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Décisions

CA Rouen, ch. corr., 17 mai 1995, n° 94-204

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Procureur de la République

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Tardif

Conseillers :

M. Cardon, Mme Legeard

Avocat :

Me Pointel

TGI Rouen, ch. corr., du 18 nov. 1993

18 novembre 1993

M Michel a été, à la requête du Ministère Public, cité directement par exploit délivré le 14 septembre 1993 à domicile (avis de réception signé le 23 septembre 1993) devant le Tribunal Correctionnel de Rouen.

Il était prévenu d'avoir, à Saint-Etienne-du-Rouvray, le 4 juillet 1991 et depuis temps non couvert par la prescription, revendu trois produits lessiviels (Chat Machine, Ariel, Skip sans phosphates) en l'état à un prix inférieur à leur prix d'achat effectif.

Infraction prévue et réprimée par l'article 1er de la loi 63-628 du 2 juillet 1963, 32, 54, 55 de l'ordonnance 86-1243 du 1er décembre 1986.

Le Tribunal, par jugement contradictoire du 18 novembre 1993, a adopté le dispositif suivant :

" Déclare Monsieur M Michel coupable des faits qui lui sont reprochés,

Le condamne à 10 000 F d'amende.

Condamne la société SA X civilement responsable au paiement solidaire de l'amende prononcée à l'encontre de Michel M ".

Par déclarations au greffe du Tribunal, le prévenu et le civilement responsable la SA X le 26 novembre 1993 sur les seules dispositions pénales, le Ministère Public le 29 novembre 1993 sur les mêmes dispositions ont interjeté appel de cette décision.

M a été convoqué devant la Cour par procès-verbal de convocation remis le 3 octobre 1994 par officier de police judiciaire (article 560-1 du Code de Procédure Pénale) et par exploit délivré le 13 octobre 1994 à domicile (avis de réception signé le 17 octobre 1994). Il ne défère pas devant la Cour.

Par lettre adressée au Président de la Chambre, il demande à être jugé en son absence après audition de son défenseur auquel il a donné pouvoir de le représenter. La peine encourue étant une peine d'amende, il peut être fait droit à sa demande. L'arrêt à intervenir sera rendu contradictoirement à son égard, conformément aux dispositions de l'article 411 du Code de Procédure Pénale.

Le civilement responsable avisé par exploit délivré le 21 juillet 1994 à domicile (avis de réception signé le 26 juillet 1994) est absent et représenté. L'arrêt le concernant sera rendu contradictoirement.

Sur la recevabilité de l'appel

Les dispositions des articles 496 et suivants étant respectées, les appels sont recevables.

Sur les prétentions des parties

L'avocat de Monsieur M et de la SA X constate que la décision des premiers juges est bizarrement motivée ; qu'il se pose deux problèmes dans cette affaire :

1° Peut-on inclure dans les prix les accords de coopération commerciale consentis par les fabricants ?

2° Le problème de la délégation de responsabilité, des limites de cette délégation, le salaire du délégataire étant insuffisant pour motiver la décision.

Il dépose les conclusions suivantes :

Exposé de la situation :

Monsieur Michel M, alors directeur de l'hypermarché Y situé à Saint-Etienne du Rouvray est régulièrement appelant d'un jugement rendu par le Tribunal Correctionnel de Rouen en date du 18 novembre 1993 qui l'a condamné à une amende de 10 000 F pour revente à perte en date du 4 juillet 1991.

Cette décision devra être reformée et Monsieur Michel M devra être relaxé purement et simplement des fins de la poursuite.

Discussion :

A - En droit

La Cour de cassation a construit, par étape, sa jurisprudence en matière de réglementation économique ce, sur le fondement de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Ainsi, il a été rappelé à plusieurs reprises par la Cour de cassation, qu'une délégation régulière de pouvoir consentie à un subordonné pourvu de la compétence et de l'autorité nécessaire exonérait de sa responsabilité pénale le dirigeant qui avait consenti une telle délégation.

Ainsi, par plusieurs décisions en date du 11 mars 1993 et confirmées au début de l'année 1994, la Cour de cassation Chambre criminelle a jugé que, sauf si la loi en dispose autrement, le chef d'entreprise peut quant il n'a pas personnellement pris part à la réalisation de l'infraction, s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il rapporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à la personne pourvue de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires.

B - En l'espèce

Monsieur Michel M était, à l'époque des faits, directeur de l'hypermarché à l'enseigne Y situé à Saint-Etienne-du-Rouvray.

Il est aujourd'hui Président Directeur Général de la société B qui exploite l'hypermarché Y de Bapeaume-les-Rouen.

Compte tenu de la taille de l'hypermarché de Saint-Etienne-du-Rouvray d'une superficie à l'époque de 4 500 m², Monsieur Michel M a été amené à déléguer la responsabilité de chaque rayon à un chef de rayon au moyen d'une délégation de pouvoirs contenue dans son contrat de travail.

Ainsi, à l'époque des faits, c'est-à-dire juillet 1991, Monsieur M disposait de 17 chefs de rayons pour un effectif total de 125 salariés.

