CA Paris, 1re ch. sect. des urgences, 30 mars 1994, n° 93-13907
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ministre de l'Économie
Défendeur :
Inter Marchandises France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Duvernier
Conseillers :
Mme Cahen-Fouque, M. Linden
Avoué :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocat :
Me Lafarge
Le groupement Intermarché dont la société mère " holding " est la SA Intermarchandises France, dite ITM France, a pour objet principal de proposer aux consommateurs des produits aux meilleurs prix, distribués par un réseau de 1.500 hypermarchés et supermarchés environ, à l'enseigne Intermarché, répartis sur le territoire national et juridiquement indépendants.
Les fonctions essentielles de la société ITM France sont :
- la négociation annuelle de conditions d'achat auprès des fournisseurs, en liaison avec les sociétés en nom collectif spécialisées par famille de produits,
- l'encaissement et la gestion de ristournes à paiement différé et des accords de coopération signés avec les fournisseurs.
Dans le cadre de sa politique commerciale, la société ITM France publia jusqu'en février 1991, un catalogue, d'abord mensuel puis bimensuel, intitulé " l'Argus de la distribution ", tiré à 8 millions d'exemplaires, diffusé dans les différents points de vente ou par portage, comportant jusqu'en juin 1990, outre la liste des prix de 2.000 produits distribués par ses soins, des articles rédactionnels augmentant leur attrait pour le consommateur et organisa, en outre, en juillet et août 1990, une campagne nationale de publicité de l'Argus, par affichages et messages radiophoniques.
La parution et la diffusion du catalogue procurèrent à la société ITM France d'importants avantages financiers accordés par les fournisseurs sous forme de ristournes exprimées en pourcentage des chiffres d'affaires réalisés, dans le cadre de la coopération commerciale, c'est-à-dire hors conditions générales de vente du fournisseur.
Le Groupement mit fin à la parution de l'Argus à compter du mois de mars 1991.
Alléguant que la société ITM France avait d'une part ultérieurement continué à percevoir de sept fournisseurs les mêmes avantages financiers et d'autre part, remplacé l'Argus par la formule de l'Indicateur " dont le bénéfice que peut en attendre le fournisseur est sans commune mesure avec le service rendu par l'Argus en 1990 " et en déduisant que " les sommes obtenues en 1991 par ce groupement au titre de l'Argus selon les accords et en fait au titre de l'Indicateur n'étaient plus justifiées par des contreparties réelles au sens de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et que l'absence de contrepartie réelle impliquait l'existence de discriminations ayant des effets indéniables sur la concurrence potentielle " qui constituaient un délit civil portant atteinte à l'ordre public économique, le Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget, représenté par Bernard Hallegot, directeur régional de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes d'Ile-de-France et directeur de Paris, assigna le 28 février 1992, la société ITM France devant le Tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir :
- juger que les avantages obtenus par la défenderesse étaient discriminatoires, n'avaient plus de contreparties réelles et étaient donc contraires aux dispositions de l'article 36-1 de l'ordonnance n° 86-1243,
- juger que les clauses des accords de coopération commerciale relatives à L'Argus, telles qu'elles avaient été souscrites entre les fournisseurs sus-visés et la société ITM France constituaient le fondement des discriminations et étaient dès lors nulles,
- ordonner en conséquence la restitution des sommes indûment versées,
- désigner la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, à titre d'expert, pour estimer le montant de ces sommes,
- enjoindre à la défenderesse de cesser de solliciter ou d'obtenir à l'avenir des avantages concurrentiels non justifiés par des contreparties réelles.
Par conclusions du 16 décembre 1992, la Société ITM France, entre autres arguments, souleva au profit du Tribunal de commerce de Paris l'incompétence de la juridiction saisie aux motifs que :
- la nullité invoquée impliquait un fondement contractuel de la nature des contestations relatives aux engagements et transactions entre commerçants citées par l'article 631-1 du Code de commerce, les activités visées dans l'assignation répondant en outre au critère d'activités commerciales telles qu'elles découlent des dispositions de l'article 632 du Code de commerce,
- la théorie de l'acte mixte qui attribue au demandeur non commerçant une option de juridiction était inapplicable en l'espèce, le Ministre de l'Economie n'exerçant pas une action tirée d'un contrat passé entre un commerçant et un non-commerçant et ne pouvant se prévaloir d'aucun acte civil à son égard ;
- la possibilité d'action ouverte à l'Administration par l'article 36 alinéa 5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'emporte aucune dérogation aux règles de compétence issues de l'article L. 411-1 du Code de l'organisation judiciaire, les pratiques discriminatoires qualifiées de délit civil ne pouvant justifier la compétence du tribunal de grande instance dès lors que la commercialité des obligations extra-contractuelles assumées par les commerçants est devenue, aux termes d'une jurisprudence constante, indiscutable.
