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Décisions

CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 16 novembre 2000, n° 99-00794

DIJON

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Henri Maire (SA)

Défendeur :

Louis Max (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Littner

Conseillers :

M. Jacquin, Mme Arnaud

Avoués :

SCP Bourgeon-Kawala, SCP Avril-Hanssen

Avocats :

Mes Bosredon-Larroumet, Smith-Monnerville.

T. com. Nuits-Saint-Georges, du 3 mars 1…

3 mars 1999

EXPOSE DE L'AFFAIRE

La société Henri Maire est spécialisée dans la vente à domicile de vins et spiritueux par l'intermédiaire d'un important réseau de VRP.

Reprochant à la société concurrente Louis Max d'avoir, en 1993, 1994 et 1995 commis des actes de concurrence déloyale en débauchant certains de ses meilleurs représentants, dont certains étaient liés à leur ancien employeur par une clause de non-concurrence, elle l'a assignée en paiement, à titre provisionnel, des sommes de 2 676 000 F au titre du coût du recrutement de nouveaux VRP, et de 4 000 000 F pour la perte de clientèle et en instauration d'une mesure d'expertise aux fins de déterminer l'étendue exacte de son préjudice.

Par jugement du 3 mars 1999, le Tribunal de commerce de Nuits Saint Georges a rejeté l'ensemble des demandes et accordé à la société Louis Max la somme de 20 000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La SA Henri Maire a fait appel.

Dans ses dernières conclusions, déposées le 10 août 2000, auxquelles il est fait référence par application de l'article 455 du Nouveau Code de Procédure Civile, elle réitère ses demandes en paiement des sommes de 2 676 000 F et 4 500 000 F et en désignation d'un expert.

Elle maintient que les deux sociétés sont en situation de concurrence, rappelle que le débauchage a porté sur 12 VRP, MM. Cristina, Gailliardot, Labrunie, Montaz-Rosset, Mulhinghaus, Pereira, Pont, Riche, Schmerber, Sesta, Schaeffer et Voreux, et souligne qu'ils étaient encore tous liés à elle par une clause de non-concurrence, que le nouvel employeur ne pouvait ignorer.

Elle utilise, pour chiffrer son préjudice, le travail réalisé par M. Salvano, expert désigné par la Cour le 17 septembre 1996, qui a évalué le coût du recrutement à 223 000 F par VRP, soit 2 676 000 F pour les 12, et la perte de clientèle à 751 987 par VRP.

Elle souhaite que M. Salvano qui n'avait pas pu terminer sa mission en raison de la cassation de l'arrêt l'ayant désigné, soit à nouveau désigné pour l'achever et déterminer ainsi l'étendue exacte de son préjudice.

Elle souhaite obtenir 250 000 F en remboursement de ses frais irrépétibles.

Par écritures du 8 septembre 2000, auxquelles il est pareillement fait référence, la société Louis Max sollicite la confirmation du jugement. Elle répond :

- que les deux sociétés ne sont pas en situation de concurrence,

- que la moitié des anciens salariés en cause était libre de tout engagement,

- que la validité et la portée des clauses de non-concurrence font problème,

- qu'Henri Maire avait expressément accepté que M. Sesta travaille chez Louis Max, nonobstant l'existence d'une clause de non-concurrence,

- qu'il n'y a eu ni manœuvre de débauchage, ni désorganisation du concurrent,

- que la société appelante ne fait la preuve d'aucun préjudice, ni au titre de frais de recrutement ni en raison d'une perte de clientèle,

- qu'il n'y a pas lieu à nouvelle expertise et qu'en toute hypothèse, M. Salvano ne saurait être désigné à nouveau.

Elle réclame enfin 250 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La SA Louis Max a encore conclu pour demander le rejet des pièces n° 1, 115 et 116, communiquées pour la première fois le 3 octobre.

