CA Paris, 5e ch. B, 31 mai 2001, n° 1999-03047
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Phone Agence Absolu (SARL), Frechou (és qual.), Lessertois (és qual.)
Défendeur :
Nicourt, Obadia, D'Orazio, Rayssac, Roger.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
Mme Briottet, M. Faucher
Avoués :
SCP Roblin-Chaix De Lavarene, SCP Lagourgue
Avocats :
Mes Delavelle, Lecanet Laurent.
La Cour est saisie de l'appel interjeté par la société d'agence de mannequins Phone Agence Absolu assistée par Maître Frechou et Maître Lessertois ès qualités, contre un jugement contradictoire rendu le 8 décembre 1998 par le Tribunal de grande instance de Paris qui, dans un litige portant sur les circonstances de la démission de cinq de ses salariés,
- s'est partiellement dessaisi au profit de Conseil de prud'hommes de Paris pour l'examen des griefs dirigés contre Géraldine Nicourt, Myriam Obadia, Emmanuel D'Orazio, David Rayssac et Nathalie Roger,
- a débouté la société Phone Absolu de ses demandes, et l'a condamnée à payer à Géraldine Nicourt, Myriam Obadia, Emmanuel D'orazio, David Rayssac et Nathalie Roger 10.000 francs de dommages-intérêts chacun en réparation du préjudice consécutif à leur dénigrement et 5.000 francs chacun au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- a rejeté le surplus des demandes reconventionnelles formées par Géraldine Nicourt, Myriam Obadia, Emmanuel D'Orazio, David Rayssac et Nathalie Roger,
- a dit que la décision serait transmise au Conseil de prud'hommes de Paris,
- a ordonné l'exécution provisoire.
Par arrêt avant dire droit du 2 novembre 2000 la Cour a ordonné la réouverture des débats et invité les intimés à justifier de la déclaration de leur créance au passif de la société Phone Agence Absolu, fixé au 29 mars 2001 l'audience de plaidoiries et au 26 janvier 2001 la clôture de la mise en état.
Dans leurs dernières conclusions du 14 mars 2001 la société Phone Agence Absolu ainsi que son représentant des créanciers, Maître Frechou, et son administrateur au redressement judiciaire, Maître Lessertois, font valoir :
- que la créance des intimés est éteinte dans la mesure où ceux-ci ne l'ont pas déclarée et ne peuvent prétendre qu'ils n'avaient pas à le faire puisque :
* ils ne poursuivent pas ici le recouvrement d'une créance salariale,
* même si la condamnation prononcée à son encontre par le Tribunal de grande instance de Paris a été exécutée avant l'ouverture de la procédure collective, les salariés concernés n'en devaient pas moins déclarer leur créance, la procédure de redressement judiciaire étant intervenue au cours de l'instance d'appel,
- que c'est à tort que le Tribunal a fait droit à l'exception de connexité soulevée tardivement, dans une intention dilatoire, par les consorts Nicourt, ce d'autant qu'il n'existe aucun rapport entre l'action portée devant le Conseil de prud'hommes et celle portée devant le Tribunal de grande instance,
- que les intimés se sont rendus coupables d'actes de concurrence déloyale dans la mesure où, après avoir détourné divers "books", documents ou contrats commerciaux, ils ont démissionné collectivement au mois d'août 1996, entraîné avec eux 137 mannequins et ont été embauchés immédiatement par une société concurrente en voie de constitution, la société Next,
- que les agissements des cinq "bookers", qui l'ont au surplus dénigrée, lui ont causé, notamment par suite de la désorganisation de son entreprise, un important préjudice commercial et financier,
- que c'est à tort que les premiers juges l'ont condamnée au paiement de dommages-intérêts pour dénigrement à l'encontre des intimés alors que la preuve tant du dénigrement que du préjudice ou du lien de causalité n'est pas rapportée.
En conséquence l'appelante demande à la Cour d'infirmer le jugement déféré, de rejeter l'exception de procédure soulevée par les consorts Nicourt, de déclarer ces cinq "bookers" coupables d'actes de concurrence déloyale et de les condamner chacun à lui payer 120.000 francs de dommages-intérêts. A titre subsidiaire la société Phone Agence Absolu sollicite la désignation d'un expert pour évaluer son préjudice. La société Phone Agence Absolu prie encore la Cour de débouter les intimés de leurs demandes et de les condamner à lui restituer les sommes versées au titre de l'exécution provisoire et à lui verser in solidum 50.000 francs en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Très subsidiairement la société Phone Agence Absolu demande qu'il soit fait application des dispositions des articles 47 à 49 de la loi du 25 janvier 1985.
Géraldine Nicourt, Myriam Obadia, Emmanuel D'Orazio, David Rayssac et Nathalie Roger soutiennent pour leur part dans leurs ultimes écritures du 8 mars 2001
- qu'ils n'avaient pas à déclarer leur créance dans la mesure où ils étaient salariés de la société Phone Agence Absolu et où celle-ci avait effectué un paiement avant l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire,
- que les griefs formés à leur encontre relèvent de la compétence exclusive du Conseil de prud'hommes de Paris, de sorte que c'est à bon droit que le Tribunal a décidé de se dessaisir,
- que leur démission et leur embauche par la société Next étaient exclusives de toute faute de leur part ou de celle de leur nouvel employeur et n'ont pas désorganisé la société Phone Agence Absolu,
- que la démission de 25 mannequins, et non de 137 comme le prétend l'appelante, n'a aucune signification et ne justifie pas l'existence d'une faute de leur part,
- qu'ils n'ont jamais dérobé les "books" qui sont la propriété des mannequins,
- que la société Phone Agence Absolu est dans l'incapacité de fournir la moindre preuve du dénigrement prétendument commis par eux,
- que la société Phone Agence Absolu ne justifie ni les préjudices qu'elle allègue ni du quantum des dommages-intérêts réclamés,
- que, comme cela est prouvé, l'appelante s'est rendue coupable de dénigrement à leur encontre, de sorte qu'elle doit être condamnée à réparer leur préjudice.
Les intimés demandent dès lors à la Cour de juger qu'ils n'ont pas à produire leurs déclarations de créances, de confirmer le jugement entrepris et, en conséquence, à titre principal, de se dessaisir au profit du Conseil de prud'hommes de Paris, à titre subsidiaire de débouter la société Phone de ses demandes et de la condamner à leur verser à chacun 20.000 francs de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice pour dénigrement, et 10.000 francs HT en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce : 1° - Sur les demandes formées par la société Phone Agence Absolu :
Considérant que, créée en 1992, la société Phone Agence Absolu, agence de mannequins hommes et femmes, a embauché Géraldine Nicourt, Myriam Obadia, Emmanuel D'Orazio, David Rayssac et Nathalie Roger en qualité de "bookers" chargés par elle de proposer des mannequins à des agences de publicité et à tout demandeur de photographies commerciales ;
Que ces "bookers" ont écrit le 22 juillet 1996 à la gérante de la société Phone Agence Absolu une lettre dans laquelle ils tenaient à lui "faire part de (leur) inquiétude devant les divers problèmes existant dans la société", en particulier "la rumeur d'une liquidation" ;
Que, en dépit d'une réponse destinée à les "rassurer pleinement sur (leurs) situations personnelles", les intimés ont démissionné les 1er et 2 août 1996 et ont été embauchés par une autre agence de mannequins nouvellement créée, la société Next Management Paris, les 2 septembre 1996 pour Géraldine Nicourt et Nathalie Roger, 5 septembre 1996 pour Myriam Obadia et Emmanuel D'Orazio et 12 septembre 1996 pour David Rayssac ;
Considérant que, reprochant à ses anciens salariés et à leur nouvel employeur des actes de concurrence déloyale, la société Phone Agence Absolu a fait assigner les premiers devant le Tribunal de grande instance de Paris, qui a rendu la décision aujourd'hui déférée à la Cour et le second devant le Tribunal de commerce de Paris dont le jugement a été pour partie infirmé par la 4ème chambre de la Cour dans un arrêt du 8 novembre 2000 ;
Considérant que le Tribunal de grande instance de Paris a décidé :
- que le départ concerté des salariés, le débauchage des mannequins concomitamment à leur départ ainsi que le détournement de "books", c'est-à-dire de classeurs contenant les photographies des mannequins, avec le photocopiage des fiches signalétiques de ceux-ci, constituait des griefs se rattachant "directement à l'exécution du contrat de travail des cinq défendeurs", de sorte que le Conseil de prud'hommes devait être saisi de leur examen,
- qu'en revanche l'embauche des bookers par la société Next Management Paris, le débauchage des mannequins hommes et le dénigrement de la société Phone Agence Absolu par les "bookers" relevaient de sa compétence mais n'étaient pas fondés ;
Mais considérant que les reproches adressés par la société Phone Agence Absolu à ses anciens salariés, lesquels n'étaient pas liés à elle par une clause de non-concurrence, forment un tout indissociable et fondent une action en concurrence déloyale qui, concernant des faits pour partie postérieurs à la rupture des contrats de travail, relève en l'espèce de la compétence du Tribunal de grande instance ; qu'il n'y a pas en la cause, au regard de l'action portée par les salariés devant la juridiction prud'homale, connexité au sens l'article 101 du nouveau Code de procédure civile ; que c'est donc à tort que les premiers Juges ont procédé à une distinction qui n'avait pas lieu d'être et renvoyé l'examen de certains griefs au Conseil de prud'hommes ; qu'il appartient dès lors à la Cour de se prononcer sur l'ensemble des agissements fondant l'action en concurrence déloyale dirigée par l'appelante à l'encontre de ses anciens salariés ;
Considérant que, ceci étant, comme l'a d'ailleurs retenu la 4ème chambre de la Cour dans son arrêt du 8 novembre 2000, force est de constater que l'appelante ne précise et ne justifie pas les manœuvres de débauchage auxquelles aurait participé la société Next Management Paris ; qu'au contraire les salariés démissionnaires justifient leur départ par le climat d'instabilité régnant au sein de l'entreprise et lié à un conflit entre actionnaires ; que dans une lettre du 30 septembre 1996 l'un des responsables de la société Phone Agence Absolu écrivait que le changement intervenu s'était avéré "très positif" en précisant que "les bookers en place (étaient) très professionnels, sympathiques et dynamiques", que "les clients français (avaient) toujours Phone en grande estime et (que) l'activité (avait) progressé au mois de septembre" ; que de la sorte il ne peut être soutenu que l'embauchage des cinq "bookers" a revêtu un caractère fautif et a désorganisé la société Phone Agence Absolu ;
Considérant qu'il n'est pas davantage prouvé que le départ de 25 mannequins, et non 137 comme le soutient l'appelante sans l'établir, est la conséquence d'agissements déloyaux des "bookers" ou de la société Next Management Paris, ce d'autant que rien ne prouve qu'ils ont tous rejoint celle-ci et que l'un au moins d'entre eux se plaignait de n'avoir pas perçu son dû de la société Phone Agence Absolu ;
Considérant par ailleurs que le détournement des "books", de documents de l'appelante et de "contrats commerciaux", dits "options", par ses anciens salariés n'est pas non plus justifié par l'appelante, alors d'une part que le fait pour les "bookers" d'avoir, dans des circonstances d'ailleurs inconnues, demandé à un stagiaire des "fiches signalétiques" de mannequins ne peut caractériser un détournement, alors d'autre part que, suite à la plainte avec constitution de partie civile déposée par la société Phone Agence Absolu à la suite de la disparition, selon elle, de "books", le Juge d'instruction a rendu le 9 octobre 1997 une ordonnance de non lieu en relevant d'ailleurs que ceux-ci appartiennent aux mannequins qui les avaient payés, alors enfin que rien ne prouve un quelconque autre détournement de documents ;
Considérant enfin que la preuve du "dénigrement" de la société Phone Agence Absolu par les cinq "bookers" ne peut résulter de lettres de ses salariés qui se font l'écho du "harcèlement" auquel se livreraient les intimés à l'égard de mannequins sous contrat ou de clients, alors tout d'abord que le "dénigrement", donc le discrédit dont aurait souffert l'appelante de la part d'un concurrent, n'est pas caractérisé et alors ensuite que dans son arrêt du 8 novembre 2000 la Cour n'a retenu aucun détournement de clientèle par la société Next Management Paris ;
Considérant en conséquence que la Cour ne peut que débouter la société Phone Agence Absolu de ses demandes, y compris celle formée au titre de ses frais irrépétibles ;
2° - Sur les demandes formées par Géraldine Nicourt, Myriam Obadia, Emmanuel D'orazio, David Rayssac et Nathalie Roger :
Considérant que c'est par des motifs pertinents que le Tribunal a décidé que la société Phone Agence Absolu avait, par l'envoi d'une lettre à son personnel et à sa clientèle, dénigré les intimés et causé à ceux-ci un préjudice moral qu'il a, au vu des éléments de la cause, évalué à 10.000 francs pour chacun d'eux ;
Considérant que, ceci étant, c'est à tort que l'appelante soutient que, faute d'avoir été déclarée, leur créance est éteinte ; qu'en effet il est établi que, avant même d'avoir été déclarée en redressement judiciaire le 14 octobre 1999, la société Phone Agence Absolu a, en vertu de l'exécution provisoire ordonnée par le Tribunal dans son jugement, réglé le montant de sa dette et que par ce paiement la créance des intimés s'est trouvée éteinte, de sorte qu'ils n'avaient pas à la déclarer ;
Considérant qu'il est équitable d'allouer à chacun des "bookers" une indemnité complémentaire de 7.000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs : Confirme le jugement déféré en ce qu'il a condamné la société Phone Agence Absolu à payer à chacun des défendeurs 10.000 francs à titre de dommages-intérêts et 5.000 francs en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, L'infirme en ce qu'il a décidé que le Conseil de prud'hommes devait être saisi de l'examen de certains griefs et, statuant à nouveau : dit que tous les agissements constitutifs de l'action en concurrence déloyale relèvent en l'espèce de la compétence du Tribunal de grande instance et par voie de conséquence de la Cour et déboute la société Phone Agence Absolu de l'ensemble de ses demandes, Condamne la société Phone Agence Absolu assistée de Maîtres Frechou et Lessertois, ès qualités, à payer à chacun des intimés une indemnité complémentaire de 7.000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Phone Agence Absolu assistée de Maîtres Frechou et Lessertois, ès qualités, aux dépens de première instance et d'appel ; admet la SCP Lagourgue, Avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.