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Décisions

CA Nîmes, ch. réunies, 18 décembre 2001, n° 96-4515

NÎMES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Exportur - Société des entreprises exportatrices de Tourons de Jijona (SA)

Défendeur :

Lor (SA), Confiserie du Tech (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bruzy

Conseillers :

M. Favre, Mme Debuissy, MM. Bestagno, Bertrand

Avoués :

Me d'Everlange, SCP Guizard-Servais

Avocats :

Mes Gaultier, Boespflug, SCP de Torres-Py-de Torres.

T. com. Perpignan, du 25 juill. 1989

25 juillet 1989

Faits, procédure et prétentions des parties

La Société des Entreprises Exportatrices de Tourons di Jijona, Exportur, Société de droit Espagnol, qui commercialise des tourons qui sont fabriqués en Espagne à Jijona et Alicante se prévalant du bénéfice des appellations de provenance ou d'origine et de leur protection comme telles par la convention franco-espagnole du 27 juin 1973, a assigné la Société Lor et la Société Confiserie du Tech qui fabriquaient en France des tourons auxquels elles appliquaient ces appellations, pour concurrence déloyale et pour qu'il leur soit interdit d'utiliser les dénominations Touron Alicante et Touron Jijona pour désigner des confiseries fabriquées et commercialisées a Perpignan.

Par jugement du Tribunal de Commerce de Perpignan du 25 juillet 1989, la Société Exportur a été déboutée de ses demandes et condamnée a leur verser à chacune d'elles la somme de 5.000 Frs à titre de dommages intérêts et celle de 2.000 Frs par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et aux dépens.

La Cour d'Appel de Montpellier, par arrêt du 24 août 1994, après saisine de la Cour de Justice des Communautés Européennes d'une question préjudicielle, a confirmé le jugement qui lui avait été déféré par la Société Exportur en retenant que les indications touron Jijona et Alicante avaient un caractère générique lors de l'entrée en vigueur de la Convention franco-espagnole de 1973 et ne pouvaient bénéficier de la protection invoquée des appellations d'origine.

Par arrêt N° 1460 de la Chambre Commerciale Financière et Economique en date du 15 octobre 1996, la Cour de Cassation a cassé en toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 24 août 1994 en retenant " qu'en statuant ainsi alors qu'à la date de l'arrêt le règlement (CEE) N° 208 1/92 du 14 juillet 1992 prévoyait dans son article 3 que " pour déterminer si un nom est devenu générique il est tenu compte... des législations nationales et communautaires pertinentes " et qu'elle constatait qu'un décret royal du 14 mai 1982 réglementait en Espagne la fabrication et le commerce des tourons et qu'une réglementation en 1990 conférait au seul touron de Jijona une dénomination spécifique, la Cour d'appel a violé le texte susvisé " et, au visa de l'article 455 du Nouveau Code de Procédure Civile, que la Cour avait omis de répondre à la demande de réparation du préjudice résultant de la concurrence déloyale.

Par déclaration du 4 novembre 1996 la Société Exportur a saisi la Cour d'appel de Nîmes, désignée comme Cour de renvoi par cet arrêt.

Par règlement communautaire du 12 juin 1996 les dénominations " Touron de Jijona " et " Touron de Alicante " ont été enregistrées comme indications géographiques protégées.

Ce règlement a fait l'objet d'une requête en annulation déposée le 19 juillet 1996 par les Sociétés Lor et Confiseries du Tech.

Par arrêt rendu le 19 mai 1998 en Chambres Réunies, la Cour, a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes ait statué sur la requête en annulation précitée.

Par Ordonnance rendue le 26 mars 1999 le Tribunal a déclaré le recours irrecevable. Cette décision est définitive.

Dans le dernier état de ses conclusions récapitulatives du 8 août 2001 auxquelles il est renvoyé pour le détail de son argumentation, la Société Exportur demande :

- d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de Commerce de Perpignan du 25 juillet 1989,

Et statuant à nouveau,

Vu la Convention franco-espagnole du 27 juin 1973 protégeant les appellations " Touron Jijona " et " Touron Alicante ", aussi que " de type Jijona " et " de type Alicante ",

Vu l'arrêt du Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes,

Vu l'absence de recours à l'encontre de cet arrêt et par conséquent son caractère définitif,

- de dire que les Sociétés Lor et la Société Confiserie du Tech ont commis des usurpations de ces indications de provenance et appellations d'origine, pour commercialiser en faisant usage des dénominations " Alicante" et " Jijona " des Tourons qui étaient fabriqués en France,

- en conséquence, d'interdire aux Sociétés Lor et Confiserie du Tech de faire usage de quelque manière et à quelque titre que ce soit, des dénominations " Alicante " et " Jijona ", et ce sous astreinte de 100 Frs, pour chaque usage de ces dénominations un mois après la signification de l'arrêt a intervenir,

- de faire interdiction, sous la même astreinte, de continuer la publicité trompeuse constituant des actes de concurrence déloyale,

- de les condamner à lui payer chacune une indemnité provisionnelle de 100.000 Frs, à valoir sur la réparation de son préjudice commercial, et nommer un expert, avec mission :

-- de se faire communiquer tous documents, et entendre tout sachant,

-- rechercher les quantités de fabrication et de commercialisation, tant en France qu'à l'étranger, de produits fabriqués en France et/ou commercialisés sous les dénominations " Alicante " et " Jijona ",

-- fournir à la Cour tous éléments susceptibles de permettre à la Cour de déterminer le préjudice subi par la Société Exportur,

- de les condamner chacune intimées à lui payer la somme de 20.000 Frs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, et aux entiers dépens de première instance et d'appel lesquels comprendront ceux de l'arrêt cassé.

Dans ses dernières écritures du 29 janvier 2001 la SA Confiserie du Tech a demandé que lui soit donné acte qu'elle a renoncé à faire usage des dénominations Alicante et Jijona et ne fait pas de publicité non plus depuis janvier 1999, et de débouter la Société Exportur de sa demande de provision et d'expertise dès lors qu'elle ne donne pas le moindre élément permettant d'accréditer la réalité d'un préjudice et que la mesure d'instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence d'une partie.

Dans le dernier état de ses écritures du 25 juillet 2001 auxquelles il est renvoyé pour le détail de son argumentation la Société Lor, prenant acte et tirant les conséquences du rejet du recours déposé devant le Tribunal de Première Instance des Communautés européennes demande de lui donner acte de ce qu'elle a cessé de faire usage des dénominations protégées et a conclu au rejet de la demande de dommages intérêts en l'absence de préjudice démontré et à l'inutilité d'une expertise ;

Elle ajoute qu'en tout état de cause le préjudice résultant de l'atteinte a un droit sur l'usage d'une dénomination protégée, qui n'est pas la propriété exclusive de la Société Exportur mais celle de tous les fabricants de tourons provenant d'Alicante et de Jijona, ne peut être que de principe et symbolique, et que l'on ne peut pas plus lui reprocher des actes de concurrence déloyale du fait de l'utilisation par elle des dénominations Touron Alicante et Touron Jijona des lors qu'il ne s'agit pas d'un fait distinct de l'usurpation d'appellation d'origine dont elle se plaint et que la Société Exportur ne justifie d'aucun préjudice économique.

La Société Lor demande en conséquence de débouter la Société Exportur de ses demandes et subsidiairement de ne lui allouer que le franc symbolique.

Motifs

Sur la question préjudicielle qui lui avait été posée par la Cour d'appel de Montpellier par arrêt avant dire droit du 6 novembre 1990, la Cour de Justice des Communautés Européennes par arrêt du 10 novembre 1992 a dit pour droit que :

" Les articles 30 et 36 du traité ne s'opposent pas à l'application des règles édictées par une convention bilatérale entre Etats membres relative à la protection des indications de provenance et des appellations d'origine, telles que la convention franco-espagnole du 27 juin 1973, pourvu que les dénominations protégées n'aient pas acquis, au moment de l'entrée en vigueur de cette convention ou postérieurement à ce moment, un caractère générique dans l'Etat d'origine ".

Par ailleurs l'article 3 du règlement N° 2081-92 du 14 juillet 1992 du Conseil des Communautés Européennes relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produits agricoles et denrées alimentaires dispose :

" Les dénominations devenues génériques ne peuvent être enregistrées.

Aux fins du présent règlement, on entend par " dénominations devenues génériques", le nom d'un produit agricole ou d'une denrée alimentaire qui, bien que se rapportant au lieu ou à la région où ce produit agricole ou cette denrée alimentaire a été initialement produit ou commercialisé, est devenu le nom commun d'un produit agricole ou d'une denrée alimentaire.

Pour déterminer si un nom est devenu générique, il est tenu compte de tous les facteurs et notamment :

- de la situation existant dans l'Etat membre où le nom a son origine et dans les zones de consommation,

- de la situation existant dans d'autres Etats membres,

- des législations nationales ou communautaires pertinentes. "

En l'espèce la Société se prévaut à bon droit de la législation nationale espagnole en ce qu'elle réglemente, notamment depuis le décret royal du 14 mai 1982 la fabrication et le commerce des tourons et, plus spécialement depuis un ordre officiel du 29 juillet 1991, la dénomination spécifique Jijona, et un ordre du 22 mars 1996 ratifiant la réglementation des dénominations spécifiques Jijona et touron d'Alicante, et de ce que, en application de l'article 17 du règlement communautaire N° 2081/92 du 14 juillet 1992, un règlement communautaire N° 1107/96 du 12 juin 1996 a enregistré comme appellation d'origine communautaire les dénominations Alicante et Jijona, et qu'ainsi les législations nationales et communautaires pertinentes interdisent de considérer que les dénominations en cause présentent un caractère générique et qu'elles ne pourraient pas être protégées.

Par ailleurs la requête en annulation déposée, pour les mêmes motifs de droit et de fait que ceux opposés à l'action de la Société Exportur, par les Sociétés Lor et Confiserie du Tech à l'encontre du règlement communautaire N° 1107/96 du 12 juin 1996 enregistrant comme appellation d'origine communautaire les dénominations " Turron de Alicante et Turron de Jijona ", a été déclarée irrecevable par le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes par décision du 26 mars 1999.

Le jugement du 25 juillet 1989 du Tribunal de Commerce de Perpignan doit donc être infirmé dans toutes ses dispositions.

La Société Exportur est donc fondée dans sa demande tendant à l'interdiction pour l'avenir aux Sociétés Lor et Confiseries du Tech de faire usage de quelque manière que ce soit des dénominations Alicante et Jijona.

La Société Confiserie du Tech justifie par la production des factures de fournitures d'emballages de l'Imprimerie Cartonnages d'Aquitaine et la production de ses nouveaux emballages, que depuis le mois de janvier 1999 elle n'use plus, pour designer ses produits, des dénominations protégées mais de celles de " Touron Praline au miel et aux amandes " et de " Touron Croquant aux amandes ".

La Société Lor démontre de son côté par la production des factures de fourniture d'emballage, par celle du tarif de ses confiseries et enfin celle de ses nouveaux emballages que depuis l'année 2000 elle n'use plus pour désigner et commercialiser ses produits des dénominations protégées mais de celle de " Touron Tendre " et " Touron Croquant ". L'interdiction d'user des dénominations protégées sera donc prononcée en tant que de besoin.

La Société Exportur commercialise en dehors de l'Espagne des tourons fabriqués à Alicante et Jijona mais ne prétend pas bénéficier de l'exclusivité de la commercialisation à l'exportation des produits fabriques sous ces dénominations protégées d'origine géographique dont elle n'a pas la propriété exclusive, s'agissant d'un droit collectif.

La Société Exportur soutient encore qu'en utilisant les dénominations Touron Alicante et Touron Jijona sur ses emballages les Sociétés intimées commettaient aussi des actes de concurrence déloyale à son égard et qu'elles lui auraient causé un préjudice commercial à évaluer par expert.

Mais les Sociétés Lor et Confiseries du Tech lui opposent à juste titre qu'elle ne produit aucun commencement de preuve de ce qu'elle avance et que le Juge ne peut suppléer sa carence dans l'administration de la preuve en ordonnant une expertise avec la mission proposée.

En effet la Société Exportur qui n'a pas le monopole de la commercialisation à l'exportation des tourons bénéficiant des dénominations d'origine protégées dont elle n'est pas propriétaire ne produit aucun document comptable commercial démontrant depuis quand elle commercialise ces produits en France, auprès de quels revendeurs et en quelle quantité, et en quoi elle aurait subi un préjudice commercial du fait des Sociétés intimées. Elle ne prétend même pas que cette démonstration pourrait résulter de la comparaison entre ses ventes avant et après la date à laquelle ces Sociétés ont cessé, en 1999 et 2000, d'user des dénominations protégées, et que depuis cette cessation ses exportations en France, avec une politique commerciale constante, et ses ventes auraient progressé.

Il n'appartient pas à la Cour d'ordonner une mesure d'instruction pour suppléer sa carence dans l'administration de la preuve.

Le préjudice dont elle peut se prévaloir n'est donc que de pur principe et sera réparé par la condamnation de chacune des Sociétés intimées à lui verser la somme de 1 franc a titre de dommages intérêts.

Il serait par contre contraire à l'équité que la Société Exportur qui triomphe sur le principe de son action conserve à sa charge les frais non compris dans les dépens qu'elle a dû exposer mais sa prétention sera ramenée à de plus justes proportions.

Les Sociétés Lor et Confiserie du Tech supporteront les entiers dépens de première instance et d'appel en ce compris ceux de l'arrêt cassé.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, Chambres Réunies sur renvoi de cassation, en matière civile et en dernier ressort, Vu l'arrêt N° 1460 rendu le 15 octobre 1996 par la Cour de Cassation ; Vu l'arrêt N° 253-B de cette Cour rendu le 19 mai 1998 ; Vidant sa saisine ; Infirme en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de Commerce de Perpignan du 25 juillet 1989 ; Statuant à nouveau ; Fait, en tant que de besoin, interdiction aux Sociétés Lor et Confiserie du Tech de faire usage de quelque manière et à quelque titre que ce soit sur ses emballages et documents tarifaires, publicitaires ou commerciaux, des dénominations Turron de Alicante et Turron de Jijona à peine d'astreinte de 100 Frs pour chaque usage de ces dénominations un mois après la signification de l'arrêt à intervenir ; Condamne la Société Lor et la Société Confiserie du Tech à verser chacune à la Société Exportur la somme de 1 Franc (soit 0,15 euros) à titre de dommages intérêts ; Déboute la Société Exportur pour le surplus de sa demande ; Condamne la Société Lor et la Société Confiserie du Tech à verser chacune à la Société Exportur, la somme de 10.000 Frs (soit 1.524,49 euros) en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Les condamne aux entiers dépens de première instance et d'appel en ce compris ceux de l'arrêt cassé ; Autorise le recouvrement direct, pour ceux exposés devant la Cour de renvoi, par Maître d'Everlange, avoué, dans les formes et conditions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.