CA Orléans, ch. com., économique et financière, 19 octobre 2000, n° 99-02770
ORLÉANS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gruss, Ag Spectacle (SARL)
Défendeur :
Gruss, Beautour
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Remery
Conseillers :
Mme Magdeleine, M. Garnier
Avoués :
SCP Laval-Lueger, SCP Duthoit-Desplanques
Avocats :
Mes Magnien, Brousse-Hébert.
Exposé du litige
LA COUR statue sur l'appel d'une ordonnance de référé du président du tribunal de grande instance de Tours du 8 juin 1999, par laquelle ce magistrat a rejeté les demandes de Mme Ariette Gruss, épouse Peurière et de la société AG Spectacle à l'encontre de son neveu, Jacques-André Gruss dit Jacky Gruss. L'appel de cette ordonnance a été fait par Mme Gruss et la société AG spectacle suivant déclaration du 18 août 1999, enrôlée au greffe de cette Cour sous le n° 2770/99.
La Cour statue également sur l'appel à jour fixe d'un jugement du tribunal de grande instance de Tours du 11 mai 2000 qui, sur la demande de Mme Arlette Gruss et de la société AG spectacle présentée au fond, a prononcé la déchéance de la marque " Cirque Gruss " déposée par M. Jacques Gruss et a condamné ce dernier, ainsi que M. Beautour, exploitant ladite marque, à diverses mesures de réparation envers Mme Arlette Gruss et la société AG spectacle pour contrefaçon. L'appel de ce jugement fait par M. Gruss le 26 mai 2000 a été autorisé à jour fixe et a été enrôlé sous le n° 1861/2000.
Pour l'exposé complet des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties, il est expressément renvoyé à la décision déférée et aux dernières conclusions des parties signifiées les 30 juin (M. Beautour), 5 (M. Jacky Gruss) et 6 juillet 2000 (Mme Arlette Gruss et société AG spectacle).
Dans le présent arrêt, il sera seulement rappelé que M. Jacky Gruss a déposé le 17 novembre 1987 à l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) la marque " cirque Gruss ", enregistrée sous le n° 1.443.593 pour les services suivants : spectacles, cirque, divertissements, classe 41. Cette marque est actuellement exploitée par M. Jacky Beautour en vertu d'un acte notarié de concession de licence de marque du 11 mai 1998.
De son côté, Mme Arlette Gruss est titulaire de la marque " cirque Arlette Gruss " enregistrée le 18 mai 1993 sous le n° 1.570.147 pour les services : dressage d'animaux, divertissements, spectacles, classe 41. Cette marque est actuellement exploitée par la société AG spectacle en vertu d'un acte sous seing privé de concession de licence de marque du 13 décembre 1994.
C'est dans ces conditions qu'après avoir échoué devant le juge des référés, Mme Arlette Gruss a assigné M. Jacky Gruss en déchéance ou nullité de la marque déposée par lui et en paiement de dommages-intérêts pour contrefaçon et concurrence déloyale.
Le juge du principal lui ayant donné satisfaction sur l'essentiel de ses demandes, avec exécution provisoire, son neveu Jacky a relevé appel de cette décision dont il demande l'infirmation, tandis que Mme Arlette Gruss, par la voie d'un appel incident, demande l'infirmation de certains chefs de la décision entreprises dans les conditions et en s'appuyant sur les moyens qui seront exposés en même temps que leur discussion dans les motifs du présent arrêt.
