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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 11 septembre 2000, n° 1999-17135

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Carrefour France (SAS), Media Technology Europe (SARL)

Défendeur :

Seiko France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bregeon

Conseillers :

MM. Gardan, Le Dauphin

Avoués :

SCP Monin, SCP Valdelievre-Garnier, SCP Roblin-Chaix de Lavarene

Avocats :

Mes Lenoir, Levy-Jochimek, Meyer.

T. com. Bobigny, 5e ch., du 20 mai 1999

20 mai 1999

La société Seiko France est le distributeur exclusif pour la France et les territoires et départements d'Outre Mer des produits horlogers de marque Seiko dont elle effectue la commercialisation par un réseau de distributeurs agréés, seul habilité à assortir ses ventes de la garantie mondiale Seiko.

Ayant appris que la société Carrefour France commercialisait des produits Seiko dans ses hypermarchés en s'approvisionnant auprès de la société Media Technology Europe qui ne fait pas davantage partie du réseau de la marque Seiko, la société Seiko France a fait délivrer assignation à ces sociétés les 23 juillet 1997 et 31 octobre 1997 en demandant au tribunal principalement d'interdire à la société Carrefour France la revente des montres Seiko sous astreinte de 50 000 F par infraction constatée et de la condamner solidairement avec la société Media Technology Europe à lui payer la somme de 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et parasitaire.

Par jugement du 20 mai 1999, le tribunal de commerce de Bobigny a : - condamné la société Carrefour France et la société Media Technology Europe à cesser la commercialisation des montres et pendulettes Seiko jusqu'à démonstration de la régularité de leurs approvisionnements ou accord formel de la société Seiko France, ce dont il leur donnera acte et ce, sous astreinte de 30 000 F par jour de retard par rapport à la signification du jugement par point de vente exploité et pour la société Media Technology Europe de 30 000 F par livraison constatée ; - condamné solidairement la société Carrefour France et la société Media Technology Europe à payer à la société Seiko France la somme de 300 000 F de dommages-intérêts ; - ordonné l'exécution provisoire de sa décision ; - condamné les sociétés Carrefour France et Media Technology Europe, chacune à payer à la société Seiko France la somme de 35 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

LA COUR,

Vu les appels de cette décision interjetés par la société Media Technology Europe (RG n° 1999-17835) et la société Carrefour France (RG n° 2000-1120) ;

Vu l'ordonnance du 8 octobre 1999 du magistrat de la mise en état joignant ces deux recours ;

Vu les conclusions de la société Seiko France du 2 juin 2000 qui demande à la cour de :

Sur l'interdiction de la vente

A titre principal

Confirmer les jugements des 20 mai 1999 et 30 septembre 1999 sur l'interdiction de la vente des montres Seiko par les sociétés Media Technology Europe et Carrefour France.

A titre subsidiaire,

Et si par impossible, l'interdiction n'était pas confirmée par la cour,

Ordonner aux sociétés appelantes de joindre à chaque vente de montre de marque Seiko un bon de garantie comportant obligatoirement les mentions suivantes, à l'exclusion de toute autre :

* son texte commence par l'exclusion du bénéfice de la garantie Seiko, en caractère gras et détachés par rapport au reste du texte,

* son remplacement par une garantie spécifique,

* le débiteur de l'obligation de garantie soit clairement identifié par la mention imprimée de sa raison sociale et de son numéro d'inscription au registre du commerce et des sociétés ;

Ordonner que le bon de garantie porte également la mention suivante :

" les montres Seiko vendues dans notre magasin ne bénéficient pas de la garantie mondiale Seiko offerte par les seuls agents officiels Seiko, elles bénéficient de notre seule garantie assurée exclusivement dans notre magasin à l'exclusion de tout autre revendeur ",

Ordonner l'apposition permanente de panonceaux en vitrines où sont exposées les montres Seiko en ces termes :

" les montres Seiko vendues dans notre magasin ne bénéficient pas de la garantie mondiale Seiko offerte par les seuls agents officiels Seiko, elles bénéficient de notre seule garantie assurée exclusivement dans notre magasin à l'exclusion de tout autre revendeur " ;

