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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. com., 19 avril 2002, n° 01-17728

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Etudes et Tracages des Nuisances Atmosphériques (ETNA) (SA)

Défendeur :

Environnement Contrôle Service (ECS) (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dragon

Conseillers :

Mes Blin, Jacquot

Avoués :

SCP Boissonnet-Rousseau, SCP Martelly-Maynard-Simoni

Avocats :

Mes Gasnier, Alexander.

TGI Digne, prés., du 17 oct. 2001

17 octobre 2001

La société Environnement Contrôle Service (ECS) s'est spécialisée dans le domaine très technique de la mesure des émissions fugitives (fuite de produits) dans les unités chimiques, pétrochimiques et raffineries. La société Etude et Tracage de Nuisances Atmosphériques (ETNA) est intervenue aussi dans ce domaine en 1999. Elle a embauchée Melle Thaon en décembre 1999, qui était anciennement employée de la société ECS.

S'estimant victime d'une concurrence déloyale, la société ECS a fait procéder le 5 juillet 2001 à une saisie-contrefaçon au domicile de Melle Thaon et de son employeur et a assigné la société ETNA devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Digne qui par ordonnance contradictoire du 17 octobre 2001 a :

- constaté que la société ETNA a commis des actes de concurrence déloyale en prenant à son service Mireille Thaon en dépit d'une clause de non-concurrence la liant avec la société ECS et en développant une activité de gestion des émissions fugitives, constitutifs d'un trouble manifestement illicite;

- ordonné à la société ETNA, sous astreinte de 50 000 francs par infraction constatée de cesser ses activités de gestion-des émissions fugitives développées de façon déloyale au préjudice de la société ECS ;

- condamné la société ETNA à payer à la société ECS une provision de 50 000 francs;

- ordonné une expertise aux fins notamment d'examiner le logiciel saisi chez la société ETNA et de fournir tous éléments d'appréciation du préjudice subi par la société ECS;

- condamné la société ETNA à payer à la société ECS une somme de 15 000 francs en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

La société ETNA est appelante de cette ordonnance selon déclaration du 24 octobre 2001. Elle soutient que :

- les saisies-contrefaçon ont été réalisées quelques jours avant l'expiration de la clause de non-concurrence et qu'au jour où l'assignation en référé a été délivrée, la clause était expirée ;

- la société ECS ne peut plus dès lors se prévaloir de l'existence d'un trouble manifestement illicite ;

- l'interdiction prononcée par le juge des référés place la société ECS en situation de monopole de fait, compte tenu de l'étroitesse du marché des émissions fugitives ;

- la société ECS ne justifie pas du savoir-faire qu'elle invoque et ce d'autant que l'ADEME (Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Energie) a publié le 4 octobre 1996 une méthodologie semblable à celle utilisée par la société ETNA;

- il ne peut pas plus lui être reproché de démarcher la clientèle des industriels concernés par ces mesures dont la liste peut être obtenue par tout intéressé auprès de la DRIRE;

- - la société ECS ne justifie pas des droits sur les logiciels qu'elle prétend avoir développés et le dépôt auprès d'un huissier le 21 mai 2001 est nécessairement tardif en l'espèce;

- le logiciel FE Analyser MDB identifié par l'expert judiciaire auprès de la société ETNA n'a pas fait l'objet d'un dépôt;

- il n'y a aucune cause d'urgence dans la mesure où les faits reprochés par la société ECS à la société ETNA datent de l'année 2000 et que la société ECS n'a réagi qu'en 2001.

La société ETNA conclut à la réformation de l'ordonnance critiquée en toutes ses dispositions et subsidiairement en ce qu'elle lui a fait défense d'effectuer des missions relatives aux émissions fugitives. Elle demande aussi à la Cour de lui donner acte de ce qu'elle n'affectera par Melle Thaon aux dites missions durant la procédure actuellement pendante au fond et jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue. Elle réclame enfin paiement d'une indemnité de 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

La société ECS s'y oppose et rétorque que :

- dès août 1999, alors que Melle Thaon était encore sa salariée, la société ETNA la faisait travailler "en travail dissimulé" pour rédiger le système de saisie de données sur site "Emissions fugitives" ;

- cette dernière a réalisé un cahier des charges et a développé ce logiciel fin 1999 avec M. Ricci, ex-salarié également de la société ECS et aussi tenu à une clause de non-concurrence;

- il lui a fallu du temps pour réunir ces éléments et informations ce qui explique qu'elle n'a pu agir utilement qu'en 2001;

- les saisies de pièces montrent que Melle Thaon a intégré la société ETNA pour mener cette action de concurrence déloyale puisqu'on retrouve sur les ordinateurs de la société BTNA tous les fichiers de la société ECS ;

- il est indifférent d'invoquer le rapport publié par l'ADEME en 1996, auquel cas, si le savoir-faire avait été rendu public, la société ETNA aurait pu intervenir dès cette époque dans le domaine très technique des émissions fugitives ; ce qu'elle n'a pas été en mesure de faire à cette date;

- la société ECS a elle-même acquis cette technique auprès de la société américaine Team à laquelle elle verse des royalties alors que la société ETNA se l'est appropriée sans bourse déliée;

- le débat sur la contrefaçon n'est qu"un élément complémentaire de preuves du complot prémédité d'ETNA pour piller le savoir-faire d'ECS";

- il y a bien urgence et trouble manifestement illicite car l'activité "émissions fugitives" est l'activité unique de la société ECS alors qu'elle n'est qu'anecdotique pour la société ETNA de telle sorte que son interdiction ne peut lui causer aucun préjudice ;

- la société ETNA connaissait la clause de non-concurrence liant Melle Thaon et elle a agi délibérément;

- son engagement de ne pas affecter Melle Thaon à ce secteur est la reconnaissance par la société ETNA de sa responsabilité et au demeurant il est incontrôlable;

- l'activité illicite de la société ETNA a généré un préjudice d'au moins 374 760 euros.

La société ECS demande à la Cour de constater que la société ETNA a commis des actes de concurrence déloyale, de confirmer l'ordonnance critiquée, de condamner la société ETNA au paiement d'une provision de 100 000 euros, d'ordonner la restitution sous astreinte de l'ensemble des fichiers, bases de données, documentations commerciales et techniques inventoriés par l'expert, de lui en interdire également sous astreinte toute utilisation et de condamner enfin la société ETNA au paiement d'une indemnité de 15 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 28 février 2002.

DISCUSSION

Les parties ne discutent pas de la recevabilité des appels principal et incident. La Cour ne relevant aucun élément pouvant constituer une fin de non-recevoir susceptible d'être soulevée d'office, les appels seront déclarés recevables.

SUR LES MESURES D'INTERDICTION :

Il est de jurisprudence constante et unanime que l'employeur qui embauche une salariée au mépris d'ui-ie clause de non-concurrence se rend auteur d'une concurrence déloyale. En l'espèce il est admis par les parties qu'elles occupent à elles-seules le marché très étroit de la mesure des émissions fugitives et qui concerne des activités industrielles relevant du secteur de la chimie, secteur lui-même bien déterminé. Aussi lorsqu'en septembre 1999, Melle Thaon demande par courrier à son avocat des conseils quant à l'application de la clause de non-concurrence figurant à son contrat au motif "qu'un des conseillers juridiques de cette entreprise a un doute concernant une clause de non-concurrence", il est évident que l'entreprise en question ne peut qu'être la société ETNA, avec laquelle elle collaborait déjà "en travail dissimulé" ainsi que le rappelle la société ECS L'argument consistant pour l'appelante à relever que le nom de la société ETNA ne figure pas dans ce courrier, ce qui est exact, est d'une particulière pauvreté et ne fait que traduire sa mauvaise foi.

Il faut ajouter à cela que dans le protocole transactionnel intervenu le 23 décembre 1999 entre Melle Thaon et la société ECS, son ancien employeur, celle-ci a déclaré "avoir effacé de son disque dur personnel toutes les informations concernant ECS et avoir détruit tous documents techniques ou commerciaux de cette société". Or,les premières investigations de l'expert judiciaire ont montré que la société ETNA disposait de 2506 fichiers de la société ECS apportés par Melle Thaon en violation manifeste de ses engagements. Il s'agit donc d'un "pillage en règle" des informations et données acquises par la société ECS et aujourd'hui exploitées par la société ETNA, ce qui autorise la société ECS à soutenir que le trouble manifestement illicite perdure et ce quand bien même la clause de non-concurrence n'a plus vocation à s'appliquer.

La société ETNA ne le conteste guère puisqu'elle offre de retirer momentanément Melle Thaon de l'activité relative aux émissions fugitives. La Cour ne saurait dire, à l'instar de la société ECS s'il s'agit là d'une "solution fourbe et hypocrite" mais force est de constater que cet engagement est totalement incontrôlable et donc inopérant. En effet, rien ne dit que Melle Thaon ne donnera pas des instructions à ses collaborateurs et finalement ne supervisera pas de près ou de loin les marchés obtenus. La Cour observe également que la société ETNA n'a actuellement pris aucune mesure disciplinaire ou autre à l'encontre d'une salariée ayant gravement manqué à ses obligations et particulièrement à celle de loyauté si d'aventure il pouvait être admis que la société ETNA ait été dans l'ignorance de la clause de non-concurrence figurant au contrat avec la société ECS et que la procédure de référé aurait révélée.

