CA Paris, 4e ch. A, 27 février 2002, n° 2000-09780
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Western Corporation (SARL)
Défendeur :
Levi Strauss & Co (Sté), Levi Strauss Continental (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
Mmes Magueur, Rosenthal-Rolland
Avoués :
Me Baufumé, SCP Garnier
Avocats :
Mes Cycman, Goussu.
La société Levi Strauss & Co est titulaire des marques :
- dénominative "501" déposée en France le 26 août 1983, enregistrée sous le n° 1243900 et renouvelée le 19 mai 1993,
- dénominative "Levi's" déposée en France le 24 décembre 1992 et enregistrée sous le n° 17714281,
- semi-figurative constituée d'un rectangle de forme trapézoïdale dont la base a
la forme incurvée des ailes d'une mouette, au centre duquel s'inscrit le mot Levi's, déposée en France le 27 septembre 1983, enregistrée sous le n° 1246583 et renouvelée le 19 mai 1993.
Ces marques sont apposées par celle-ci, sur des jeans.
La société Levi Strauss Continental bénéficie d'une licence d'exploitation exclusive de ces marques inscrite au Registre National des Marques le 27 mai 1991, sous le n° 53499.
Elle distribue en France les produits de la société Levi Strauss & Co.
Revendiquant les droits qu'elle détient sur ses marques, la société Levi Strauss & Co, après avoir fait pratiquer une saisie contrefaçon le 14 septembre 1999, dans les locaux de la société Western Corporation, l'a assignée devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon de marques, la société Levi Strauss Continental agissant en concurrence déloyale.
Par jugement du 25 février 2000, le tribunal a :
- dit qu'en commercialisant, sans l'autorisation de la société Levi Strauss & Co, des jeans reproduisant les marques de cette société et importés de pays tiers à l'Espace économique européen, la société Western Corporation a commis des actes de contrefaçon envers la société Levi Strauss & Co et des actes de concurrence déloyale envers la société Levi Strauss Continental,
- interdit à la société Western Corporation de poursuivre ces agissements, sous astreinte de 1.000 francs par infraction constatée à compter de la signification de la décision,
- condamné la société Western Corporation à payer à la société Levi Strauss & Co la somme de 60.000 francs,
- condamné la société Western Corporation à payer à la société Levi Strauss Continental la somme de 200.000 francs,
- autorisé les sociétés Levi Strauss & Co et Levi Strauss Continental à faire publier le dispositif du jugement dans 3 journaux ou revues, aux frais avancés de la société Western Corporation, le coût total des insertions ne pouvant excéder à la charge de cette dernière la somme hors taxes de 60.000 francs,
- condamné la société Western Corporation à payer aux sociétés Levi Strauss & Co et Levi Strauss Continental la somme totale de 12.000 francs en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
LA COUR,
Vu l'appel de cette décision interjeté le 24 mai 2000 par la société Western Corporation;
Vu les dernières conclusions en date du 14 janvier 2002 par lesquelles la société Western Corporation, poursuivant l'infirmation du jugement entrepris, prétend à cet effet :
- que s'agissant de produits authentiques, fabriqués par la société Levi Strauss & Co ou ses licenciés, les marques ont été apposées de façon licite,
- qu'aucune faute ne peut lui être reprochée sur le fondement de l'article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle,
- qu'en effet, elle a acheté les jeans litigieux à une société HTDC qui les avait
acquis de la société Métro ayant obtenu l'autorisation expresse de la société
Levi Strauss d'écouler un stock de jeans 501 en France avant le 31 janvier 1999,
accord cité dans une lettre de la société Métro à la société HTDC du 28 janvier 1999,
- que pendant de nombreuses années, elle a commercialisé, sans la moindre volonté de se dissimuler, des jeans fabriqués aux USA, achetés à des sociétés autorisées à les mettre dans le commerce sur le territoire d'un état membre de l'Union Européenne,
- que ce n'est qu'après avoir fait diffuser une note d'information le 11 juin 1998, que la société Levi Strauss & Co a décidé en 1999, de lutter en France contre les importations parallèles qu'elle encourageait jusqu'alors,
- qu'elle n'a jamais reçu de mise en demeure de cesser la distribution des jeans 501,
- qu'au moment où elle a commandé et acheté les marchandises litigieuses, le régime initié par Levi Strauss était celui de l'autorisation tacite,
- que l'usage que la société Levi Strauss & Co prétend faire du droit des marques
a pour seule finalité la mise en place d'un réseau de distribution sélective qui n'existait pas auparavant,
- que s'agissant de jeans qui ne nécessitent pas, du fait de leur qualité, de leurs propriétés, l'intervention de spécialistes, un tel réseau n'est pas licite,
et demande à la Cour de lui allouer la somme de 25.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Vu les dernières écritures en date du 28 décembre 2001 par lesquelles les sociétés Levi Strauss & Co et Levi Strauss Continental sollicitent :
- la confirmation du jugement entrepris, sauf, d'une part, sur le montant des dommages et intérêts qu'elles demandent à la Cour de porter à 400.000 francs en réparation du préjudice résultant de la contrefaçon et à 500.000 francs au titre de la concurrence déloyale, d'autre part, sur la confiscation des articles contrefaisant sous astreinte de 5.000 francs par jour de retard que le jugement n'a pas ordonné, astreinte dont la Cour se réservera la liquidation,
- l'allocation de la somme de 30.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
et soutiennent
- que le droit sur la marque qui est absolu ne connaît qu'une seule limite visée à l'article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle,
- que les jeans offerts en vente par la société Western Corporation n'ont pas été mis dans le commerce d'un état de l'Union Européenne avec le consentement de la société Levi Strauss & Co, malgré le courrier adressé par la société Métro à la société HTDC le 28 janvier 1999,
- que rien ne permet dans ce courrier de considérer que les jeans visés dans celui-ci sont bien ceux offerts à la vente par la société Western Corporation,
- que les produits en cause ne provenant pas d'un état membre de l'Espace économique européen, il n'y a pas détournement du droit des marques,
- que malgré l'interdiction faite à la société Western Corporation de poursuivre les agissements litigieux, celle-ci a continué à commercialiser des jeans importés de pays tiers à l'Espace économique européen, ainsi qu'il résulte d'un procès verbal de constat des 20 et 22 juin 2000, ce qui justifie la confiscation des produits contrefaisant;
Sur quoi
Sur la contrefaçon :
Considérant qu'il ressort des opérations de saisie contrefaçon que la société Western Corporation a offert à la vente environ mille jeans de marque Levi's fabriqués aux USA au prix de 329 francs;
Considérant que pour s'opposer au grief de contrefaçon, la société Western Corporation soutient que les jeans litigieux ont été régulièrement mis dans le commerce en France, avec l'accord de la société Levi Strauss & Co;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle, le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté économique européenne ou de l'Espace économique européen, sous cette marque, par le titulaire ou avec son consentement;
Qu'il appartient à celui qui se prévaut de l'épuisement du droit, de rapporter la preuve de ce que les marchandises ont été mises dans le commerce avec ce consentement; que cette preuve peut être apportée par tous moyens;
Considérant que la société Western Corporation, qui prétend acheter ses jeans auprès de sociétés françaises, produit une seule facture d'achat aux Galeries Lafayettes du 25 mars 1999;
Qu'elle n'allègue pas, toutefois, que les jeans ayant fait l'objet de la saisie contrefaçon du 14 septembre 1999 correspondent à cette facture; qu'elle maintient, en effet, ses déclarations faites lors des opérations de saisie selon lesquelles, les jeans litigieux ont été achetés au magasin Métro, autorisé à les distribuer jusqu'au 31 janvier 1999;
Qu'elle a déclaré à l'huissier "80% des jeans 501 vendus dans le magasin sont des 501 made in USA qui proviennent en majorité des stocks des magasins Métro qui avaient l'autorisation de les vendre. Je vous remets le document à en-tête de Métro. Je propose de liquider mes stocks d'ici la fin de l'année en attendant de recevoir des 501 européens. Ces jeans ont été achetés à Métro, la facture est chez mon comptable. Je m'engage à vous faire parvenir une copie de la facture sous 10 jours";
Qu'elle a remis une lettre de la société Métro adressée à une société HTDC ainsi libellée : "déclarons détenir des marchandises Levi's Jean 501 fabriqués aux USA et achetés courant 1998; aux termes d'un accord intervenu entre Levi Strauss & Co, Levi Strauss Continental et Métro Centrale d'achats, ces marchandises peuvent être revendues par Métro jusqu'au 31 janvier 1999, en toute légalité auprès de sa clientèle professionnelle, à laquelle appartient la société HTDC, cette dernière peut dès lors revendre ladite marchandise; les jeans sont authentiques et libres de toute circulation en Europe";
Qu'elle produit cette lettre remise à l'huissier; que toutefois, ce courrier est adressé par la société Métro à une société HTDC, dont le lien de droit avec la société Western Corporation n'est pas établi; qu'en l'absence de toute facture, cette lettre ne prouve pas que les jeans offerts à la vente par la société Western Corporation proviennent du stock de la société Métro;
Que la société Western Corporation n'établit donc pas que les jeans litigieux ont été mis dans le commerce en France avec le consentement du titulaire des marques;
Considérant que la société Western Corporation prétend, en outre, qu'en tolérant jusqu'en 1999, l'importation parallèle des produits marqués dans l'Union européenne, la société Levi Strauss & Co aurait donné son consentement tacite à la mise sur le marché de jeans 501 authentiques et ainsi contribué au préjudice qu'elle allègue;
Considérant que la société Levi Strauss & Co s'est opposée à toute importation parallèle; qu'en effet, le 11 juin 1998, elle a diffusé une note d'information dans laquelle elle indique : "après s'être penchée de façon globale et européenne sur le problème des importations parallèles avoir décidé, à son tour, d'entrer en lutte contre ce phénomène";
Qu'elle justifie par la production de plusieurs décisions de justice, avoir poursuivi notamment les 26 février 1999, 15 mars 1999, 21 septembre 1999, différentes sociétés qui ont offert à la vente des jeans authentiques mis dans le commerce de l'Espace économique européen sans son consentement;
Considérant que si la société Western Corporation prétend ne pas avoir été mise en demeure de cesser la commercialisation des jeans 501 et ne pas avoir reçu la note d'information précitée, il convient de relever qu'elle produit elle-même cette note aux débats, ainsi qu'un article paru dans le journal, Le Monde, intitulé "Le droit des marques à disposer d'elles-mêmes" aux termes duquel "Levi's, le géant américain du jean, a sommé récemment les grands distributeurs européens, sous peine de poursuites en justice, de renoncer à importer des pantalons 501 des Etats Unis à bas prix. Levi's s'est pour cela, appuyé sur le droit des marques européen";
Considérant dès lors, qu'au moment où la société Western Corporation a acheté et vendu les marchandises litigieuses, elle ne pouvait prétendre à une autorisation tacite de la société Levi Strauss & Co de la mise sur le marché sur le territoire européen des jeans litigieux;
Considérant que la société Levi Strauss & Co, fondée à s'opposer à leur diffusion, ne fait qu'user du droit qui lui est conféré par l'article L. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle sans détourner le droit de marque de sa fonction et n'a pas à démontrer la licéité d'un réseau de distribution qu'elle n'invoque d'ailleurs nullement puisqu'elle incrimine uniquement l'importation de produits venant d'un pays tiers de l'Espace économique européen;
Considérant que les faits de contrefaçon de marques étant établis à l'encontre de la société Western Corporation, le jugement entrepris doit être confirmé;
Sur la concurrence déloyale :
Considérant que les faits reprochés à la société Western Corporation constituent des actes de concurrence déloyale envers la société Levi Strauss Continental qui assure en France, la distribution et la promotion des produits de la marque de Levi Strauss & Co;
Que la décision déférée doit être confirmée, sur ce point;
Sur les mesures réparatrices :
Considérant qu'environ 1000 jeans 501 ont été dénombrés lors de la saisie contrefaçon dans les locaux de la société Western Corporation;
Que le préjudice de la société Levi Strauss & Go résulte de l'atteinte portée à la valeur distinctive et patrimoniale de chacune de ses trois marques, ainsi que de la perte de redevances sur celles-ci; que le montant des dommages et intérêts allouées doit être porté à la somme de 15.244, 90 euros, (100.000 francs);
Considérant que l'attitude de la société Western Corporation a causé à la société Levi Strauss Continental un préjudice lié à des ventes manquées et à un trouble commercial; qu'il lui sera alloué la somme de 45.734,71 euros, (300.000 francs) à titre de dommages et intérêts;
Considérant que le tribunal a interdit à la société Western Corporation de poursuivre les agissements litigieux sous astreinte de 1.000 francs par infraction constatée à compter de la signification de la décision, mais n'a pas fait droit à la demande de confiscation des jeans litigieux;
Que ce jugement a été signifié le 30 mars 2000;
Considérant que les sociétés Levi Strauss & Go et Levi Strauss Continental ont fait établir les 20 et 22 juin 2000 un procès verbal de constat d'huissier établissant que la société Western Corporation continue à offrir en vente des jeans Levi's, sous couvert d'un contrat de sous-location de sa boutique à une société Mexican Style;
Qu'en effet, bien que la Société Western Corporation ait déclaré à l'huissier se limiter dorénavant à la vente d'articles de cuir, celui-ci a constaté la présence de jeans à l'entrée et au fond du magasin et que le seul élément permettant d'associer ces jeans à la société Mexican Style était dans la réserve, au dessus d'une étagère murale remplie de ces pantalons, une simple feuille de papier volante scotchée sur laquelle était inscrit "réserve Mexican Style";
Que par ailleurs, l'huissier s'est fait remettre un document publicitaire de la société Western Corporation où, au recto apparaissent les coordonnées de la société Western Corporation et une publicité pour chaussures et, au verso la mention suivante : "Le 501-Levi's US-UK, 1er choix à 299, 329, 349 francs. Pourquoi l'acheter plus cher ailleurs ? Vous n'avez plus d'excuse ! Levi's US/UK. Le Jean's des héros";
Considérant dès lors, qu'il convient de prononcer, en application de l'article L.716-14 du Code de la propriété intellectuelle, la confiscation des articles contrefaisants et leur remise à la société Levi Strauss & Co, propriétaire de la marque, sous astreinte de 152,45 euros, (1.000 francs) par jour de retard à compter de la signification du présent arrêt;
Qu'il n'y a lieu à se réserver la liquidation de l'astreinte;
Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier aux sociétés intimées; qu'il leur sera alloué à ce titre, à chacune d'elle, la somme de 4.573,47 euros (30.000 francs);
Que la société Western Corporation qui succombe doit être déboutée de la demande formulée à ce titre;
Par ces motifs : Confirme la décision entreprise sauf sur le montant des dommages et intérêts et la mesure de confiscation; La réformant sur ces points et, Statuant à nouveau, Condamne la société Western Corporation à payer à la société Levi Strauss & Go la somme de 15.244, 90 euros (100.000 francs) au titre de la contrefaçon de marques; La condamne à payer à la société Levi Strauss Continental la somme de 45.734,71 euros (300.000 francs) au titre de la concurrence déloyale; Ordonne la confiscation des articles contrefaisants et leur remise à la société Levi Strauss & Co, aux frais de la société Western Corporation, sous astreinte de 152,45 euros (1.000 francs), par jour de retard à compter de la signification du présent arrêt; Rejette toutes autres demandes; Condamne la société Western Corporation à payer à chacune des sociétés Levi Strauss & Go et Levi Strauss Continental la somme de 4.573,47 euros (30.000 francs) au titre des frais irrépétibles d'appel; La condamne aux dépens et dit que ceux-ci pourront être recouvrés par l'avoué des intimées conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.