MOTIFS DE LA DECISION

1. Sur la demande de rejet de pièces

Attendu que la pièce n° 1, qui est un tableau établi par Henri Maire, avait déjà été communiquée puisqu'elle figure sur le bordereau du 7 septembre 1999

Qu'en revanche, il n'est pas contesté que les pièces portant les numéros 115 et 116 sont communiquées pour la première fois le 3 octobre que la date de l'ordonnance de clôture étant fixée au 6 octobre, cette communication ne respecte pas le principe du contradictoire :

Qu'il y a donc lieu d'écarter ces deux pièces des débats.

2. Sur la situation de concurrence entre les deux sociétés

Attendu que la société Henri Maire, comme la société Louis Max, commercialise des vins fins ; que, dans des proportions variables, elles contactent toutes deux une partie de leur clientèle dans les foires et en utilisant un réseau de VRP ;

Attendu que, s'il est vrai que la société Henri Maire était à l'origine plus spécialement connue pour exercer son activité dans le secteur des vins du Jura, les pièces versées aux débats démontrent qu'elle commercialisait également des vins de Bourgogne puisqu'elle justifie notamment de l'acquisition de grands crus à la vente des Hospices de Beaune 1976 ;

Qu'au surplus le rapport de gestion fait à l'Assemblée Générale pour l'exercice 1994 fait état d'une réorientation de l'activité vers les vins d'Arbois et du Jura, ce qui démontre donc qu'elle était auparavant diversifiée ; que la filiale Gevin était d'ailleurs spécialisée dans la vente de produits extérieurs au Jura ;

Attendu en toute hypothèse qu'une clientèle d'une catégorie de vins fins est susceptible de s'intéresser à tout moment à des vins d'une autre origine, de sorte que les sociétés commercialisant des vins fins sont, par nature, en situation de concurrence, quelle que soit l'origine des vins distribués à titre principal, étant au surplus observé qu'à tout moment ces sociétés sont susceptibles d'étendre la gamme des produits distribués, comme l'a fait Henri Maire en 1995 ;

Attendu que la situation de concurrence doit donc en l'espèce être retenue.

3. Sur les faits de concurrence déloyale

Attendu que les VRP de la société Henri Maire ont quitté leur employeur aux dates suivantes :

- M. Pont le 5 janvier 1994,

- M. Riche le 15 mars 1994,

- M. Sesta le 17 mars 1994,

- M. Cristina le 31 août 1994,

- M. Montaz-Rosset le 25 février 1995,

- M. Muhlinghaus le 2 mai 1995,

- M. Schmerber le 27 juillet 1995,

- M. Labrunie le 9 août 1995,

- M. Gailliardot le 19 août 1995,

- M. Pereira le 27 septembre 1995,

- M. Schaeffer le 15 mai 1996,

- M. Voreux le 1er juillet 1996;

Que tous sont entrés chez Louis Max quelques jours plus tard; que la société Henri Maire soutient que tous étaient encore liés à elle par une clause de non-concurrence ;

Attendu que la société intimée conteste cette affirmation et affirme que sept des anciens salariés ont quitté la société Henri Maire libres de tout engagement (MM. Pont. Cristina, Schaeffer, Voreux, Riche, Schmerber et Pereira) ; qu'elle discute par ailleurs la validité et la portée des clauses contenues dans les cinq autres contrats ;

Mais attendu en droit que le fait pour un employeur d'engager un salarié qu'il sait lié à son précédent employeur par une clause de non-concurrence constitue un acte de concurrence déloyale ;que le nouvel employeur doit procéder aux vérifications nécessaires, surtout lorsqu'il embauche des VRP provenant directement de l'un de ses concurrents ;qu'il doit, même s'il a ignoré l'existence d'une clause de non- concurrence au moment de l'embauche, procéder, dès qu'il l'apprend, au licenciement ou à une mise à pied à titre conservatoire, du salarié qui lui aurait caché cette situation ;

Attendu en l'espèce que la société Louis Max ne pouvait ignorer la présence de clauses de non-concurrence dans les contrats des VRP de la société Henri Maire puisque le représentant de cette société lui avait écrit dès le 9 février 1994, à propos du départ de M. Sesta que l'intéressé était assujetti " à une clause de non- concurrence visant les vins et spiritueux, sur son secteur et tous les clients qu'il a visités pour notre compte et, ce, pendant deux ans " ;