Le 3 mars 1993, le Ministère Public conclut que l'action avait pour fondement un comportement non pas contractuel mais délictuel qui ne constituait pas un acte de commerce et relevait de la compétence du tribunal de grande instance en vertu du principe de la plénitude de juridiction de celui-ci.
Il écarta toute application de la théorie de l'acte mixte en précisant que cette prétention n'aurait pu être soulevée que si le Ministre de l'Economie avait choisi une autre juridiction que son juge naturel, la juridiction civile.
Par jugement du 19 mai 1993, le tribunal (après avoir statué sur la régularité de l'assignation contestée par la Société ITM France et l'exception d'irrecevabilité fondée sur l'article 751 du nouveau Code de procédure civile par l'Ordre des Avocats à la Cour de Paris, partie intervenante) releva que le Ministre de l'Economie exerçant les pouvoirs conférés par la loi dans un but de sauvegarde de l'ordre public économique, agissait aux fins d'annulation de clauses de contrats commerciaux passés entre commerçants, auxquels il demeurait étranger, que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 lui ouvrait dans cette hypothèse un droit d'action devant la juridiction civile ou commerciale compétente et que cette référence à la juridiction compétente imposait d'écarter toute attribution de compétence en raison de la qualité de non-commerçant du demandeur.
Observant qu'il convenait de " rechercher la juridiction apte à connaître de la validité de la convention incriminée " il en déduisit " que l'examen de ces conventions qui sont à l'évidence des actes de commerce, relevait de la seule compétence du tribunal de commerce ".
Le Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget forma contredit à cette décision du 2 juin 1993.
L'affaire fut fixée devant la cour à l'audience du 20 octobre 1993.
Le Ministère Public ayant à cette date conclu oralement, l'Administration fit valoir par lettre du 3 novembre 1993 qu'elle n'avait pas été en mesure de répondre à ces observations, au demeurant contraires aux conclusions présentées par le Ministère Public en première instance et sollicita en conséquence la réouverture des débats.
Le Ministère Public ayant alors, à la demande de la Cour, déposé des observations écrites à l'audience du 19 janvier 1994, l'affaire fut renvoyée, conformément au principe de la contradiction à l'audience du 9 mars 1994 pour permettre aux parties d'y répondre et de présenter tous arguments qu'elles jugeraient utiles.
Le Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget conteste l'application par le tribunal des dispositions de l'article 631 du Code de commerce et son interprétation de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Rappelant qu'aux termes de l'article 631 du Code de commerce, les tribunaux de commerce connaissent des contestations relatives aux engagements et transactions entre les commerçants, il allègue que, n'étant pas lui-même commerçant, il dispose d'une option de compétence entre la juridiction civile et la juridiction commerciale, conformément à la théorie de l'acte mixte au motif qu'en l'espèce, si le contrat générateur de pratiques discriminatoires est commercial pour la Société ITM France, il ne l'est pas pour lui qui, extérieur au contrat, n'accomplit dans l'exercice de la présente action que la mission de défense de l'ordre public économique à lui dévolue par l'ordonnance de décembre 1986 à l'encontre de l'auteur d'un délit civil et qui se voit conférer pour l'exercice de ladite mission un droit spécifique lui attribuant la qualité de partie principale à l'instance.
Il expose en outre que, si aux termes de l'article 36 de l'ordonnance sus-visée, l'action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente pour le Ministre de l'Economie il convient pour déterminer cette juridiction, de se référer aux règles de compétence d'attribution définies par les textes dont l'article 631 du Code de commerce et que " rien ne permet de déduire du texte de l'article 36 qu'il a voulu limiter la compétence d'attribution au critère de l'acte de commerce, à l'exclusion de la qualité de commerçant des parties à l'instance ".
La Société ITM France réplique que la procédure met en cause " des clauses des accords de coopération commerciale " souscrites par elle avec des fournisseurs, qui, selon les dispositifs des assignations délivrées constitueraient " le fondement des discriminations alléguées et devaient dès lors être déclarées nulles selon les prétentions de l'Administration demanderesse ".