Sur la jonction des instances:
Attendu que l'ordonnance de référé et le jugement sur le fond portent sur le même objet ; qu'il y a donc lieu de joindre les deux instances 2770-99 et 1861-00, mais que la Cour ne statuera que sur le recours concernant le jugement, l'ordonnance de référé, comme l'appel formé à son encontre, étant devenus sans objet;
Sur la procédure:
Attendu que, liminairement, M. Jacky Gruss demande que soient déclarées irrecevables les conclusions de sa tante pour ne pas avoir indiqué son domicile ;
Mais attendu que, s'il est exact que l'huissier de justice n'a pu délivrer l'assignation à jour fixe à Mme Gruss à l'adresse indiquée par elle 2, rue du Château, 54118 Moyen, il résulte des conclusions de Mme Gruss et d'une attestation délivrée par le gérant de la société AG spectacle que Mme Gruss réside en permanence dans une caravane qui accompagne le cirque et que son courrier lui parvient sans difficultés par l'intermédiaire du nouveau siège social, à Strasbourg, de la société AG spectacle, qui vient de remplacer l'ancien siège situé à Moyen, dans le département de la Meurthe-et-Moselle, et que d'ailleurs la lettre recommandée avec demande d'avis de réception laissée à cette adresse par l'huissier lui est parvenue par le circuit indiqué ci-dessus ; que, par conséquent, Mme Gruss a fait connaître son domicile réel et ainsi a satisfait aux exigences de l'article 960 du nouveau Code de procédure civile, de sorte que ses conclusions n'encourent pas la sanction de l'irrecevabilité édictée par l'article 961 du nouveau Code de procédure civile;
Sur le fondement de la demande de Mme Ariette Gruss relativement à la marque " cirque Gruss " déposée par M. Jacky Gruss:
Attendu que, dans un ordre logique, l'examen de la demande d'annulation de la marque " cirque Gruss " déposée par M. Jacky Gruss, demande qui n'est pas présentée à titre subsidiaire par rapport à celle de déchéance mais exactement sur le même plan, doit précéder l'examen de la demande de déchéance comme de celle en revendication qui supposent, l'une et l'autre, que la marque non exploitée ou revendiquée est valable ;
Attendu qu'il résulte des pièces versées aux débats que Mme Arlette Gruss a, dès le 4 décembre 1985, sous l'enseigne et le nom commercial " cirque Ariette Gruss ", exploité personnellement une entreprise de cirque dont il est démontré, notamment par un dépliant publicitaire diffusé à l'occasion de sa troisième tournée nationale en 1987, qu'elle était connue, sur le territoire national, sous cette enseigne et ce nom ;
Que M. Jacky Gruss, dont le même dépliant démontre qu'il participait comme artiste et concepteur au spectacle de sa tante n'a pas hésité cependant, en parfaite connaissance de l'usage que faisait celle-ci d'une enseigne et d'un nom essentiellement constitués des mêmes termes " cirque " et " Gruss ", de déposer une marque quasi identique à cette enseigne et à ce nom, et ce dès le 17 novembre 1987, année même de la tournée à laquelle il était associé, juste avant de se lancer, à son tour, en 1988, dans une entreprise personnelle de cirque sans le faire sous son prénom ; qu'en l'état du droit des marques applicable à la date de ce dépôt, cette enseigne et ce nom antériorisaient le dépôt de la marque revendiquée par M. Jacky Gruss, lequel a agi frauduleusement, compte tenu des relations qui existaient à ce moment entre lui et sa tante, titulaire incontesté de l'antériorité ; que le dépôt, fait de mauvaise foi par M. Jacky Gruss, à titre de marque, d'un signe distinctif extrêmement voisin de celui utilisé antérieurement par sa tante à titre d'enseigne et de nom commercial, signe sous lequel elle était notoirement connue au plan national, est donc atteint de nullité ;
Que, contrairement à ce que soutient M. Jacky Gruss, se fondant sur les dispositions actuelles de l'article L. 714-3 du Code de la propriété intellectuelle, la simple tolérance par Mme Arlette Gruss pendant cinq ans de l'usage de la marque " Cirque Gruss " - tolérance au demeurant non prouvée - ne suffirait pas, en tout état de cause, à faire obstacle à la recevabilité de la demande d'annulation, dès lors que le dépôt, en 1987, n'a pas lui-même été fait de bonne foi ;
Attendu, en conséquence, que l'enregistrement de la marque " Cirque Gruss " déposée par M. Jacky Gruss sera déclaré nul ; qu'il n'y a, dès lors, pas lieu de statuer sur les demandes de déchéance et de revendication, qui ne peuvent être que subsidiaires, le jugement étant infirmé en tant qu'il a déclaré M. Jacky Gruss déchu de ses droits sur une marque non valable;
Sur les conséquences de la nullité de la marque " cirque Gruss ":
Attendu que l'annulation d'une marque a un effet absolu qui emporte annulation de toutes licences portant sur cette marque, notamment, en l'espèce, de l'acte authentique du 11 mai 1998 passé entre MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour;
Attendu que le présent arrêt annulant l'enregistrement de la marque et la licence consentie par M. Jacky Gruss pour son exploitation sera inscrit sur le Registre national des marques sur réquisition du Greffier, conformément aux dispositions des articles L. 714-7 et R. 714-3 du Code de la propriété intellectuelle ;
Sur l'action en contrefaçon:
Attendu que, jusqu'au présent arrêt, aucune décision judiciaire n'avait dit nulle la marque utilisée par Jacky Gruss ;
Que l'infirmation par la Cour du jugement entrepris en ce qu'il avait prononcé la déchéance, mesure incompatible avec l'annulation de la marque, a également pour effet d'anéantir cette décision, en ce qu'elle aurait pu, étant assortie de l'exécution provisoire, constituer la décision d'interdiction dont la violation était susceptible d'être poursuivie à titre de contrefaçon de la marque " cirque Arlette Gruss " ;
Qu'il en résulte que tous les faits invoqués par Arlette Gruss et la société AG spectacle à l'appui de leur action en contrefaçon - utilisation de matériel publicitaire (sur chapiteau, véhicules...) marqué " cirque Gruss ", présentation des spectacles dans la presse sous ce vocable - étaient justifiés jusqu'au présent arrêt par l'existence de la marque " Cirque Gruss " déposée par Jacky Gruss dont la nullité n'avait pas encore été prononcée et dont la déchéance ne peut plus être invoquée, fût-ce au bénéfice de l'exécution provisoire ; que, dès lors, l'action en contrefaçon de la marque " Cirque Arlette Gruss " n'est pas actuellement fondée, l'usage d'une marque présumée valable et acquise antérieurement à l'exercice de l'action en contrefaçon par le propriétaire d'une marque postérieure ne pouvant constituer jusqu'à ce qu'elle soit déclarée nulle une contrefaçon de cette dernière marque ;
Que, par conséquent, il y a lieu de rejeter la demande tendant à l'allocation d'une somme de 500.000 francs de dommages-intérêts pour contrefaçon de la marque " cirque Arlette Gruss ", comme celle tendant à la publication du présent arrêt à titre de réparation ;
Attendu, en revanche, que pour la période postérieure à la signification du présent arrêt, des mesures, indiquées au dispositif, seront prises par la Cour pour faire cesser toute utilisation de la marque ou du signe " cirque Gruss " par MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour, lequel, dûment informé par le présent arrêt, sera tenu pour sa part d'effectuer les destructions de signe imposées ;
Qu'il n'y a pas lieu, cependant, contrairement à ce que demande Mme Arlette Gruss, d'interdire à M. Jacky Gruss toute utilisation du mot " cirque " et du nom " Gruss ", à condition qu'il y soit toujours adjoint, comme elle le fait elle-même, son prénom, mesure qui suffit à éviter tout risque de confusion;
Sur l'action en concurrence déloyale:
Attendu que l'action en contrefaçon étant écartée, il existe cependant, en l'espèce, des faits distincts reprochables à MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour qui constituent des actes de concurrence déloyale ;que, notamment, la comparaison des documents publicitaires aux dossiers respectifs des parties montre que MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour imitaient servilement, dans leurs formes et couleurs, les documents de Mme Arlette Gruss et de la société AG spectacle, notamment en ce qu'ils utilisaient, comme elle, des lettres de couleur jaune ou or sur fond rouge de tailles différentes et de grosseur progressive pour le nom Gruss, ce même nom étant écrit de manière décalée par rapport à la ligne horizontale ; que ces faits sont à l'origine d'un préjudice certain pour Mme Arlette Gruss et la société AG Spectacle, dont la Cour a les éléments suffisants pour fixer l'indemnisation à la somme de 100.000 francs de dommages-intérêts, due in solidum par MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour, qui ont tous deux contribué à causer le même préjudice ; que, dans leurs rapports entre eux, chacun contribuera pour moitié, la faute de M. Jacky Beautour étant équivalente à celle de M. Jacky Gruss ; qu'en effet, l'appel en garantie fait par M. Jacky Beautour, s'il eût pu être, le cas échéant, accueilli sur le fondement du droit des marques ne le peut pas sur la concurrence déloyale qui a été commise en connaissance de cause par M. Jacky Beautour ;