Attendu que la responsabilité du nouvel employeur étant engagée même si la validité de la clause est litigieuse, la discussion instaurée sur ce point par la société Louis Max, qui indique que certaines clauses ont été déclarées nulles, en tout ou en partie, par certaines juridictions dans le cadre des instances prud'homales actuellement en cours, est sans incidence dans la présente instance ;

Qu'il doit encore être précisé que la société intimée ne peut soutenir que l'interdiction de concurrence n'a pas d'objet faute de définition des produits concernés : qu'il suffit sur ce point de dire que les vins vendus par la société Louis Max sont à l'évidence des produits concurrents des vins commercialisés par la société Henri Maire ;

Attendu qu'il apparaît en définitive que la SA Louis Max a embauché les VRP Riche, Sesta, Montaz-Rosset, Muhlinghaus, Schmerber, Labrunie, Gailliardot et, Pereira alors qu'ils étaient encore liés à leur précédent employeur par une clause de non-concurrence ;

Que les VRP Pont, Schaeffer et Voreux avaient par contre été libérés du respect de cette clause ; qu'il n'est pas possible de soutenir que celle contenue dans le contrat de M. Pereira ne peut être prise en considération au motif que le contrat n'est pas signé alors que celui-ci a été exécuté pendant des années ; qu'enfin celle concernant M. Cristina ne peut être retenue pour ne pas avoir été invoquée dans les délais prévus dans la convention ;

Attendu en définitive que la société Louis Max a bien commis des actes de concurrence déloyale en engageant huit salariés en provenance de la société Henri Maire malgré les clauses de non concurrence figurant dans leurs contrats, clauses qu'elle ne pouvait ignorer ;

Que cette embauche a permis à certains de ces salariés des comportements déloyaux, qui sont à juste titre invoqués par la société appelante et que la société intimée ne peut prétendre avoir ignorés ;

Qu'ainsi Jean-Pierre Sesta a contacté des clients de la société Henri Maire, Zygmut Borowski et Gilles Bouchard, dès le mois de mai 1994 ;

Qu'Alain Riche a envoyé des lettres circulaires à ses anciens clients en décembre 1993 puis en janvier 1994 et a procédé comme M. Sesta auprès des clients Michel Laurent et Alain Petit ;

Que M. Cristina, dont la clause de non concurrence n'a pas été mise en œuvre dans le délai, a également eu un comportement déloyal en exerçant son activité pour le compte de la société Louis Max auprès d'anciens clients de la société appelante, et notamment de M. Orjollet au mois de novembre 1994 et en entretenant la confusion entre son ancienne qualité et la nouvelle puisqu'il vendait à la fois des vins Henri Maire et des produits Louis Max ;

Attendu que les faits de concurrence déloyale imputés à la société Louis Max sont ainsi suffisamment établis ; que le jugement doit donc être réformé.

3. Sur le préjudice

Attendu que la société Henri Maire invoque les travaux de M. Salvano pour réclamer les sommes suivantes :

- au titre du coût du recrutement et de la formation pour le remplacement de 12 VRP : 223 000 F x 12 = 2 676 000 F ;

- au titre de la perte de clientèle : 4 500 000 F au vu d'une estimation de 751 987 F faite pour les détournements de clientèle de MM. Sesta et SCI Imerber ;

Mais attendu que ces chiffres ne peuvent être retenus ;

Qu'en effet, et en premier lieu, 8 VRP et non 12 ont été embauchés en violation d'une clause de non- concurrence ;

Attendu ensuite que la société Henri Maire a déclaré que le coût du recrutement et de la formation par VRP s'était élevé à 313 091 F pour l'année 1994 et à 133 356 F pour l'année 1995, ce qui a conduit M. Salvano à retenir, sans autre justification, un coût moyen de 223 000 F ;

