CA Paris, 4e ch. B, 8 décembre 2000, n° 1997-20899
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Dubosq, Suite 1024 (SA)
Défendeur :
Hachette Filipacchi Presse (SA), Collectif Edi 7 (SNC), Hachette Filipacchi Télématique (GIE), Hachette Filipacchi Associés (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
Mmes Mandel, Regniez
Avoués :
SCP Bernabe-Chardin-Cheviller, Me Bodin-Casalis, SCP Bommart-Forster
Avocats :
Mes Lussault, Benaroudj, Joly.
Faits et procédure
Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits, de la procédure et des moyens antérieurs des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :
La société Hachette Filipacchi Presse est propriétaire de tous les éléments du fonds de commerce liés à l'exploitation de l'hebdomadaire " Elle ". En France, cette publication est exploitée par la société d'édition Hachette Filipacchi Associés anciennement Edi 7. Par ailleurs, Hachette Filipacchi Presse est propriétaire de plusieurs marques constituées par la dénomination " Elle " inscrite dans différents graphismes et désignant notamment les produits et services des classes 9, 16, 35, 38, 41 et 42 à savoir :
- " Elle " en lettres majuscules allongées enregistrée dans le dernier état le 13 janvier 1999 sous le n° 1 538 354 en renouvellement de précédents dépôts,
- " Elle " en lettres bâtons enregistrée dans le dernier état le 13 janvier 1999 sous le n° 1 500 024 pour les services des classes 3, 8, 16, 18, 20, 21, 24, 25 et sous le n° 1 521 708 pour les produits et services des classes 2, 6, 11, 12, 22, 23, 26, 27, 28, 31, 34, 35, 37 à 42.
La marque " Elle " est notamment utilisée pour désigner des supports d'enregistrement de type CD Rom ainsi que comme titre d'un service télématique avec comme code d'accès 3615 " Elle ", lequel serait exploité par le GIE Hachette Filipacchi Télématique.
De son côté, Madame Dubosq a déposé le 8 juin 1994, la marque " Elle et Moi " laquelle a été enregistrée sous le n° 94 523 673 pour désigner en classes 35, 38 et 41 la télécommunication, publicité, gestion des affaires commerciales, administration commerciale ; travaux de bureau. Education ; formation ; divertissement ; activités sportives et culturelles. La société Suite 1024 a exploité sous cette marque, un service télématique.
Estimant qu'un tel dépôt portait atteinte à ses droits, la société Hachette Filipacchi Presse a adressé le 22 août 1994, par l'intermédiaire de son conseil, à Madame Dubosq une mise en demeure d'avoir à cesser d'utiliser la marque " Elle et Moi " et de procéder à son retrait. Cette lettre étant demeurée sans réponse, cette société ainsi qu'Edi 7 (devenue Hachette Filipacchi Associes) et le GIE Hachette Filipacchi Télématique ont, par exploit en date du 21 juin 1996, assigné Madame Dubosq et la société Suite 1024 en contrefaçon, à tout le moins imitation de la marque " Elle ", violation des dispositions de l'article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle et agissements parasitaires. Elles sollicitaient, outre l'annulation de la marque Elle et Moi et sa radiation, des mesures d'interdiction sous astreinte, le décâblage du service télématique " Elle et Moi ", la publication de la décision à intervenir, la condamnation in solidum de Madame Dubosq et de Suite 1024 à leur payer une somme de 300.000 F à titre de dommages et intérêts et celle de 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Les défenderesses ont conclu au rejet des prétentions des sociétés susvisées et réclamé le paiement d'une somme de 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Le tribunal par le jugement entrepris a
- dit que Madame Dubosq et Suite 1024 ont commis des actes d'imitation illicite de la marque " Elle ",
- déclaré nulle la marque " Elle et Moi " et ordonné sa radiation en classes 35, 38 et 41,
- prononcé des mesures d'interdiction sous astreinte,
- condamné in solidum Madame Dubosq et Suite 1024 à payer aux demandeurs une somme de 50.000 F à titre de dommages et intérêts outre celle de 7.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile,
- autorisé trois mesures de publication.