C'est encore en vain que l'appelante prétend que le savoir-faire revendiqué par la société ECS était dans le domaine public suite à la publication d'un rapport par l'ADEME en 1996 car très curieusement, ce n'est qu'en 1999, après avoir démarché Melle Thaon, que la société ETNA va développer son activité en matière d'émissions fugitives. Il ressort aussi des documents saisis que :

- dès le mois d'août 1999, Melle Thaon a communiqué à la société ETNA les prix pratiqués par la société ECS mais aussi sa méthodologie, les appareils à utiliser, et il est symptomatique de constater que la société ETNA ira jusqu'à utiliser le même ordinateur de terrain;

- ce n'est qu'en mai 2000, auprès de la société Atofina à Mont, que la société ETNA va intervenir dans le domaine des émissions fugitives après l'embauche de Melle Thaon et les renseignements que cette dernière a pu lui apporter;

- au delà du débat sur la contrefaçon et la notion de logiciel ou "bout de logiciel" comme l'indique la société ETNA, certains fichiers du programme FE Analyser développé par la société ECS sont identiques à ceux du programme "Tramontane" développé par la société ETNA

Cependant, l'appelante plaide à juste titre qu'on ne saurait lui interdire de façon permanente d'intervenir dans le domaine des émissions fugitives, ce qui aboutirait en ce cas à conférer à la société ECS le monopole de ces activités, situation tout à fait contraire au principe de là liberté du commerce et de l'industrie. L'ordonnance doit être infirmée de ce chef.

En revanche l'interdiction par la société ETNA d'utiliser les fichiers, documents et bases de données appartenant à la société ECS doit être ordonnée ainsi que leur restitution sous astreinte pour prévenir tous atermoiements de l'appelante.

SUR LA DEMANDE EN PAIEMENT D'UNE PROVISION :

Il est acquis au débat que la seule activité de la société ECS s'insère dans le domaine des émissions fugitives et que sa clientèle a été démarchée au moyen des renseignements, obtenus de manière illicite ainsi qu'il vient d'être exposé ci-dessus. L'argument consistant à dire que tout un chacun peut accéder à cette clientèle est là encore de pure mauvaise foi car ce qui est critiqué ici, ce n'est pas le démarchage de la clientèle du concurrent (sans quoi le concurrence ne pourrait pas exister) mais les procédés employés.

La société ECS qui voyait une progression régulière et significative de son chiffre d'affaires depuis 1996 a connu non seulement un arrêt net de cette progression en 2001 mais encore une diminution de son activité. En outre la société ECS, étant licenciée de la société américaine TEAM, doit verser des redevances pour exploiter sa technique, frais que bien entendu la société ETNA n'a pas à supporter. Les coûts d'exploitation et marges bénéficiaires de la société ECS sont confirmés par son expert-comptable et ne sont pas critiqués.

Elle fait aussi justement observer que la société retenue pour la première campagne de mesure a toutes les chances d'être reconduite ensuite par les industriels. En l'état actuel, la société ECS a perdu des clients importants tels Atofina, Naphtachimie et Atochem. La provision allouée par le premier juge est donc insuffisante et peut être arbitrée, sur appel incident à la somme de 80 000 euros.

Aucune circonstance d'équité ou économique ne conduit la Cour à écarter l'application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement et contradictoirement; Reçoit les appels principal et incident; Infirme partiellement l'ordonnance de référé rendue le 17 octobre 2001 par le tribunal de grande instance de Digne en ce qu'elle a fait défense à la société ETNA de poursuivre ses activités en matière de gestion démissions fugitives. Et statuant à nouveau : Fait défense à la société ETNA d'utiliser les fichiers, bases de données, documentations commerciales et techniques trouvés sur ses ordinateurs et inventoriés par l'expert judiciaire sous astreinte de 7 500 euros par infraction constatée;

La condamne à restituer à la société ECS dans un délai de 48 heures l'ensemble de ces documents sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard passé ce délai; Condamne la société ETNA à payer à la société ECS les sommes de : - 80 000 euros à titre de provision; - 1 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile; Confirme les dispositions non contraires de l'ordonnance; Condamne la société ETNA aux dépens et autorise la société civile professionnelle Bruno Martelly, Sylvie Maynard et Conne Simoni, titulaire d'un office d'avoué près la Cour, à recouvrer directement ceux dont elle a fait l'avance sans recevoir provision.