Ainsi, Madame Katia O a été embauchée suivant avenant en date du 1er septembre 1990 en qualité de chef de rayon droguerie au coefficient 200.

Aux termes de son contrat de travail, Madame O a reçu une délégation de pouvoirs " compte tenu du niveau du poste qui vous est confié et de l'entière autonomie dont vous disposez quant à l'organisation et à la réalisation de vos tâches tous moyens étant mis à votre disposition ".

Notamment, aux termes de cette délégation de responsabilité, Madame O devait respecter et faire respecter la législation commerciale notamment la législation applicable à la fixation des prix (connaissance des prix de revient, et pas de revente à perte).

Néanmoins, et malgré cette délégation consentie régulièrement à Madame O, le Tribunal Correctionnel de Rouen a refusé de lui faire jouer un rôle exonératoire au seul motif que " au vu de ces éléments (délégation de pouvoirs) et notamment de la rémunération de Mme O, il est évident que la fixation des prix ne pouvait relever effectivement de sa compétence, dans les deux sens de ce terme ".

Ce faisant, le Tribunal non seulement a dénaturé les faits mais encore a appliqué des principes juridiques qui lui sont personnels et en tout état de cause, en contravention avec la jurisprudence la plus formelle de la Chambre criminelle de la Cour de cassation.

En effet :

- l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'édicte aucune présomption de responsabilité contre le dirigeant de l'établissement où la pratique présumée illicite a été constatée.

Il appartient donc aux juges de rechercher qui, de fait, a pu commettre l'infraction incriminée.

- la personne bénéficiaire de la délégation de responsabilité doit seulement disposer de " la compétence, l'autorité et les moyens nécessaires " pour remplir sa mission.

Le niveau de rémunération n'est pas un critère permettant d'exclure à priori l'efficacité de la délégation de responsabilité.

Au surplus, le Tribunal s'est attaché à un point de fait qui n'avait fait l'objet d'aucune explication lors des débats.

Le salaire de 7 000 F indiqué dans l'avenant du contrat de travail de Madame O correspond au salaire de base et non au salaire effectivement perçu par l'intéressée puisqu'il convient de rajouter les primes ainsi que l'intéressement et la participation.

La rémunération annuelle pour l'année 1991 de Madame O s'est élevée à 117.160,18 F au titre du salaire, à laquelle il convient d'ajouter la somme 3.249,39 F au titre de participation.

C'est donc une somme de 10 000 F mensuelle que Madame O a perçu durant l'année 1991.

Mais surtout, comme l'a déjà relevé la Chambre correctionnelle dans une précédente décision " l'importance du magasin permet d'admettre une décentralisation des tâches ".

En l'espèce, le Directeur du magasin a délégué ses pouvoirs à des chefs de rayons qui étaient pourvus de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires.

En ce qui concerne Madame O, celle-ci disposait de trois salariés sous ses ordres et aucun élément du dossier ne permet de contester que celle-ci disposait bien de l'autorité, de la compétence et de l'autonomie nécessaire pour assurer normalement les responsabilités qui lui étaient confiées.

En conséquence, la Cour devra relaxer purement et simplement Monsieur M des fins de la poursuite.

Objet de la demande :

Il est donc demandé à la Cour

- recevant Monsieur Michel M en son appel

- réformant le jugement

- relaxer purement et simplement Monsieur M des fins de la poursuite sans peine ni dépens.

Le Ministère Public constate que le débat se limite à deux points. Sur les prix, il rappelle que ristournes et rabais doivent figurer sur la facture, qu'il faut en effet que le fabricant accepte que les ristournes soient incorporées dans le prix d'achat, qu'en l'espèce, c'est la X qui fixe les prix, que seule la facture doit être prise en considération.

Sur la délégation de pouvoir, le Ministère Public soutient qu'il appartient à la partie qui argue de cette délégation de la prouver ; que des allégations ne suffisent pas. Il rappelle :

- que Mme O n'a pas de pouvoir disciplinaire : elle suggère, mais n'applique pas ;

- qu'en matière de vente à perte, la délégation de pouvoir doit être spéciale ;

- qu'il faut que le délégataire ait une compétence en matière d'achat, de fixation des prix en un mot sur la politique commerciale de l'établissement.

Le Ministère Public requiert a confirmation de la décision.

Sur les faits :

Le 4 juillet 1991, les services de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes procédaient à un relevé de prix au rayon droguerie déodorants parfumerie hygiène, supermarché Y de Saint-Etienne-du-Rouvray, exploité par la SA X.

Après avoir examiné les factures et tous documents utiles, les enquêteurs constataient par procès-verbal la revente à perte des produits suivants :

- Le Chat Machine

- Ariel 5 kg

- Skip sans phosphates 5 kg

Sur ce,

LA COUR,

Motive sa décision sur les considérations suivantes :

a) Sur la vente à perte

Les premiers juges ont parfaitement analysé, démontré et qualifié les reventes à perte, le prévenu ne conteste d'ailleurs pas cette démonstration que la Cour adopte.

Le prévenu indique qu'il convient d'inclure dans le prix d'achat les accords commerciaux de coopération.

Il convient de constater :

- que Monsieur M, pendant la durée de la procédure, a eu amplement le temps, avec l'aide de ses services comptables, de déterminer quel pourcentage représentaient ces ristournes sur la vente d'un produit ;

- que l'infraction a été relevée le 4 juillet 1991 ;

- que lors de son audition du 29 octobre 1992, il a déclaré :

" pour les ristournes à recevoir : les justificatifs de ces ristournes ne sont pas en notre possession. La X fait figurer globalement sur chaque facture, le montant en valeur des ristournes à recevoir. La présence de plusieurs fournisseurs par facture aux conditions totalement différentes ne nous permet pas de tirer un pourcentage par produit par fournisseur. Mais nous en apportons la preuve en valeur, puisque figurant en base de la facture. Pour des raisons de confidentialité tout à fait évidentes, la X ne diffuse pas les accords commerciaux dans les magasins. Sur demande de la DGCCRF, tous ces renseignements peuvent être fournis par Monsieur D (X, zone industrielle nord, BP 43 - 14100 Lisieux). Il en est de même pour ce qui concerne le taux d'escompte.

- qu'ainsi, en sa qualité de directeur de magasin, 15 mois après la commission des faits, il ne peut déterminer avec exactitude la valeur d'achat d'un produit ;

- qu'il n'est donc pas en mesure de contester, preuve à l'appui, la vente à perte reprochée, celle-ci n'étant d'ailleurs pas sérieusement niée, il échet de dire que c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu que l'infraction était démontrée.

b) Sur la délégation de pouvoir

1) Sur la capacité de délégation du délégataire

Il convient de rappeler que, seul, le titulaire d'un pouvoir peut déléguer celui-ci dans la mesure où cette possibilité lui est permise par les liens contractuels l'unissant à l'entreprise. En l'espèce, le contrat de travail signé par Mme O et co-signé, par ordre, par Monsieur M ne permet de déterminer ni qui est diligenté, ni si le délégant détient le pouvoir de déléguer ; la preuve permettant de dire si le délégataire avait capacité pour ce faire n'est donc pas rapportée.

2) Sur la capacité de délégation

Il convient d'analyser si le délégataire avait :

- la compétence

- les moyens

- l'autorité

de recevoir la délégation

Sur la compétence

Monsieur M n'apporte pas la preuve que Mme O disposait de la formation utile lui permettant d'avoir compétence en la matière. Le salaire brut prévu au contrat, d'un montant mensuel de 7 000 F, démontre que cette employée ne disposait pas des diplômes requis pour négocier un salaire normal pour exercer les responsabilités telles que Monsieur M veut lui voir attribuer. Les primes diverses octroyées par l'entreprise sont liées au fonctionnement de cette entreprise et non aux qualités personnelles de l'employée et ne peuvent démontrer que celle-ci avait compétence à recevoir cette délégation.

En outre, en matière de prix, Mme O ne négociait pas les prix avec les fournisseurs; elle ne pouvait d'ailleurs pas connaître le prix d'achat réel d'un produit puisque le directeur lui-même, malgré les moyens techniques dont il dispose, ne peut 15 mois après la commission des faits justifier devant les enquêteurs de ce prix d'achat net ainsi qu'il l'a été démontré supra.

Sur les moyens

La délégation stéréotypée incluse dans le contrat de travail n'indique pas les moyens dont dispose le délégataire afin d'exercer les pouvoirs qui lui auraient été confiés : il ne dispose en matière d'achat d'aucun budget, d'aucun service pour exercer cette mission.

Sur l'autorité

La délégation n'indique pas comment il peut, en cas de manquement aux obligations déléguées, intervenir. Il convient donc de dire qu'il n'y avait pas en matière de fixation de prix, délégation de compétence, ce d'autant plus que les prix relèvent essentiellement de la politique économique du magasin, de son agressivité commerciale locale; qu'ils ne peuvent donc être fixés qu'au plus haut niveau de compétence à savoir la direction, surtout lorsqu'il s'agit de prix d'appel destinés à faire venir la clientèle.

Sur l'alignement des prix sur la concurrence

Il appartient à la partie qui soulève cet argument de justifier, qu'au jour de commission des faits, il s'est aligné sur les prix de la concurrence. Cette preuve n'est pas rapportée en l'état. Il y a donc lieu de confirmer le jugement déféré, en ce qu'il a déclaré M coupable.

Sur la peine

Les peines prononcées par le Tribunal sont à la mesure des circonstances de la cause et de la personnalité de M et doivent donc être confirmées en toutes leurs dispositions.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, en la forme : Reçoit les appels, au fond : Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré, La présente procédure est assujettie à un droit fixe de 800 F dont est redevable M. Michel. Fixe la durée de la contrainte par corps conformément à l'article 750 du Code de Procédure Pénale. En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le Président et le Greffier.