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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 10 novembre 2000, n° 1997-11878

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Investissement en Objets d'Art et Organisation de Vente (SARL)

Défendeur :

Chambre de Discipline de la Cie des Commissaires-Priseurs

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

Mmes Mandel, Regniez

Avoués :

SCP Verdun-Seveno, SCP Gaultier-Kistner-Gaultier

Avocats :

Mes Simon, Gaultier.

TGI Paris, 1re ch., du 26 mars 1997

26 mars 1997

LA COUR statue sur l'appel interjeté par la SARL Investissement en Objets d'Art et Organisation de Ventes (ci-après SIOAOV) d'un jugement rendu le 26 mars 1997 par le tribunal de grande instance de Paris dans un litige l'opposant à la Chambre de discipline de la Compagnie des Commissaires-Priseurs de Paris (ci- après la chambre de discipline) et à la société Drouot Estimations (ci-après société Drouot).

Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits, de la procédure et des moyens antérieurs des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants.

La Chambre de Discipline est titulaire des marques suivantes ci-dessous reproduites :

- la marque complexe "Drouot Estimations", déposée le 18 novembre 1993, enregistrée sous le n° 93 492 717 pour désigner les services des classes 36 et 42 et notamment "estimations, évaluations et expertises financières d'objets d'art et d'antiquités, authentification et expertises d'œuvres d'art et d'antiquités"

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- la marque complexe Drouot déposée le 29 mars 1988, enregistrée sous le n° 1 457 931 dans les classes 16, 35, 36, 37, 39, 41 et 42 pour désigner notamment des "services d'estimations et d'évaluations d'objets d'art, d'organisation de salons et d'expositions ".

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L'expression "Drouot Estimations" constitue également la dénomination sociale de la société Drouot Estimations, sise 7 rue Drouot à Paris, qui a pour activité principale l'estimation des meubles et objets d'art.

Ayant constaté qu'une galerie exerçant sous l'enseigne "Drouot Art Estimations" appartenant à SIOAOV s'était implantée en 1996, 2 rue Drouot, la Chambre de Discipline et la société Drouot ont, après avoir fait dresser un procès-verbal de constat le 9 avril 1996, fait citer SIOAOV devant le tribunal de grande instance de Paris, par acte du 5 juin 1996, respectivement en contrefaçon et en usurpation de dénomination sociale, du nom commercial et de l'enseigne "Drouot Estimations", pour obtenir, outre des mesures d'interdiction, de publication, la dépose de l'enseigne et paiement de dommages et intérêts.

SIOAOV avait soulevé la nullité de l'assignation délivrée par la Chambre de Discipline (qui aurait été dépourvue de capacité à agir en justice) et par la société Drouot qui n'aurait pas été immatriculée au registre du commerce. Elle avait soutenu que la Chambre de Discipline était irrecevable pour défaut d'intérêt à agir. Sur le fond elle avait fait valoir que la Chambre de Discipline ne justifiant pas avoir la qualité de personne morale ne pouvait être propriétaire d'une marque, que la marque Drouot Estimations était nulle en raison du caractère descriptif et générique des termes la composant et qu'il n'existait aucun acte de contrefaçon ou de concurrence déloyale.

Par le jugement déféré, le tribunal a:

- rejeté les exceptions de nullité et d'irrecevabilité,

- dit que SIOAOV avait commis des actes de contrefaçon par reproduction des marques "Drouot Estimations" et "Drouot" dont est titulaire la Chambre de Discipline et des actes de concurrence déloyale au préjudice de Drouot Estimations, en utilisant à titre d'enseigne les expressions "Drouot Art Estimations" et "Drouot Art - Estimations Gratuites"

- prononcé des mesures d'interdiction sous astreinte et de publication,

- ordonné la dépose des enseignes verticale et horizontale portant les inscriptions "Drouot Art-Estimations Gratuites" sous astreinte,

- déclaré se réserver la liquidation des astreintes,

- condamné SIOAOV à payer à titre de dommages et intérêts:

* la somme de 100 000 francs à la Chambre de Discipline,

* celle de 100 000 francs à la société Drouot Estimations,

- ordonné l'exécution provisoire des mesures d'interdiction et de dépose des enseignes,

- condamné SIOAOV au paiement de la somme de 8 000 francs au titre des frais irrépétibles.

Appelante de ce jugement, SIOAOV en poursuit l'infirmation. Dans ses dernières écritures (du 12 janvier 2 000), elle réitère l'exception d'irrecevabilité pour défaut de capacité à agir de la Chambre de Discipline, conclut à la nullité des marques qui lui sont opposées et à titre subsidiaire, à l'absence de reproduction et de risque de confusion. Elle soutient encore qu'il n'existe aucun acte de concurrence déloyale et à titre encore plus subsidiaire qu'il n'existe aucun préjudice.

Elle prie en conséquence la Cour de:

- dire la Chambre de Discipline irrecevable à agir,

- dire nulles et de nul effet, les marques Drouot et Drouot Estimations,

- procéder à l'annulation de ces marques et à la publication de ces annulations auprès du registre National des Marques,

- dire que la Chambre de Discipline est irrecevable à agir sur le fondement de la contrefaçon compte tenu de l'absence de droits résultant de la nullité des marques Drouot et Drouot Estimations,

- en toute hypothèse dire qu'elle n'a commis aucun acte de contrefaçon en utilisant la dénomination Drouot Art Estimation puis Drouot Art,

- dire qu'elle n'a commis aucun acte de concurrence déloyale à l'égard de la société Drouot Estimations en utilisant la dénomination "Drouot Art Estimation" puis "Drouot Art",

- débouter la Chambre de Discipline et la société Drouot de toutes leurs demandes,

- les condamner à lui payer la somme de 50.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les intimées poursuivent la confirmation du jugement sauf sur le montant des dommages et intérêts. Formant appel incident de ce chef, la Chambre de Discipline demande la condamnation de SIOAOV au paiement de la somme de 200.000 francs. La société Drouot lui réclame paiement de celle de 250.000 francs. Elles sollicitent en outre de la Cour paiement de 10.000 francs par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR :

Sur la recevabilité

Considérant que SIOAOV fait grief aux premiers juges de n'avoir pas répondu à son argumentation, selon laquelle la Chambre de Discipline n'avait pas vocation à être titulaire d'une marque de commerce et n'avait en outre aucune qualité à agir dans la mesure où, en l'espèce, n'étaient pas en cause les intérêts communs des commissaires priseurs ; que les premiers juges s'étant, selon elle, limités à affirmer que sa vocation et sa capacité à agir se trouvaient induites de sa seule qualité d'établissement d'utilité publique doté de la personnalité morale, elle fait valoir:

- que la Chambre de Discipline ne pourrait être titulaire d'une marque, ses attributions étant limitativement énumérées par la loi (article 8 de l'ordonnance du 2 novembre 1945), que d'ailleurs, les marques en cause ne sont nullement utilisées par la Compagnie des commissaires priseurs mais par une société commerciale, la société Drouot.

- qu'il pourrait tout au plus être reconnu à la Chambre de Discipline la possibilité de représenter les Commissaires Priseurs de la Compagnie en ce qui concerne leurs droits et intérêts communs, sur le fondement de l'article 8-10°) de l'ordonnance susvisée, ce qui supposerait que seuls les commissaires priseurs pourraient être cotitulaires des marques;

Mais considérant que l'article 7 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des commissaires-priseurs dispose que les chambres de discipline sont des établissements d'utilité publique ; qu'à ce titre, elles ont la personnalité morale; que d'ailleurs ce point n'est plus contesté en appel; que l'article 8 précise les attributions de la chambre de discipline, dont selon le 8-10 °), celle de représenter tous les commissaires priseurs de la compagnie en ce qui touche à leurs droits et intérêts communs, et selon le 8-11°) "... de gérer la bourse commune et les biens de la compagnie et de poursuivre le recouvrement des cotisations ";

Considérant qu'il résulte de ce texte que la chambre de discipline a une mission de gestion et de défense des droits et intérêts communs de la compagnie et peut donc déposer à son nom des marques prises dans l'intérêt de l'ensemble des commissaires priseurs de la compagnie;

Qu'il est inopérant, de lui opposer un défaut d'usage personnel de la marque, tout titulaire d'une marque ayant la possibilité de l'exploiter par lui-même ou de la faire exploiter par un tiers;

Considérant que le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a retenu que la Chambre de Discipline était recevable dans son action;

Sur la demande en nullité des marques

Considérant que l'appelante soutient en premier lieu en se référant aux dispositions de l'article L. 711-1 du CPI qu'une personne morale est en droit de déposer une marque à condition que les produits ou services visés correspondent à son activité ; qu'elle expose que dès lors qu'aucun texte ne prévoit que la Chambre de discipline peut avoir une activité commerciale ou une mission justifiant le dépôt de marque, les marques déposées par elle seraient nulles;

Mais considérant que comme il a été ci-dessus rappelé, la Chambre de discipline a des attributions qui vont au-delà de sa seule compétence disciplinaire; que par ailleurs, aucun texte ne précise que seule une personne physique ou morale exerçant une activité correspondant aux produits ou services couverts par le signe pourrait être titulaire d'une marque ; qu'il est d'ailleurs fréquent que la personne titulaire de la marque ne l'exploite pas personnellement mais la fasse exploiter par un tiers;

Qu'en conséquence, les deux marques contestées et déposées par la Chambre de Discipline ne sauraient être annulées sur ce fondement;

Considérant qu'en second lieu, l'appelante fait valoir que les dénominations "Drouot" et "Drouot Estimations" sont dépourvues de distinctivité en raison de leur caractère générique et descriptif; qu'elle expose que

- le terme "Drouot" est un nom géographique servant à désigner une rue où seraient implantées de nombreuses boutiques de ventes d'antiquités et d'estimations d'objets anciens, et ne pourrait en conséquence être déposé à titre de marque,

- admettre la validité de la marque "Drouot" reviendrait à reconnaître aux commissaires priseurs, le monopole de l'estimation et de la vente d'objet d'art, ce qui serait en outre contraire au principe général du droit à la liberté du commerce tel que défini par l'article 7 de la loi du 2-17 mars 1791,

- "Estimations" est descriptif;

Considérant cela exposé que l'article L. 711-1 du CPI dispose que des noms géographiques peuvent être déposés à titre de marque ; que, toutefois, il est nécessaire qu'ils soient distinctifs pour les produits ou services visés par le dépôt;

Considérant qu'en l'espèce, Drouot nom d'une rue se trouvant du 9e arrondissement de Paris vient du nom d'un général d'Empire et est également la désignation de l'hôtel des ventes (hôtel Drouot) dans lequel les commissaires priseurs de la compagnie de Paris exercent leur activité de vente aux enchères, depuis plus d'un siècle ; qu'il ne peut être soutenu que le nom de la rue serait associé à toute activité de vente d'objets d'art alors que ce nom est en réalité associé au seul hôtel des ventes ; que le nom géographique est en conséquence arbitraire pour les services visés dans les dépôts des deux marques invoquées;

Considérant qu'en outre, le terme "Drouot" n'est pas descriptif de l'activité d'estimation et de vente d'objets d'art, que ce mot est en effet associé à cette activité, non pas de manière générique pour désigner tout hôtel des ventes, mais par référence à l'hôtel des ventes spécifique des commissaires priseurs de Paris ; qu'il est en conséquence distinctif pour désigner les services visés;

Considérant que les critiques selon lesquelles admettre le caractère distinctif du terme Drouot serait arroger un monopole à la Chambre de Discipline et interdirait aux commerçants, situés dans la même rue, l'utilisation de ce terme n'est pas davantage pertinente ; qu'en effet, l'usage de la dénomination Drouot n'est interdit que s'il est fait de manière illicite, rien n'interdisant aux commerçants situés rue Drouot d'utiliser ce terme pour indiquer leur adresse;

Considérant que le terme "Estimations" dans la marque "Drouot Estimations" est, comme l'admet la Chambre de Discipline descriptif des services proposés (estimations, évaluations et expertises financières d'objets d'art et d'antiquités, authentification et expertise d'œuvres d'art et d'antiquités), que, toutefois, la combinaison des deux termes (Drouot étant à lui seul valable) confère à l'ensemble un caractère distinctif;

Considérant en conséquence que la demande en nullité des deux marques sera rejetée;

Sur la contrefaçon

Considérant que selon l'appelante, il n'existe pas en l'espèce de reproduction servile au sens de l'article L. 713-2 du CPI, dès lors que les marques opposées sont des marques complexes comprenant un logotype, totalement absent de la dénomination qui lui est reprochée laquelle comporte les seules appellations Drouot art Estimations ; qu'elle estime en outre qu'il n'existe pas davantage de risque de confusion entre les signes et que les termes Drouot et Estimations sont repris dans la plupart des enseignes du quartier relatives à des commerces d'antiquités,

Considérant qu'il convient de préciser que les dénominations incriminées sont les suivantes: "Drouot art Estimations" apposée sur un bandeau horizontal sur la boutique (objet du constat en date du 9 avril 1996), puis après modification, "Drouot Art", en caractères noirs, accompagnés des termes en rouge Estimations Gratuites ainsi que d'un bandeau vertical reprenant le terme Drouot et Estimations Gratuites (constat du 31 janvier 1997);

Considérant que s'il est exact que les marques opposées sont des signes complexes puisqu'ils comportent des logos, et que ces logos ne se retrouvent pas dans les dénominations incriminées, il convient néanmoins de relever que les expressions Drouot et Drouot Estimation sont reprises ; que dans les deux expressions litigieuses, les adjonctions (notamment le terme art) sont inopérantes dès lors qu'elles ne permettent pas aux expressions reproduites de perdre leur caractère distinctif en se fondant dans un ensemble ; que c'est donc par des motifs pertinents que la Cour adopte que le tribunal a exactement retenu qu'en apposant ces expressions sur sa boutique, SIOAOV s'était rendue coupable de contrefaçon, étant seulement précisé, s'agissant d'une reproduction des marques en cause qui n'est pas à l'identique, qu'il existe un risque de confusion évident entre les signes pour un consommateur d'attention moyenne qui ne les a pas de manière simultanée sous les yeux; que le jugement sera confirmé, par application de l'article L. 713-3 du Code de la Propriété intellectuelle;

Sur la concurrence déloyale

Considérant que le tribunal a retenu que Drouot Estimations ne justifiait pas d'un usage de cette dénomination à titre de nom commercial et d'enseigne et a en conséquence estimé que l'usage des deux enseignes apposées sur la boutique de SIOAOV constituait seulement une atteinte à sa dénomination sociale et qu'elle était de nature à porter préjudice à cette société, en raison de la proximité de l'implantation des boutiques en cause (quelques mètres seulement), de leur activité identique et des couleurs très proches voire identiques utilisées ;

Considérant que, selon l'appelante, aucun acte de concurrence déloyale ne saurait être retenu, dès lors que Drouot Estimations n'utilise cette expression, ni à titre d'enseigne, ni à titre de nom commercial ; qu'elle fait valoir qu'il n'existe aucun risque de confusion entre les boutiques, Drouot Estimations exerçant sous l'enseigne Galerie Drouot et ne pouvant par ailleurs lui opposer une autorisation d'exploitation des marques Drouot et Drouot Estimations;

Mais considérant que c'est par des motifs pertinents que la Cour adopte que les premiers juges ont relevé que les enseignes en cause portaient atteinte à la dénomination sociale de la société Drouotet qu'il existait en outre une recherche de confusion par l'adoption de couleurs très proches pour les enseignes, (confusion qui au demeurant s'est réellement produite, comme en témoigne M. Chatelain qui a déposé plainte auprès du procureur de la République); que le jugement sera donc confirmé;

Considérant que le jugement mérite également confirmation sur l'ensemble des mesures réparatrices ordonnées ; qu'il n'est en effet produit par les parties (qui contestent le montant des dommages et intérêts) aucun document au soutien de leur argumentation de nature à justifier une modification des dommages et intérêts fixés par les premiers juges, étant précisé que le préjudice subi par la Chambre de Discipline résulte de l'atteinte portée aux deux marques dont elle est titulaire et que celui subi par la société Drouot résulte des actes de concurrence déloyale;

Considérant que l'équité commande d'allouer à chacune des intimées la somme de 10.000 francs par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Par ces motifs : confirme le jugement en toutes ses dispositions; ajoutant, condamne la société d'Investissement en Objets d'Art et Organisation de Vente à payer à la société Drouot Estimations et à la Chambre de Discipline de la Cie des commissaires priseurs la somme complémentaire de 10 000 francs à chacune d'elles au titre des frais d'appel non compris dans les dépens; rejette toute autre demande; condamne la société d'Investissement en Objets d'Art et Organisation de Vente aux entiers dépens; autorise la SCP Gaultier-Kistner, avoué, à les recouvrer conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.