Attendu encore que la société Henri Maire majore anormalement son préjudice en calculant le perte de clientèle pour les VRP Sesta et Schmerber à 751 987 F (346 785 + 405 202) alors que ces sommes incluent déjà chacune, la somme de 223 000 F correspondant au coût de la formation, qui est donc demandé deux fois que la perte de marge sur coûts variables proposée par M. Salvano est en réalité de 123 785 F pour M. Schmerber et de 182 202 F pour M. Sesta ;

Attendu que, s'il est vrai que les réclamations de la société appelante ont toujours été excessives, voire démesurées puisqu'elle chiffrait à l'origine son préjudice à la somme de 13 372 704 F HT (pièce n° 123), il ne peut être contesté qu'elle a subi un préjudice certain du fait du départ pour la société concurrente de quelques uns de ses meilleurs vendeurs ;

Qu'en effet, et même si elle ne les a pas tous remplacés puisque, comme elle l'indique dans le rapport de gestion du directoire à l'assemblée générale ordinaire pour l'année 1994, "le recrutement des jeunes VRP a été très difficile au cours de cet exercice", elle a dû néanmoins remplacer ses représentants et engager les frais de recrutement et de formation nécessaires ; qu'elle justifie de l'attention portée à la mise en place d'un système de formation de qualité, ce qui entraîne des investissements (annonces, frais formateur, primes moniteur et parrainage, frais divers) et une rentabilité inférieure pendant la période de formation ;

Que ce préjudice est certain mais ne peut être arrêté aux sommes alléguées puisque notamment les documents justificatifs réclamés par M. Salvano n'ont jamais été fournis ;

Attendu que la perte de clientèle est également certaine, la baisse du chiffre d'affaires ayant été signalée dans le rapport de gestion de l'exercice 1994 (5,24 % pour les ventes réalisées en France) ;

Attendu cependant que le préjudice consécutif à la violation de la clause de non-concurrence ne correspond pas à la baisse du chiffre d'affaires réalisé avec les clients habituellement démarchés par les VRP en cause mais doit tenir compte du contenu des clauses qui interdisaient la vente pendant une période de deux années aux clients ayant passé commande par son intermédiaire ou demeurant à l'intérieur du secteur confié ; que doit donc seule être retenue la perte de marge sur coût variable correspondant aux clients communs ;

Attendu que ce préjudice est donc moins important que celui qui est allégué ; qu'il doit être constaté, à titre d'information sur l'étendue de ce préjudice, qu'un protocole d'accord avait été proposé à M. Cristina, parti le 31 août 1994, après avoir travaillé 13 ans pour la société Henri Maire et que la somme destinée à indemniser cette société "suite aux agissements de M. Cristina" avait été fixée forfaitairement à 10 000 F ;

Attendu que les éléments versés aux débats permettent à la Cour de chiffrer l'importance du préjudice subi par la société Henri Maire, sans qu'il soit nécessaire d'instaurer une mesure d'expertise ;

Attendu qu'au vu de l'ensemble de ces observations, la Cour possède les éléments suffisants pour fixer à 500 000 F la somme destinée à réparer le préjudice subi par la société appelante ;

Qu'une somme de 30 000 F doit en outre lui être allouée sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; que la société Louis Max, qui succombe, ne peut en revanche bénéficier de ce texte.

Par ces motifs, LA COUR, Écarte des débats les pièces n° 115 et 116 communiquées par la société Henri Maire le 3 octobre 2000 ; Infirme le jugement entrepris et, statuant à nouveau ; Dit que la société Louis Max s'est rendue coupable d'actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Henri Maire ; La condamne en conséquence à lui payer la somme de 500 000 F (76 224,51 Euros) à titre de dommages intérêts, ainsi que celle de 30 000 F (4 573,47 Euros) sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; La condamne aux dépens d'instance, qui comprendront ceux de référé et d'expertise, et d'appel et dit, pour ces derniers, que la SCP Bourgeon Kawala, avoué, pourra les recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.