Elle en déduit que " la nullité invoquée implique donc un fondement contractuel de la nature des contestations relatives aux engagements et transactions entre commerçants visées par l'article 631-1 du Code de commerce " et fait valoir que " les activités visées dans l'assignation répondent en outre au critère d'activités commerciales telles que découlant des dispositions de l'article 632 du Code de commerce ".
Si elle ne conteste pas que la finalité de la théorie de l'acte mixte consiste essentiellement à soustraire dans un souci de protection le non-commerçant aux règles applicables aux commerçants entre eux, elle soutient que " tel ne saurait être le cas du Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget, qu'aucun élément ne rattache naturellement à la juridiction civile et qui ne saurait ici prétendre à exercer une action tirée d'un contrat passé entre un commerçant et un non-commerçant " ou à se prévaloir d'un acte civil à son égard de nature à fonder la compétence de la juridiction civile.
Elle ajoute que le fait que les pratiques discriminatoires en cause constitueraient un délit civil portant atteinte à l'ordre public économique ne saurait justifier la compétence du tribunal de grande instance " dès lors qu'aux termes d'une jurisprudence constante, la commercialité des obligations extra-contractuelles assumées par des commerçants ne se discute plus ".
Le Ministère Public qui rappelle que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre permet au Ministre de l'Economie d'engager devant la juridiction " civile ou commerciale compétente " une action tendant à la sanction et à la cessation de pratiques commerciales anticoncurrentielles dans l'hypothèse de ventes ou d'achats discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles pour faire respecter l'ordre public économique, rétablir l'équilibre contractuel rompu par les pratiques incriminées et réparer le préjudice subi par la partie lésée, expose que l'action engagé contre la société ITM France est exorbitante du droit commun en ce qu'elle vient se substituer à celle de la partie lésée restée inactive et que, " demandant la nullité des clauses contractuelles imposées à ses fournisseurs par la société ITM France et la restitution des sommes indûment versées, le Ministre s'immisce dans des rapports contractuels entre parties commerçantes ", son intervention pour l'application de règles économiques d'ordre public méconnues s'apparentant alors à celle du Ministère Public dans l'exercice de l'action publique.
Il en conclut que l'action du Ministre de l'Economie, ne lui confère pas la qualité de partie au contrat qui l'autoriserait à invoquer la théorie de l'acte mixte bénéficiant à la partie non-commerçante.
Il souligne à cet égard que le Ministre ne saurait disposer de plus de droit que les autres personnes et autorités ayant qualité selon l'article 36 de l'ordonnance pour engager cette action spécifique, tel le Parquet qui ne pourrait s'affranchir de la compétence d'attribution déterminée par la nature du contentieux.
Sur ce LA COUR:
Considérant que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose que la présente action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente, par le Ministre charé de l'Economie;
Considérant que lorsqu'un litige oppose un commerçant à un non-commerçant, celui-ci peut saisir à son choix le tribunal de commerce ou le tribunal de grande instance ;
Que, cependant, si le Ministre de l'Economie fait valoir que n'étant pas commerçant, il bénéficie d'une telle option, il convient d'observer queson action qui tend dans un but de sauvegarde de l'ordre public économique, à mettre fin à des pratiques discriminatoires et à voir réparer le préjudice subi par la partie lésée, qui le conduit ainsi à se substituer à cette dernière et à intervenir dans les rapports contractuels de nature commerciale liant des sociétés commerçantes, ne lui confère pas la qualité de partie au contrat qui, seule, lui permettrait d'invoquer la théorie de l'acte mixte mais l'oblige au contraire à procéder en l'instance conformément aux règles applicables en l'espèce, c'est-à-dire devant le tribunal de commerceétant observé au surplus que s'il allègue que le tribunal de grande instance, juridiction de droit commun, a toute compétence pour connaître d'un délit civil, il n'en reste pas moins que lors même qu'une obligation n'a point par sa nature propre un caractère commercial, il suffit qu'elle se rattache à un commerce pour qu'elle affecte le caractère commercial et que les contestations y relatives soient de la compétence du Tribunal de Commerce ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu de donner acte à la Société ITM France de ce qu'elle se réserve d'interjeter appel du jugement en ce qu'il rejette l'exception de nullité par celle soulevée ;
Par ces motifs, Rejette le contredit ; Renvoie la cause et les parties devant le Tribunal de commerce de Paris ; Rejette toutes autres demandes ; Met les frais afférents au contredit à la charge du Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget.