CA Paris, 4e ch. A, 27 septembre 2000, n° 1995-12188
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
VF Diffusion (SNC), VF Boutiques (SA)
Défendeur :
Chantelle (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
M. Lachacinski, Mme Magueur
Avoués :
SCP Monin, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
Mes Lenoir, Menard, Leroux, Sanier.
LA COUR,
Vu le précédent arrêt rendu par cette chambre, le 15 janvier 1997, auquel il est expressément référé pour l'énoncé des faits, l'exposé de la procédure et des prétentions des parties, par lequel la Cour a :
- donné acte à la SNC VF Diffusion et à la société SA VF Boutiques de ce qu'elles viennent respectivement aux droits de la société Stylmod et de la société André Sylvain et Compagnie,
- confirmé le jugement entrepris en ce qu'il a :
* dit les saisies contrefaçon valables,
* dit la demande en concurrence déloyale recevable et bien fondée,
* condamné les défenderesses aux dépens de première instance,
- y ajoutant, dit la demande en contrefaçon recevable et bien fondée,
- le réformant pour le surplus et statuant à nouveau,
* ordonné la publication de l'arrêt dans trois périodiques au choix de la
société Chantelle et aux frais in solidum des sociétés VF Diffusion SNC et VF Boutiques SA dans la limite d'un coût de 50.000 francs par insertion,
* avant dire droit sur la réparation du préjudice de la société Chantelle, commis Monsieur Lipsky en qualité d'expert avec mission notamment de donner son avis sur le préjudice résultant des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale,
* condamné in solidum les sociétés VF Diffusion SNC et VF Boutiques SA à payer à la société Chantelle la somme de 500.000 francs à titre de provision et de 100.000 francs en vertu des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Vu l'arrêt de la Cour de Cassation en date du 25 janvier 2000 rejetant le pourvoi formé à l'encontre de cette décision ;
Vu le rapport d'expertise de Monsieur Lipsky déposé le 11 juillet 1997 ;
Vu les conclusions du 31 octobre 1997 en ouverture du rapport d'expertise et celles du 25 janvier 1999 par lesquelles la société Chantelle demande à la Cour de fixer son préjudice à la somme de 150.000.000 francs correspondant, selon elle, à la perte subie du fait de la disparition de son savoir faire et au gain manqué au regard de la concession de licences devenues sans intérêt, et sollicite, en conséquence, la condamnation des intimées à lui payer la somme de 149.500.000 francs, déduction faite de la provision de 500.000 francs antérieurement allouée, avec intérêts au taux légal à compter de l'acte introductif d'instance, ainsi qu'une somme de 400.000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Vu les conclusions du 2 août 1999 aux termes desquelles les sociétés VF Diffusion SNC et VF Boutiques SA, précisant qu'elles n'ont ni divulgué ni utilisé le savoir faire de la société Chantelle, contestent le dommage économique invoqué par celle-ci, prétendent qu'elle ne rapporte pas la preuve que les actes reprochés ont entraîné pour elle une perte patrimoniale ou un manque à gagner réel ou potentiel indemnisable, et, faisant valoir qu'elles ne s'opposeraient pas éventuellement à ce qu'une mesure d'expertise soit ordonnée à l'effet de démontrer que leurs produits sont fabriqués selon des méthodes différentes, demandent le rejet des prétentions de la partie adverse et le paiement de la somme de 50.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Les parties n'ayant pu se concilier lors des opérations de médiations préalablement ordonnées ;
Sur quoi,
Considérant que le savoir faire, qui représente l'ensemble des connaissances et des informations nécessaires à la mise en œuvre d'une technique transmissible mais non directement accessible au public, constitue un des éléments essentiels des actifs incorporels d'une entreprise ;
Considérant qu'il est jugé par le précédent arrêt que les sociétés VF Diffusion et VF Boutiques ont inséré dans leur système informatique les données spécifiques appartenant à la société Chantelle constituant une méthode de gradation, dupliquées sur disquettes par Valérie Buisson embauchée dans des conditions qualifiées de répréhensibles aux termes de la précédente décision devenue définitive ensuite du rejet du pourvoi dont elle a fait l'objet ;
Qu'il a été également jugé que ce savoir-faire en matière de coupe et de gradation est composé de l'ensemble de règles spécifiques appliquées pour faire évoluer la géométrie des gabarits (longueur, coupes, angles) de manière à obtenir dans toutes les tailles les pièces à assembler ;
Considérant que l'expert a retenu quatre hypothèses pour déterminer le préjudice subi par la société Chantelle du fait du détournement de savoir faire dont trois sont discutées par les parties, lesdites parties s'accordant pour écarter la méthode dite des coûts de reconstitution d'un savoir-faire, non pertinente en l'espèce ;
Que les trois autres méthodes peuvent être ainsi succinctement exposées :
1- selon une première approche, l'expert relevant que la société Chantelle n'a pas subi de perte en termes d'activité et qu'elle n'a jamais consenti de licence, conclut à l'absence de préjudice,
2- se fondant sur les revenus que lui aurait procuré la concession de contrats de licence de savoir faire, il évalue à 40.000.000 francs le manque à gagner potentiel de la société Chantelle,
3- retenant que le savoir faire de la société Chantelle a été diffusé à l'extérieur et peut donner lieu à l'émergence d'activités concurrentes, il chiffre la perte patrimoniale potentielle subie par celle-ci à la somme de 75.000.000 francs ;
Considérant que pour contester l'existence du préjudice économique invoqué, les sociétés VF Diffusion et VP Boutiques font essentiellement valoir :
- que les éléments litigieux constitutifs du savoir faire de la société Chantelle ne concernent que quatre modèles et ne constituent qu'une étape parmi les 27 requises pour la fabrication de soutiens-gorge,
- que ces éléments sont encore à la disposition de la société, qui n'en a pas été dépossédée, et conservent toute leur valeur puisqu'ils n'ont été ni divulgués ni utilisés, leur caractère confidentiel se trouvant ainsi préservé,
- que le dommage résultant d'une possible utilisation ultérieure ne constitue qu'un dommage éventuel dont la survenance n'est pas acquise et l'étendue non quantifiable, et par voie de conséquence, ne peut être réparé,
- que la simple création d'un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte d'une chance et ne constitue pas un préjudice indemnisable,
- que disposant elles-mêmes et les différentes sociétés françaises de lingerie qu'elles ont rachetées, d'un savoir faire personnel, celui de la société Chantelle ne présente aucun intérêt pour elles,
- que le chiffre d'affaires de la société Chantelle n'a cessé d'être en constante progression, alors que le leur connaît des réductions ;
Mais considérant, ainsi que le relève l'expert, en page 32 de son rapport, que si les informations détournées ne concernent qu'une étape sur les 27 nécessaires à la réalisation des produits, ces fichiers permettent de reconstituer les quatre modèles de référence et la méthode de gradation dans toutes les tailles à l'origine du " bien allé " dont il n'est pas contesté qu'il contribue à la notoriété de la société Chantelle en matière d'éléments haut de gamme; que les sociétés appelantes détiennent donc l'essentiel du savoir faire de cette société ;
Considérant que si le secret d'un savoir faire subsiste lorsqu'il est connu des personnes chargées de son utilisation au sein de l'entreprise qui en est titulaire, sa divulgation en dehors de ce cercle engendre nécessairement une diminution importante de sa valeur patrimoniale, indépendamment de l'utilisation qui peut en être faite;
Considérant, en l'espèce, que si la société Chantelle dispose encore de ce savoir faire, la seule détention des éléments qui le composent par les sociétés VF Diffusion et VF Boutiques ôte à celui-ci sa valeur patrimoniale ; qu'indépendamment de toute utilisation, cette détention du savoir faire frauduleusement obtenu par des sociétés directement concurrentes ne peut que le priver de tout intérêt pour les tiers ; que par cette seule détention des éléments du savoir faire, les sociétés VF Diffusion et VF Boutiques ont vidé la société Chantelle d'une part substantielle de son actif incorporel, quand bien même lesdites sociétés n'en feraient jamais usage ; que cette perte de valeur ne constitue nullement une " perte de chance " mais un préjudice réel, direct et réalisé, qui existe indépendamment de tout risque de voir un jour ce savoir faire utilisé par les sociétés VF Diffusion et VF Boutiques, préjudice dont la société Chantelle est bien fondée à demander réparation ;
Qu'il convient, en conséquence, pour évaluer ce préjudice de rechercher quelle en est la valeur au sein des actifs de la société ;
Considérant que si l'expert souligne la difficulté de procéder à une évaluation précise, il n'en relève pas moins que dans l'hypothèse la plus basse, ce savoir faire constitue au moins 25 % des incorporels de la société Chantelle soit un niveau plancher de 75 millions de francs ;
Que les sociétés appelantes ne fournissent aucun élément qui viendrait contredire ce pourcentage minimum de la valeur ainsi retenue, qu'elles ne contestent au demeurant pas ;
Quel'augmentation du chiffre d'affaires de la société Chantelle est sans effet sur la valeur patrimoniale intrinsèque de cet incorporel;
Que la perte patrimoniale réelle subie par la société Chantelle doit donc être fixée à cette somme ;
Considérant en revanche que la société Chantelle ne peut valablement prétendre à une indemnisation complémentaire tenant à l'évaluation d'un manque à gagner afférent aux concessions de licence, la méthodologie retenue tenant compte de la valeur globale de ce savoir faire au sein des actifs de la société ; qu'une telle indemnisation ferait double emploi avec celle précédemment retenue ;
Considérant qu'il convient de tenir compte de la provision de 500.000 francs d'ores et déjà allouée et de condamner en conséquence les appelantes à payer à la société Chantelle la somme de 74,5 millions de francs avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt ;
Considérant que la société Chantelle sollicite l'octroi d'une somme complémentaire de 400.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; que cette somme est justifiée par les nombreux frais et tracas résultant de la procédure et des opérations d'expertise antérieurs aux opérations de médiation qui n'entrent pas en ligne de compte ;
Que les sociétés VF Diffusion et VF Boutiques qui succombent doivent être déboutées de la demande qu'elles ont formée à ce titre ;
Par ces motifs : Fixe à la somme de 75.000.000 francs le préjudice subi par la société Chantelle; Condamne in solidum les société VF Diffusion SNC et VF Boutiques SA à payer à la société Chantelle la somme de 74.500.000 francs, déduction faite de la provision de 500.000 francs, avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision, outre la somme de 400.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande ; Condamne in solidum les société VF Diffusion SNC et VF Boutiques SA aux dépens, en ce compris les frais d'expertise, et dit que ces dépens pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.