Suite 1024 et Madame Dubosq ont respectivement interjeté appel de cette décision les 19 août 1997 et 18 septembre 1997. Les procédures ont été jointes le 2 avril 1998.
Dans le dernier état de ses écritures signifiées le 2 octobre 2000, Suite 1024 demande à la Cour de
- infirmer le jugement en ce qu'il l'a déclarée coupable d'actes d'imitation illicite et de débouter les intimés de l'intégralité de leurs prétentions, subsidiairement de fixer à un montant symbolique les réparations qui pourraient être octroyées,
- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté le grief d'agissements parasitaires,
- condamner les intimés à lui payer la somme de 30.000 F en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Madame Dubosq prie la Cour de déclarer irrecevables les demandes du GIE Hachette Filipacchi Télématique, de dire que la marque " Elle et Moi " est valable, de débouter les intimés de l'ensemble de leurs prétentions et de les condamner à lui payer la somme de 8.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Hachette Filipacchi Presse, Hachette Filipacchi associés et le GIE Hachette Filipacchi Télématique aux termes de leurs dernières écritures signifiées le 14 juin 2000, poursuivent la confirmation du jugement en ce qu'il a retenu le grief d'imitation illicite et prononcé de ce chef diverses mesures de réparation de son préjudice. Formant appel incident pour le surplus, ils réclament la condamnation de Madame Dubosq et de Suite 1024 pour agissements parasitaires à leur payer une somme de 50.000 F à titre de dommages et intérêts outre celle de 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR
I. Sur la recevabilité des demandes du GIE Hachette Filipacchi Télématique
Considérant que Madame Dubosq fait valoir que le GIE qui n'est titulaire d'aucun droit de propriété intellectuelle et qui ne justifie pas exploiter le titre de service télématique " Elle " et le code d'accès correspondant est dépourvu de tout intérêt à agir ;
Considérant que les intimés répliquent que cette fin de non recevoir soulevée pour la première fois en appel est dilatoire et que les pièces produites attestent de l'intérêt à agir du GIE.
Considérant ceci exposé qu'en vertu des dispositions de l'article 123 du Nouveau Code de procédure civile, une fin de non recevoir pouvant être proposée en tout état de cause, Madame Dubosq est recevable à l'invoquer en appel sauf la possibilité pour la Cour de la condamner à des dommages et intérêts s'il est démontré qu'elle s'est abstenue de la soulever plus tôt dans une intention dilatoire ;
Considérant cependant que les intimés justifient par les pièces versées aux débats et notamment par un extrait Kbis et une plaquette publicitaire que le GIE Hachette Filipacchi Télématique est chargé des intérêts télématiques et audiotels des principaux titres du groupe Filipacchi et exploite notamment le service télématique se rapportant au magazine " Elle " ; qu'en conséquence il justifie d'un intérêt à agir ; que la preuve n'étant pas rapportée que Madame Dubosq se serait abstenue de soulever en première instance cette fin de non recevoir dans une intention dilatoire, il n'y a pas lieu de la condamner au paiement de dommages et intérêts ;
II. Sur la contrefaçon
Considérant que Suite 1024 critiquant les premiers juges en ce qu'ils ont retenu que la dénomination incriminée ne constituerait pas un tout indivisible, fait valoir que :
- la marque " Elle et Moi " est une marque complexe ayant une signification propre et unique qui est celle du couple, au sein de laquelle le mot " Elle " perd son individualité,
- les produits en cause sont distincts dès lors que les appelantes utilisent la dénomination " Elle et Moi " pour désigner un service télématique alors que les intimés exploitent une revue féminine portant le titre " Elle " et que leur service télématique ne constitue qu'une part marginale de l'utilisation de la marque " Elle " et ne bénéficie d'aucun renom,
- la renommée même de la marque Elle en ce qu'elle désigne un hebdomadaire la protège contre tout risque de confusion avec un service Minitel de rencontres homosexuelles exploité sous la marque Elle et Moi,
Considérant que Madame Dubosq soutient également que le vocable " Elle " associé à " et moi " perd son caractère distinctif, et vient évoquer, non plus l'image de la femme mais plutôt l'idée de couple dont un des membres est une femme bien déterminée, et non la femme en général ;
Considérant que les intimés faisant leurs les motifs des premiers juges répliquent que la marque " Elle et Moi " ne forme pas un tout indivisible, que le terme Elle conserve son pouvoir distinctif et attractif et qu'il existe une identité et/ou similarité entre les produits et services désignés de part et d'autre dans les enregistrements respectifs ;
Considérant ceci exposé, qu'il ne saurait être prétendu que la marque incriminée constitue la contrefaçon des marques " Elle " au sens de l'article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle dès lors qu'elle comporte outre le pronom " Elle ", les termes " Et Moi " et ne reproduit donc pas à l'identique le signe opposé ;
Considérant qu'il convient dès lors de rechercher si elle en constitue la contrefaçon par imitation ;
Considérant que la comparaison devant se faire par référence aux services visés aux dépôts et non par rapport à ceux effectivement exploités, Suite 1024 est mal fondée à soutenir qu'il n'existe aucune identité ou similarité entre les services en cause ; qu'en effet les marques " Elle " ont été enregistrées pour désigner notamment les services de communication et télématiques, services télématiques en vue d'obtenir des informations contenues dans des banques de données, services d'information par réseau télématique et la marque " Elle et Moi " pour un service de télécommunication et que la télématique n'est qu'un mode de communication ;
Considérant par ailleurs que si l'association du pronom personnel " moi ", forme tonique de la première personne du singulier et des deux genres, au pronom personnel de la troisième personne du singulier de genre féminin " Elle " peut suggérer une idée de couple, il demeure que la marque contestée reproduit le terme Elle qui placé en premier et ayant une sonorité plus forte conserve son caractère distinctif et essentiel ; que de plus " Elle " étant associé à un autre pronom personnel, le consommateur d'attention moyenne peut être amené à considérer que la marque Elle et Moi n'est qu'une déclinaison de la marque Elle ; que le risque de confusion est d'autant plus grand que le signe " Elle " bénéficiant d'une notoriété certaine dans le domaine de la presse, le public peut rattacher à la même origine les services de communication d'informations offerts sous les marques en cause et croire qu'ils émanent d'entreprises liées économiquement; que le jugement doit donc être confirmé en ce qu'il a retenu le grief d'imitation illicite, étant précisé que les marques auxquelles il a été porté atteinte sont celles enregistrées sous les n° 1 538 354 et 1 521 708 ;
Considérant toutefois que ce délit n'est constitué qu'à l'égard de la société Hachette Filipacchi Presse seule propriétaire des marques opposées ;
III. Sur les autres demandes
Considérant que les sociétés et le GIE intimés font valoir qu'en exploitant le signe " Elle et Moi " pour désigner un service de messagerie conviviale, les appelantes ont eu un comportement parasitaire, ont porté atteinte à la renommée de la marque Elle ;
Considérant que Madame Dubosq et Suite 1024 n'ont pas développé d'argumentation spécifique sur ce point, se contentant de solliciter la confirmation du jugement en ce qu'il avait débouté les intimées de leur demande de ce chef ;
Considérant qu'Hachette Filipacchi Presse fondant ses prétentions sur la reproduction de ses marques pour des services identiques, elle ne peut solliciter l'application des dispositions de l'article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle qui vise l'emploi d'une marque pour des services non similaires à ceux désignés par l'enregistrement ; que par ailleurs elle ne peut prétendre avoir été victime d'actes de concurrence parasitaire de la part des appelantes dès lors qu'elle ne justifie pas de l'existence d'actes distincts de ceux fondant sa demande en contrefaçon de marques ;
Considérant en revanche que la société Hachette Filipacchi Associes et le GIE Hachette Filipacchi Télématique n'étant pas propriétaires des marques " Elle " mais les utilisant dans le magazine " Elle " pour informer la clientèle de l'existence d'un service télématique 3615 code Elle ou exploitant ce service sous cette dénomination, l'usage du code d'accès 3615 Elle et Moi pour désigner un service de messagerie destiné en particulier aux homosexuels et la publicité qui en est faite dans des hebdomadaires de grande diffusion (VSD, Nova Magazine) constituent à leur égard des actes déloyaux (et non pas des agissements parasitaires) engageant leur responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du code civil ;
Que la preuve n'étant pas rapportée que Madame Dubosq exploiterait à titre personnel la marque " Elle et Moi ", aucun acte de concurrence déloyale ne peut lui être imputé ; que le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a de ce chef, rejeté les demandes des sociétés ;
IV. Sur les mesures réparatrices
Considérant que les appelantes soutiennent que les premiers juges ont fait une appréciation excessive du préjudice subi par les intimés et demandent à la Cour de réduire à un montant symbolique les réparations ;
Considérant que les intimés sollicitent la confirmation du jugement en ce qu'il leur a alloué la somme de 50.000 F en réparation du préjudice subi du fait des actes de contrefaçon et réclament au titre de la concurrence déloyale le paiement d'une somme de 50.000 F ;
Considérant qu'eu égard à la notoriété dont bénéficie les marques " Elle " et au fait que la marque condamnée a été exploitée au moins de septembre 1993 à janvier 1996, si on se réfère aux publications versées aux débats comportant des annonces pour le service télématique 3615 Elle et Moi, le préjudice subi par Hachette Filipacchi Presse pour l'atteinte portée à ses droits privatifs a été exactement réparé par les premiers juges ;
Considérant que les agissements fautifs de Suite 1024 ont nécessairement causé un préjudice commercial à la société Hachette Filipacchi Associés et au GIE Hachette Filipacchi Télématique, la clientèle ayant pu croire qu'ils avaient des liens avec un service de messagerie destiné aux femmes entretenant des relations homosexuelles ; que celui-ci sera exactement réparé par le versement d'une somme de 50.000F ;
Considérant par ailleurs qu'il y a lieu de confirmer le jugement en ce qu'il a prononcé la nullité de la marque " Elle et Moi " et autorisé des mesures de publication aux frais des appelants, étant précisé qu'elles devront faire mention du présent arrêt ;
Considérant que les mesures d'interdiction telles que mentionnées au dispositif seront substituées à celles ordonnées par les premiers juges ;
Qu'aucun texte légal ou réglementaire ne prévoyant la radiation d'une marque nulle, il ne sera pas fait droit à cette prétention ;
Considérant enfin que l'équité commande d'allouer aux intimés pour les frais hors dépens par eux engagés en appel une somme supplémentaire de 10.000 F ; que les appelants qui succombent conserveront la charge de leurs propres frais.
Par ces motifs, dit le GIE Hachette Filipacchi Télématique recevable à agir, confirme le jugement sauf en ce qu'il a ordonné la radiation de la marque n° 94 523 673 et débouté la société Edi 7 devenue Hachette Filipacchi Associés et le GIE Hachette Filipacchi Télématique de leur demande sur le fondement de l'article 1382 du code civil, le réformant de ces chefs, statuant à nouveau et y ajoutant, dit que la société Suite 1024 a commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société Hachette Filipacchi Associés et du GIE Hachette Filipacchi Télématique, la condamne à leur payer une somme globale de 50.000 F à titre de dommages et intérêts, fait interdiction à Madame Dubosq et à la société Suite 1024 d'utiliser la dénomination " Elle et Moi " à titre de signe distinctif pour désigner des services de communications, de transmission d'informations et des services télématiques y compris un code d'accès télématique sous astreinte de 1.000 F par infraction constatée à compter de la signification du présent arrêt ; dit que les mesures de publication devront faire état du présent arrêt, rejette toute autre demande des parties, condamne Madame Dubosq et la société Suite 1024 à payer aux sociétés Hachette Filipacchi Presse et Hachette Filipacchi Associés ainsi qu'au GIE Hachette Filipacchi Télématique une somme globale supplémentaire de 10.000 F, les condamne aux dépens d'appel.