Sur les demandes accessoires
Attendu que le sens du présent arrêt implique le rejet de toutes autres demandes des parties, telles que celles tendant à interdire à Mme Arlette Gruss et à la société AG spectacle d'exploiter la marque " cirque Arlette Gruss ", et non d'ailleurs " cirque Gruss " ou d'obtenir leur condamnation pour procédure abusive, alors que ce sont MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour qui sont de mauvaise foi ;
Attendu que les dépens de première instance et d'appel seront supportés in solidum par MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour ; qu'ils seront également tenus de payer la somme globale de 30.000 francs par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs ; joint les instances n° 2770-99 et 1861-00 ; dit n'y avoir lieu de statuer sur l'appel de l'ordonnance de référé du 8 juin 1999 qui est devenue sans objet, déclare recevables les conclusions signifiées par Mme Arlette Gruss et la société AG Spectacle le 6 juillet 2000 ; infirme, dans toutes ses dispositions, le jugement entrepris ; annule l'enregistrement de la marque " cirque Gruss " fait le 17 novembre 1987 par M. Jacques-André, dit Jacky, Gruss sous le n° 1.443.593 pour les services : spectacles, cirque, divertissements (classe 41) et le renouvellement qui en a été fait le 24 juillet 1997 ; annule, par voie de conséquence, le contrat de licence de marque passé entre MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour, reçu le 11 mai 1998 par acte de M. Delage-Forveille, notaire à Monnaie (Indre-et-Loire) et inscrit le 24 juin 1998 sous le n° 256.940 au Registre national des marques ; dit que le présent arrêt d'annulation sera inscrit au Registre national des marques sur réquisition du Greffier ; rejette les demandes de déchéance ou de revendication de la marque " Cirque Gruss " ; dit que, jusqu'à la signification du présent arrêt, aucun acte de contrefaçon de la marque " cirque Arlette Gruss " ne peut être reproché à MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour et rejette, en conséquence, la demande de dommages-intérêts présentée à ce titre par Mme Arlette Gruss et la société AG spectacles ; ordonne à MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour, dans les deux mois de la signification du présent arrêt, de supprimer sur tous supports quelconques le signe " cirque Gruss " et de l'utiliser pour désigner des produits ou services identiques ou similaires à ceux visés dans le dépôt de la marque " Cirque Arlette Gruss " ; dit que, passé ce délai, MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour seront condamnés au paiement d'une astreinte provisoire de 5.000 (cinq mille) francs par infraction constatée et réserve à la Cour d'appel d'Orléans la liquidation de cette astreinte ; dit, toutefois, que M. Jacky Gruss aura le droit d'utiliser pour désigner des produits et services identiques ou similaires à ceux visés dans le dépôt de la marque " cirque Arlette Gruss " le mot " cirque " et le nom " Gruss ", à la condition impérative que ce nom soit toujours précédé, en lettres de caractères exactement identiques à ceux du nom Gruss, de son prénom " Jacques " ou " Jacques-André " ou de son prénom d'emprunt " Jacky " au complet, sans que ce prénom puisse jamais être réduit à une initiale ; dit que MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour ont commis des actes de concurrence déloyale, les condamne in solidum en réparation à payer la somme globale de 100.000 (cent mille) francs de dommages-intérêts à Mme Arlette Gruss et à la société AG Spectacle et dit que, dans leurs rapports entre eux, chacun d'eux supportera la moitié de cette condamnation; rejette toutes autres demandes des parties ; condamne in solidum MM. Jacky Gruss et Jacky Beautour aux dépens de première instance et d'appel ; les condamne in solidum à payer à Mme Arlette Gruss et la société AG Spectacle la somme globale de 30.000 (trente mille) francs par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; accorde à la SCP Laval-Lueger, avoué, le droit reconnu par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile .