc est justifié par les contreparties réelles qu'elle obtient en travaillant avec les points de vente Leclerc, et que les Sociétés intimées sont incapables de lui offrir ;

- que pour les Sociétés intimées il n'y a qu'un seul niveau de négociation, celui du point de vente, qui ne représente que 38 % du tonnage du Centre Leclerc de Salon de Provence ;

- qu'elle a conclu des accords d'exclusivité et de coopération avec certains magasins, qui justifient de nouvelles remises ;

- que le Ministre de l'Economie n'est pas recevable à présenter en cause d'appel des demandes qui n'ont pas été formulées en première instance ;

- que les sociétés Genor et Jikaf lui sont redevables de factures.

Aussi la Société appelante conclut-elle à la réformation du jugement entrepris; au rejet des demandes formées par les Sociétés Montesud, Jikaf et Genor, et par le Ministre de l'Economie; à la condamnation de la société Genor au paiement de la somme de 5.971,50 F, et de la société Jikaf en paiement de celle de 15.946,21 F ; à la condamnation solidaire des Sociétés intimées au paiement des sommes de 50.000 F pour procédure abusive, et de 30.000 F, au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, outre les dépens.

Les sociétés Montesud, Genor et Jikaf opposent :

- qu'elles exploitent toutes un point de vente à l'enseigne Intermarché, la première à Montélimar, les deux autres à Orange;

- que dans la localité de Montélimar les Centres Intermarché et Leclerc se livrent à une rude concurrence;

- que le développement d'un courant d'affaires créé avec le Groupe Bigard en 1993 a été précédé par un rappel des conditions commerciales dans trois courriers en date du 11 octobre 1996;

- qu'à l'occasion d'une erreur de livraison leur est apparue la différenciation de traitement résultant de deux tarifs de base, dont un tarif secret et préférentiel pour les points de vente sous enseigne Leclerc;

- qu'elles ont découvert, aussi, des ristournes pour exclusivité sans justification, ou pour coopération commerciale factice;

- que la centrale d'achat régionale appelée Lecasud se limite à négocier, et n'achète pas pour revendre à ses adhérents ;

- qu'elles ont droit à réparation ;

- qu'elles ont expliqué au Groupe Bigard les raisons de leur refus de paiement des factures.

C'est pourquoi les Sociétés intimées concluent à la confirmation du jugement querellé ; à la condamnation du Groupe Bigard au paiement des sommes de 300.093 F, de 300.016 F, de 450.000 F, de 185.901,92 F et de 50.000 F, à titre de dommages et intérêts, et de 30.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; à la publication de l'arrêt à intervenir ; à la condamnation du Groupe Bigard aux dépens.

Le Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie fait valoir :

- que l'existence d'un double tarif de base est établie ;

- que le seuil de revente à perte est inférieur pour les établissements Intermarché au seuil concernant l'établissement Leclerc de Salon de Provence ;

- que l'existence d'une politique tarifaire discriminatoire est établie ;

- qu'il n'est justifié de l'existence d'aucun barème d'écart résultant des conditions générales de vente propre à ce fournisseur ;

- que cette pratique ne fait que renforcer l'opacité de la politique tarifaire poursuivie par la Société Bigard ;

- que l'avantage, ou le désavantage, dans la concurrence se déduit de la constatation d'une pratique discriminatoire.

Cet intervenant conclut à la recevabilité de son intervention ; à la confirmation du jugement dont s'agit ; à l'établissement d'un tarif de base unique, de conditions générales de vente et d'un barème d'écart.

Motifs de la décision :

Attendu que le Groupe Bigard commercialise dans toute la France des produits de boucherie dont la gamme se décline en produits "essentiels", à savoir les steaks hachés frais, et en produits dits "complémentaires" ;

Attendu que les magasins à l'enseigne aussi bien Intermarché que Leclerc s'approvisionnent auprès dudit Groupe Bigard ;

Attendu que, le 5 avril 1997, un lot destiné au magasin Leclerc de Salon de Provence était livré à l'Intermarché de Montélimar, exploité par une Société Montesud dont la direction est commune à celles des Sociétés Genor et Jikaf, exploitant elles-mêmes des points de vente Intermarché à Orange ;

Attendu qu'à cette occasion lesdites Sociétés entraient en possession de bons de livraison établis à l'adresse de leur concurrent, où se trouvaient reproduites les mentions mêmes de la facture ;

Attendu que parce qu'elles s'apercevaient alors que les prix d'achat consentis à celui-ci étaient inférieurs aux prix auxquels leur étaient fournies les mêmes marchandises, les Sociétés dont s'agit convaincues d'être victimes de pratiques discriminatoires décidaient de mettre en jeu la responsabilité de leur fournisseur commun, sur le fondement de l'article 36-1 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, et de réclamer réparation ;

Attendu qu'au côté des Sociétés poursuivantes le Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie décidait d'intervenir, dont la recevabilité de l'intervention, fondée sur les dispositions de l'article 56 de ladite ordonnance, n'est ni discutable, ni discutée ;

Les prétentions du Ministre de l'Economie. des Finances et de l'Industrie :

Attendu que le Ministre dont s'agit, pour l'exercice des prérogatives que lui attribue l'article 56 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et qui relèvent de la protection générale d'un ordre économique fondé sur la liberté des prix et de la concurrence, ne peut se voir opposer toutes les règles processuelles ordinairement applicables aux parties à l'instance;

Attendu, bien plus, que sur le fondement des dispositions de l'article 564 du Nouveau Code de Procédure Civile, les parties peuvent soumettre à la Cour de nouvelles prétentions pour faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers ;

Attendu que le Ministre dont s'agit est donc fondé à émettre des prétentions qui n'ont pas été soumises à l'appréciation des premiers Juges, et qui procèdent des demandes originaires;

Les pratiques discriminatoires :

Attendu que parce qu'elles ont eu à contracter avec le même fournisseur les Sociétés intimées sont en droit de rechercher si des conditions discriminatoires ne leur ont pas été réservées à l'avantage d'autres distributeurs, fussent-ils sur un secteur géographique différent, mais dans un même réseau, sauf à caractériser l'abus dont elles se prétendent victimes ;

Attendu que la Société Bigard ne peut donc limiter le champ de cette recherche à la seule zone dans laquelle des distributeurs différents se trouvent en concurrence directe, ni, donc, dénier aux Sociétés Montesud, Genor et Jikaf le droit de réclamer réparation des discriminations dont celles-ci peuvent être indifféremment l'objet ;

Attendu que les Sociétés demanderesses reprochaient audit fournisseur l'établissement de deux tarifs de base, ou d'un tarif de base général et d'un tarif de base secret et préférentiel, particulier aux magasins Leclerc ;

Attendu, en effet, que de l'examen des tarifs et des factures versés au débat il résulte :

- que sur les factures établies à l'ordre des magasins Intermarché se retrouvent bien les prix unitaires bruts hors taxe du tarif général, notamment des steaks hachés frais Bigard,

- que sur les factures établies à l'ordre du magasin Leclerc de Salon de Provence ne se retrouvent plus les mêmes prix, mais ceux du tarif intitulé, non plus "tarif général", mais "tarif Leclerc",

- que, relativement aux tarifs du mois de mai 1997, un écart de dix sept pour cent, environ, existait entre le tarif général, et le tarif Leclerc ayant profité au magasin Leclerc de Salon de Provence, sur les produits dits "essentiels" ;

Attendu que l'existence de deux tarifs de base est bien prouvée, l'un à vocation générale, qui a servi de base à la facturation des commandes passées par les magasins Intermarché, l'autre, plus bas, à l'usage des seuls magasins Leclerc, à qui a été épargnée l'application des prix du tarif général ;

Attendu que l'existence de deux tarifs de base différents caractérise l'existence de pratiques discriminatoires exercées à l'encontre des distributeurs passibles du tarif le plus élevé;

Attendu, ainsi, que pour échapper au reproche de discrimination le fournisseur se trouvait astreint à l'application d'un seul tarif devant, ensuite, servir de base unique aux remises négociées et apparentes, sans parler des indications qui devaient se retrouver sur les factures, concernant les réductions appliquées et qui relèvent davantage du domaine d'application de l'article 31 de ladite ordonnance ;

Attendu que le reproche adressé par les Sociétés intimées à la Société Bigard est fondé et justifié, susceptible d'ouvrir droit à réparation, en vertu des dispositions de l'article 36-1 de l'ordonnance susmentionnée, en fonction du préjudice réellement subi;

La réparation :

Attendu qu'en vertu du principe de la liberté des prix instauré par l'ordonnance dont s'agit tout fournisseur est libre de vendre à des prix différents, sauf à justifier des raisons des distinctions ainsi opérées ;

Attendu, en l'espèce, que comme les Sociétés intimées ont bénéficié de remises, en vertu d'accords conclus avec leur fournisseur (cf. courrier du 11 octobre 1996), les magasins Leclerc, par l'intermédiaire de leur centrale d'achat, dénommé Galec, ont notamment obtenu des conditions d'achat particulières matérialisées dans le "tarif Leclerc" susmentionné ;

Attendu que si le montant des remises appliquées n'apparaît pas sur les factures émises à l'ordre des magasins Leclerc, et notamment sur celles destinées au Centre Leclerc de Salon de Provence, qui n'apparaissent pas davantage sur les factures destinées aux Sociétés intimées, ces remises sont cependant le résultat de négociations avantageuses pour le fournisseur dont s'agit, dont les produits se trouvaient référencés auprès de tous les magasins Leclerc, aux niveaux national régional et local;

Attendu que l'importance du marché ainsi ouvert à ce producteur constitue, quantitativement, une contrepartie réelle aux avantages tarifaires consentis aux distributeurs de cette enseigne;

Attendu qu'eu égard au caractère de la structuration de leur propre réseau de distribution les Sociétés intimées qui ont directement négocié avec le Groupe Bigard leurs conditions d'achat, sans bénéficier du poids de l'intervention de centrales d'achat aux niveaux national et régional, comme c'est le cas pour les magasins Leclerc, ne pouvaient prétendre obtenir des conditions équivalentes à celles consenties aux magasins du réseau Leclerc dont la structuration particulière représente une force de vente autrement plus considérable;

Attendu que le préjudice économique imputé à la discrimination reprochée est inexistant, puisque les Sociétés intimées ne pouvaient obtenir les mêmes avantages que ceux légitimement consentis à leur concurrent;

Attendu, cependant, que faute d'avoir explicité les bases et les critères des remises qu'elle pouvait être amenée à consentir, la Société Bigard n'a pas permis aux Sociétés intimées d'être assurées que se trouvaient bien réunies les conditions du libre et loyal jeu de la concurrence, et a théoriquement privé celles-ci d'une chance de s'organiser en vue de l'obtention de conditions aussi avantageuses ;

Attendu qu'en considération de l'importance du temps et du nombre des formalités nécessaires à une telle restructuration de leurs réseaux, le préjudice subi à ce titre par les Sociétés intimées qui, en tant que professionnels, se trouvaient à même de déterminer leur véritable place sur le marché, et d'en tirer toutes conséquences au niveau des tarifs, n'est que de principe, et sera suffisamment réparé par l'allocation du franc symbolique ;

Attendu qu'en l'absence de désavantage réellement subi dans la concurrence, et eu égard au caractère purement formel de l'infraction reprochée, les Sociétés intimées qui n'ont pas vocation à s'ériger en gardien de l'ordre public supporteront, en conséquence, leurs propres dépens ;

Attendu que pour cette même raison lesdites Sociétés qui ne démontrent pas que les accords, dont elles ont elles-mêmes bénéficié, de coopération avec les magasins Leclerc sont fictifs ou déséquilibrés, ne peuvent se prévaloir, à ce titre, d'une discrimination abusive, qu'il appartient davantage à l'administration économique de contrôler ;

Attendu qu'il en va de même pour les accords d'exclusivité dénoncés, que, sans acheter, la Centrale d'achat régionale Lecasud pouvait conclure pour le compte de ses associés ;

Attendu que les demandes de dommages et intérêts formées à ce titre ne peuvent prospérer;

La demande reconventionnelle:

Attendu que les Sociétés Genor et Jikaf n'ont pas attendu le résultat de l'instance judiciaire qu'elles engageaient au titre de la discrimination dont elles se disaient victimes, et, à titre de compensation anticipée, interrompaient le paiement de leurs factures ;

Attendu que ni le principe, ni le montant, de l'obligation dont la Société Bigard réclame l'exécution ne sont contestés ;

Attendu qu'il convient donc de faire droit à la demande reconventionnellement formée par cette dernière ;

Attendu, en revanche, que le caractère abusif de la demande initialement formée par les Sociétés intimées n'est pas établi, aucune indemnité ne pouvant donc être allouée, à ce titre ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement ; En la forme, Déclare l'appel recevable ; Déclare recevable l'intervention du Ministre de l'Economie ; Au fond, Infirme le jugement entrepris ; Et statuant à nouveau, Condamne la SA Groupe Bigard à payer aux Sociétés Montesud, Jikaf et Genor le franc symbolique à titre de réparation de la perte de chance provoquée par son comportement discriminatoire ; Condamne la Société Genor à payer à la Société Groupe Bigard la somme de 5.971,50 F, et à la Société Jikaf celle de 15.946,21 F ; Déboute les parties de leurs autres demandes ; Enjoint à la Société Groupe Bigard de se doter d'un tarif de base unique, ainsi que de conditions générales de vente et d'un barème d'écart permettant l'application objective des conditions d'attribution de réductions de prix à ses clients distributeurs ; Dit et juge n'y avoir lieu à application réciproque des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Dit et juge que chaque partie gardera à sa charge ses dépens.