Livv
Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 17 mai 2002, n° 2001-13983

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Mobile (SA), Crozet

Défendeur :

Esop (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Jacomet

Conseillers :

Mmes Collot, Delmas-Goyon

Avoués :

Mes Bolling, Teytaud

Avocats :

Mes Pavie, Uzan Fallot

TGI Paris, 2e ch., du 2 juill. 1998

2 juillet 1998

Le litige a pour objet la réparation du préjudice subi par la société Esop, société qui exploitait une agence de travail temporaire à Lyon, en raison des agissements de concurrence déloyale dont elle soutient avoir été victime du fait de la société Mobile, lors de la création par cette dernière d'une agence à Lyon dans le même secteur d'activité, et de Gérard Crozet, recruté par celle-ci le 1er juin 1994 en qualité de chef de l'agence.

Vu le jugement rendu le 2 juillet 1998 par le Tribunal de grande instance de Paris, lequel a :

- déclaré la société Mobile responsable d'agissements de concurrence déloyale envers la société Esop,

- avant-dire droit sur l'étendue de ces agissements et sur le préjudice, ordonné une mesure d'expertise et commis à cet effet Madame Nadine Galataud, avec mission, essentiellement, de :

* dire quel était le nombre d'intérimaires inscrits auprès de la société Esop au 30 avril 1994 et à chaque fin de mois qui a suivi jusqu'au 30 novembre 1994,

* indiquer, pour chacun des mois de l'année 1994, le montant du chiffre d'affaires réalisé par la société Esop et celui de ses déboursés en salaires, charges sociales et taxes y afférentes,

* rechercher le nombre des intérimaires passés de la société Esop à la société Mobile en leur agence de Lyon,

* préciser pour chacun d'eux l'identité des entreprises ou des personnes auprès desquelles ils ont été affectés par la société Esop, puis par la société Mobile,

* indiquer, pour chacun de ces intérimaires, le montant de l'avantage procuré par son travail à la société Esop, puis à la société Mobile, en le limitant pour celle-ci à une année,

* fournir, au besoin, toutes informations utiles au tribunal pour lui permettre d'apprécier le préjudice subi par la société Esop,

* fixé à la somme de 15 000 F la provision sur la rémunération de l'expert à consigner au greffe,

- ordonné l'exécution provisoire,

- sursis à statuer sur les demandes dans l'attente du résultat de la mesure d'expertise et réservé les dépens ;

Vu les conclusions signifiées le 28 septembre 2000 par la société Mobile et Gérard Crozet, appelants, aux termes desquelles ils demandent essentiellement à la cour de :

- dire que la société Mobile n'a commis aucun fait caractéristique de concurrence déloyale,

- constater qu'en tout état de cause, la société Mobile a toujours dégagé un déficit comptable pour les années 1993, 1994 et 1995, et qu'en conséquence, la société Esop n'a subi aucun préjudice du fait de la société Mobile,

- condamner la société Esop à lui verser une somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, ainsi que 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- très subsidiairement, au cas où le jugement entrepris serait confirmé :

* entériner le rapport de Madame Galataud,

* dire, en conséquence, que le préjudice subi par la société Esop correspond à la marge nette procurée à la société Mobile par les intérimaires communs ayant travaillé auprès d'entreprises communes aux deux sociétés,

* constater que les résultats nets normatifs pour l'agence de Lyon ont été estimés par l'expert, sur une année normale d'activité, à 110 710 F pour la société Mobile, et à 128 400 F pour la société Esop, et dire, en conséquence, que le seul préjudice dont pourrait se prévaloir la société Esop doit être limité à la marge nette dégagée par la société Mobile, soit la somme de 110 710 F,

- débouter la société Esop de ses autres demandes et dire que les frais d'expertise seront à sa charge ;

Vu les conclusions signifiées le 3 août 2001 par la société Esop, intimée, par lesquelles elle sollicite la condamnation solidaire de la société Mobile et de Gérard Crozet à lui payer la somme de 1 250 000 F à titre de dommages et intérêts du fait de leurs agissements de concurrence déloyale, ainsi que celle de 40 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

Considérant que si, dans le dispositif de leurs écritures, les appelants demandent à la cour de dire que la société Mobile n'a commis aucun fait caractéristique de concurrence déloyale, ils ne formulent aucune critique à l'encontre du jugement déféré en ce qu'il a déclaré la société Mobile responsable d'agissements de concurrence déloyale envers la société Esop ; qu'ils se bornent, au titre du rappel des faits, à observer que la société Mobile n'a compté aucun salarié parmi ses effectifs intérimaires antérieurement à la parution d'annonces publi-rédactionnelles ou de recrutement, que Gérard Crozet n'a jamais été lié à la société Esop par un contrat de travail, qu'il a été recruté par elle alors qu'il était au chômage et qu'il s'est alors fait remettre par des tiers les noms et adresses d'intervenants dans le secteur de l'imprimerie, la société Mobile n'ayant jamais utilisé de subterfuges ni commis d'actes de concurrence déloyale;

Que sur le préjudice de la société Esop, ils demandent à la cour d'évoquer et d'entériner le rapport d'expertise déposé le 14 août 2000 par Madame Galataud, en retenant que le seul préjudice dont pourrait se prévaloir la société Esop doit être limité à la marge nette de la société Mobile telle que déterminée par l'expert pour une année normale d'activité, soit la somme de 110 710 F.

Considérant que pour sa part, la société Esop fait valoir qu'il résulte du rapport d'expertise que de mai 1994 à avril 1995, le chiffre d'affaires de la société Mobile n'a été réalisé de façon loyale qu'à concurrence de 24 %, ce qui illustre l'étendue de ses agissements de concurrence déloyale et du préjudice que ceux-ci lui ont causé ;

Que, sur l'évaluation de son préjudice, elle estime que le rapport d'expertise permet de l'évaluer à la somme de 1 250 000 F, correspondant à la marge nette dont elle a été privée pendant l'année 1994 ; qu'en l'absence de toute concurrence déloyale, en effet, elle aurait réalisé au minimum son chiffre d'affaires et celui de la société Mobile qui a été détourné à son détriment, d'où il ressort, selon elle, une marge nette de ce montant, après déduction de ses frais de fonctionnement.

Considérant, tout d'abord, que c'est par d'exacts motifs, que la cour adopte, que le tribunal a retenu, à l'encontre de la société Mobile, l'existence d'agissements de concurrence déloyale, lors de la création de son agence lyonnaise, au préjudice de la société Esop, par l'utilisation des fichiers du personnel intérimaire inscrit auprès de la société Esop et le recrutement de certains de ces intérimaires.

Considérant qu'est inopérante l'observation des appelants selon laquelle Gérard Crozet a obtenu de tiers les noms et adresses de clients et de sous-traitants dans le domaine de l'imprimerie, dès lors que les agissements de concurrence déloyale qui leur sont reprochés consistent essentiellement en l'utilisation des fichiers du personnel intérimaire de la société Esop, et non de ses fichiers clients.

Considérant que les appelants ne contestent pas que Gérard Crozet ait joué un rôle déterminant dans les agissements en cause dès lors que c'est lui qui, par sa présence dans les locaux de la société Esop, a eu accès aux fichiers de cette société peu de temps avant son recrutement par la société Mobile, en sorte qu'il sera tenu, solidairement avec la société Mobile, à réparer le préjudice subi par la société Esop du fait de ces agissements.

Considérant qu'il est de bonne justice de donner à la présente affaire une solution définitive et qu'il y a lieu, la cour faisant usage de la faculté d'évocation qui lui est ouverte par l'article 568 du nouveau Code de procédure civile, de statuer, en ouverture de rapport d'expertise, sur l'évaluation du préjudice de la société Esop.

Considérant que le préjudice subi par la société Esop est constitué par le gain manqué du fait de l'utilisation, par la société Mobile, de ses fichiers d'intérimaires, ainsi indûment employés par celle-ci au cours de la première année d'activité de son agence de Lyon.

Considérant que l'expert conclut que le nombre d'intérimaires communs à la société Esop et à la société Mobile est de 46, sur les 127 intérimaires que la première a employés d'avril à novembre 1994, dont les premiers ont été recrutés par la société Mobile les 24 et 26 mai 1994, alors que sa publicité de recrutement n'a débuté que le 24 mai.

Considérant que, selon l'expert, le montant de l'avantage procuré à la société Esop par le travail des dits intérimaires peut être estimé, pour la période du 1er mai 1994 au 30 novembre 1994, à la somme de 176 791 F, correspondant à la marge brute dégagée sur le chiffre d'affaires généré par les 46 intérimaires ; que le nombre d'intérimaires employés par cette société et son chiffre d'affaires ont considérablement chuté à compter de juillet 1994, l'expert relevant un chiffre d'affaires cumulé au deuxième semestre 1994 équivalant à un mois de l'activité moyenne enregistrée au cours du premier semestre 1994, que pour autant, il n'est pas établi, au vu du nombre total d'intérimaires employés par elle, que ces chutes sont le résultat direct du détournement de ses fichiers ;

Que le rapport d'expertise montre également que le montant de l'avantage procuré par le travail des 46 intérimaires à la société Mobile peut être chiffré, pour la période du 1er mai 1994 au 30 avril 1995, à la somme de 499 100 F soit, en année pleine, 544 500 F ; que, cependant, il n'est pas non plus établi que les 46 intérimaires communs aux deux sociétés ont tous été employés par la société Mobile en raison de l'utilisation par elle des fichiers de la société Esop, certains d'entre eux pouvant avoir répondu à ses annonces.

Considérant que l'expert précise encore qu'au cours d'une année normale d'activité, les résultats nets normatifs des deux sociétés pour leur agence de Lyon peuvent être estimés à 128 400 F pour Esop, et 110 710 F pour Mobile.

Considérant que le calcul proposé par la société Esop ne repose sur aucun fondement sérieux, aucun des éléments du rapport d'expertise ne permettant d'aboutir à une marge nette annuelle de 1 250 000 F.

Considérant que sur la base des données précitées, il convient de fixer le préjudice subi par la société Esop du fait des agissements de concurrence déloyale de la société Mobile et de Gérard Crozet à la somme de 40 000 euro.

Considérant, par ailleurs, qu'en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, il convient de condamner solidairement la société Mobile et Gérard Crozet à payer à la société Esop une indemnité de 6 000 euro pour les frais exposés par elle tant en première instance qu'en appel.

Considérant, enfin, qu'il y a lieu de condamner solidairement la société Mobile et Gérard Crozet en tous les dépens de première instance et d'appel, lesquels comprennent les frais d'expertise.

Par ces motifs, Confirme le jugement déféré, Et, statuant par voie d'évocation, Condamne solidairement la société Mobile et Gérard Crozet à payer à la société Esop la somme de 40 000 euro à titre de dommages et intérêts ; Condamne solidairement la société Mobile et Gérard Crozet à payer à la société Esop une indemnité de 6 000 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toute demande autre, plus ample ou contraire des parties ; Condamne solidairement la société Mobile et Gérard Crozet aux entiers dépens de première instance et d'appel, lesquels comprennent les frais d'expertise, et admet Maître Teytaud, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.