Cass. crim., 3 mai 1995, n° 94-82.041
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Culié
Rapporteur :
M. Mordant de Massiac
Avocat général :
M. Amiel
Avocats :
SCP Delaporte, Briard
LA COUR : - Statuant sur le pourvoi formé par B Alain, contre l'arrêt de la Cour d'appel de Rouen, chambre correctionnelle, en date du 24 février 1994, qui, pour revente à perte, l'a condamné à 10 000 F d'amende ; - Vu le mémoire ampliatif produit ; - Sur les faits ; - Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué qu'Alain B et Hervé G ont été poursuivis devant le tribunal correctionnel, sur le fondement de l'article 1er de la loi du 2 juillet 1963 modifié par l'article 32 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, pour avoir revendu en l'état des produits de lessive à un prix inférieur à leur coût d'achat effectif ; qu'Alain B et Hervé G ont allégué pour leur défense un alignement sur la concurrence et ont produit à cet effet un relevé de prix faisant apparaître que, pour les produits en cause, les prix pratiqués le 3 juillet 1991, au moment du contrôle, étaient identiques à ceux affichés par deux hypermarchés de la région le 26 juin précédent et par un autre le 4 juillet suivant ; qu'en outre Alain B, directeur d'un des établissements gérés par la société exploitante, bénéficiaire d'une délégation de pouvoirs de la part de son directeur régional, a allégué une subdélégation partielle de pouvoirs au profit de Hervé G, chef de secteur, et a produit un document écrit, contresigné de celui-ci, stipulant que le chef de secteur avait tous pouvoirs pour administrer les affaires courantes de son secteur, s'assurer du respect des règles applicables pour la fixation des prix de vente aux consommateurs, le droit de la concurrence et les campagnes de publicité ou d'information concernant les produits et qu'il disposait sur ses préposés du pouvoir disciplinaire correspondant ; que faisant droit à l'exception d'alignement invoquée, les premiers juges ont relaxé les deux prévenus ;
En cet état : - Sur le premier moyen de cassation pris de la violation des articles 1er de la loi n° 63-628 du 2 juillet 1963, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale, défaut de réponse à conclusions ;
" en ce que l'arrêt attaqué a rejeté l'exception d'alignement invoquée par le prévenu et l'a déclaré coupable de l'infraction de vente à perte ;
" aux motifs que la réalité d'un alignement au jour précis du contrôle n'était pas établie ; que s'il n'existait pas de délai pour soulever l'exception d'alignement, quoiqu'il soit souhaitable d'y procéder rapidement pour prévenir un dépérissement des preuves, encore fallait-il que l'alignement lui-même des prix soit, en son exécution matérielle, préalable ou pour le moins concomitant sinon au contrôle de l'administration, du moins à la mise en vente des produits concernés ; que les relevés fournis montraient que l'alignement, s'il était établi, ne serait que partiel puisque seulement 5 des produits vendus par X avaient des prix identiques à ceux du magasin Leclerc à la date du 4 juillet (ce qui n'interdit pas de penser que ce serait alors le second qui se serait aligné sur le premier) et 6 des produits vendus par le même X avaient des prix identiques à ceux de Leclerc du Houlme et d'Intermarché d'Yvetot à la date du 25 juin 1991 ; que rien ne permettait d'affirmer en ce qui concernait ceux-ci qu'au jour du contrôle, les prix de ces deux derniers nommés fussent demeurés identiques à ceux proposés une semaine avant ;
" alors, d'une part, que l'exception d'alignement prévue au dernier alinéa du paragraphe II de l'article 1er de la loi du 2 juillet 1963 modifiée, n'est pas subordonnée à la simultanéité des pratiques visées par ce texte ; qu'il suffit pour que ladite exception puisse être accueillie, que le prévenu démontre s'être aligné sur des prix pratiqués pour les mêmes produits, par un concurrent exerçant dans la même zone dans un temps antérieur ou concomitant à la mise en vente des produits ; que la cour d'appel qui constate que les prix de 6 produits incriminés vendus par le magasin X le 3 juillet 1991 étaient identiques à ceux pratiqués par les magasins Leclerc d'Houlme et Intermarché d'Yvetot et qui n'a pas exclu que ces deux magasins se soient trouvés dans la même zone que l'hypermarché géré par le prévenu a, en se déterminant par les motifs susrapportés, violé par fausse application l'article 1er de la loi n° 63-628 du 2 juillet 1963 ; qu'il s'ensuit que la déclaration de culpabilité est illégale ;
" alors, d'autre part, qu'il est établi par les éléments du dossier et reconnu par la DGCCRF elle-même que le magasin Leclerc d'Yvetot a ouvert ses portes le 3 juillet 1991 et que le contrôle de l'administration du magasin X a été effectué le même 3 juillet 1991 à 14 heures ; que, dès lors, la Cour ne pouvait, sans contradiction pour rejeter l'exception d'alignement, retenir que le magasin Leclerc avait ouvert ses portes le 4 juillet 1991 (arrêt p. 8 antépénultième), le fait que le magasin Leclerc ait ouvert ses portes le même jour, n'excluant nullement par ailleurs que X ait eu le temps d'aligner ses prix sur celui du premier avant le contrôle de l'administration ;
" alors, de troisième part, qu'il résulte des écritures de la DGCCRF, et notamment du tableau synthétique produit par cette administration (p. 4), que les prix des 8 produits incriminés étaient identiques, soit à ceux pratiqués par Leclerc Yvetot, soit à ceux pratiqués par Leclerc Houlme, soit à ceux pratiqués par Intermarché Yvetot ; qu'en énonçant de façon vague que seulement 5 des produits vendus par X avaient des prix identiques à ceux du magasin Leclerc et 6 des produits vendus par le même X, avaient des prix identiques à ceux de Leclerc du Houlme et d'Intermarché d'Yvetot, à la date du 25 juin 1991, sans préciser quels étaient les produits de X dont les prix de vente étaient identiques à ceux du Leclerc d'Yvetot, d'Intermarché d'Yvetot et de Leclerc du Houlme et ceux qui ne l'étaient pas et sans répondre aux conclusions du prévenu qui faisait valoir que : seul le produit Skip Micro 2,2 kg n'était pas vendu au Leclerc d'Yvetot, mais qu'il était vendu à l'Intermarché d'Yvetot et à Leclerc du Houlme pour le même prix (45,60 F) que celui proposé par X, les prix des 7 autres produits incriminés vendus par X étaient identiques à ceux pratiqués par les concurrents, notamment Intermarché Yvetot, Continent Mont-Saint-Aignan et Leclerc du Houlme, la cour n'a pas donné de base légale à la déclaration de culpabilité ; qu'en effet, cette énonciation n'établit pas que les 6 produits dont les prix étaient identiques à ceux, d'une part, de Leclerc du Houlme, et d'autre part, d'Intermarché d'Yvetot aient concerné exactement les mêmes produits dans les cas des 2 supermarchés de sorte que le rejet de l'exception n'est pas suffisamment motivé et ne met pas la Cour de Cassation en mesure d'exercer son contrôle de la légalité de sa décision ;
Vu lesdits articles ; - Attendu que tout jugement ou arrêt doit contenir les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction dans les motifs équivaut à leur absence ;
Attendu que les dispositions de l'article 1er de la loi du 2 juillet 1963 qui interdisent la revente à perte sont inapplicables lorsque le revendeur s'est aligné sur le prix légalement pratiqué par un autre commerçant pour le même produit et dans la même zone d'activité ; que pour invoquer cet alignement, il suffit au revendeur d'apporter la preuve du prix sur lequel il prétend s'aligner, sauf pour la partie poursuivante à établir le caractère illégal de ce prix ;
Attendu que pour infirmer le jugement et déclarer les faits de la prévention établis, la cour d'appel énonce, qu'étant soit antérieurs soit postérieurs au 3 juillet, les prix de référence dont les prévenus faisaient état ne permettaient pas de justifier d'un alignement au jour précis du contrôle ; que les juges ajoutent qu'au demeurant l'alignement, à le supposer établi, n'était que partiel, les prix pratiqués n'étant pas en totalité identiques aux prix de l'ensemble de la concurrence, mais tantôt identiques à ceux d'un concurrent ou tantôt identiques à ceux d'un autre ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors que le texte susvisé n'exige, en cas de revente à perte justifiée par des considérations d'alignement sur la concurrence, ni que le prix aligné soit identique au prix servant de référence, ni que l'alignement se fasse du jour même où le concurrent affiche ce prix, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision ; que dès lors la cassation est encourue ;
Sur le second moyen de cassation pris de la violation des articles 1er de la loi n° 63-628 du 1er juillet 1963, 32 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, 596 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
" en ce que l'arrêt attaqué a déclaré le prévenu coupable d'infraction de vente à perte ;
" aux motifs qu'il incombait au directeur de s'assurer que son magasin était en harmonie avec la politique économique du groupe dont il faisait partie et que si les chefs de secteur ou de rayons pouvaient fixer les prix, ils ne pouvaient agir qu'en fonction des ordres qui leur étaient transmis en ce sens, notamment en ce qu'elles portaient sur les règles de concurrence applicables ; que, dans ces conditions, la délégation de pouvoir invoquée ne pouvait être acceptée ;
" alors, d'une part que, sauf si la loi en dispose autrement, le chef d'entreprise qui n'a pas personnellement pris part à la réalisation de l'infraction peut s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il rapporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires ; qu'en se déterminant par les motifs susrapportés sans rechercher si le chef du secteur épicerie auquel avait été consentie une délégation de pouvoir en matière de fixation des prix de vente des produits avait effectivement la compétence, l'autorité et les moyens nécessaires pour exercer les pouvoirs dont il était investi, la cour d'appel a méconnu le principe susénoncé ;
" alors, d'autre part, qu'en affirmant que les chefs de rayons, s'ils pouvaient fixer les prix ne pouvaient agir qu'en fonction des ordres qui leur étaient transmis en ce sens, sans rechercher si le chef du rayon épicerie auquel avait été consentie une délégation de pouvoir lui permettant de fixer les prix aux consommateurs, avait effectivement reçu de la direction, l'ordre de vendre à perte les produits incriminés, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision ;
" alors, enfin, qu'en affirmant que la délégation de pouvoirs qui donnait au chef du rayon épicerie tous pouvoirs pour la fixation des prix aux consommateurs, était en contradiction avec les propos de M. G qui avait déclaré que les chefs de rayon avaient toutes qualités pour déterminer les prix sans s'expliquer en quoi consistait la contradiction alléguée, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale ;
Vu lesdits articles ; - Attendu que, sauf dans le cas où la loi en dispose autrement, le chef d'entreprise qui n'a pas personnellement pris part à la réalisation de l'infraction, peut s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il rapporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaire ;
Attendu que pour écarter les effets de la délégation de pouvoirs invoquée et imputer la responsabilité des faits au seul Alain B, la cour d'appel énonce que, s'il est vrai que l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'édicte pas de présomption de responsabilité contre le dirigeant de l'entreprise, en cas de revente à perte d'une marchandise, ce dernier ne peut cependant s'exonérer en invoquant une délégation de pouvoir dès lors que les faits incriminés relèvent des fonctions qu'il doit assurer personnellement ; que la fonction de direction qu'il exerçait impliquait un rôle d'animation, de mise en œuvre de la politique économique du groupe, d'exécution des instructions de la direction régionale ou du siège de la société et ne pouvait se limiter à assurer le respect de la législation sur le travail, sur l'hygiène et la sécurité, ou du fonctionnement des institutions représentatives du personnel ; que dans ces conditions la délégation de pouvoirs invoquée ne saurait être acceptée ; qu'en revanche Hervé G, simple exécutant des ordres de son supérieur, ne peut qu'être renvoyé des fins de la poursuite ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'elle ne relevait aucun acte de participation personnelle du prévenu, et alors, en outre, que la loi n'exclut pas, en la matière, la possibilité d'une délégation de pouvoirs, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision au regard du principe susvisé; d'où il suit que la cassation est à nouveau encourue ;
Par ces motifs, casse et annule, en toutes ses dispositions, l'arrêt de la cour d'appel de Rouen, en date du 24 février 1994, et pour qu'il soit à nouveau jugé conformément à la loi, renvoie la cause et les parties devant la cour d'appel de Caen, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.