Ordonner que les panonceaux soient visibles du public, mesurent 21 x 29,7 centimètres, et soient affichés en permanence ;

Ordonner que pour toute publicité sur les lieux de vente, ou toute publicité dans des journaux locaux ou nationaux, ou prospectus, factures, bons de livraison ou tous documents ayant trait à la vente de montres Seiko, les défenderesses indiquent obligatoirement la mention suivante :

" Les montres Seiko vendues par notre société ne bénéficient pas de la garantie mondiale Seiko offerte pas les seuls agents officiels Seiko, elles bénéficient de notre seule garantie assurée exclusivement par notre société, à l'exclusion de tout autre revendeur " ;

Dire et juger que ces injonctions et obligations s'imposeront à la totalité des hypermarchés à l'enseigne Carrefour où sont vendues des montres de marque Seiko, comme à la société Media Technology Europe ;

Assortir chacune de ces injonctions et obligations d'une astreinte définitive de 50 000 F par infraction constatée et par jour de retard à compter du prononcé de l'arrêt à intervenir ;

Sur les dommages et intérêts Réformer le jugement du 20 mai 1999,

Statuant à nouveau, dire et juger que les agissements déloyaux et parasitaires dont se sont rendues coupables les appelantes justifient le versement de dommages et intérêts, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, au profit de la société Seiko France à hauteur de 1 000 000 F ;

En conséquence, ordonner " conjointement et solidairement " les appelantes à lui payer ladite somme en deniers ou quittances ;

Débouter les appelantes de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions ; Condamner " conjointement et solidairement " les appelantes au paiement d'une somme de 80 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure civile " ;

Vu les conclusions du 2 mars 2000 de la société Carrefour France qui demande à la cour de :

- dire que la société Seiko France ne rapporte pas la preuve de la licéité de son réseau de distribution sélective au sens de l'article 81 du traité CE, en conséquence le déclarer illicite ;

subsidiairement,

- débouter la société Seiko France de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- condamner la société Seiko France à lui payer la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Vu les conclusions du 30 mai 2000 de la société Media Technology Europe qui demande à la Cour de :

A titre principal

Constater que le réseau de distribution sélective mis en place matérialisé par le protocole d'accord versé aux débats par la société Seiko France et annexé au procès-verbal de constat de Me Peraldi et Segur en date du 10 mars 1998, examiné par les juges du tribunal de commerce de Bobigny est discriminatoire et qu'il est " par sa nature même de nature à restreindre ou fausser le jeu de la concurrence " puisqu'il ne s'applique qu'à des horlogers - bijoutiers-joailliers ;

En conséquence :

Prononcer l'illicéité du réseau de distribution sélective mis en place par la société Seiko ;

Débouter la société Seiko France de l'ensemble de ses demandes ;

A titre subsidiaire ;

Constater que les produits vendus par la société Seiko France ne sont pas des produits de luxe et/ou de haute technicité ;

Constater que la sélection des revendeurs est trop quantitative, n'est pas appliquée de manière objective, ni cohérente ;

Constater que la clause de localisation des points de vente exclusifs du réseau exclut les commerces établis à la périphérie des agglomérations - c'est le cas de nombreuses grandes surfaces - ce qui est discriminatoire ;

Constater que les prix ne sont pas pratiqués librement ;

Constater que les clauses relatives aux qualités des distributeurs, de leur personnel et de leurs installations, sont formulées en termes généraux et imprécis, ne sont pas objectives et donc appliquées de manière discriminatoire et arbitraire ;

Constater l'absence d'étanchéité du réseau de distribution sélective mis en place par la société Seiko France ;

Constater que la société Media Technology Europe a prouvé la régularité de ses approvisionnements provenant des commerçants ayant leur siège social, soit en France (TAD) dont les produits proviennent directement de la société Seiko France, soit en Belgique (Newtec) dont les produits proviennent, pour l'essentiel, de la société Seiko Allemagne où un contrat de distribution sélective n'a pas été instauré ;

Constater que les montres et pendulettes Seiko sont authentiques ;

En conséquence ;

Dire et juger que le réseau de distribution sélective mis en place par la société Seiko France n'est pas licite au regard de la réglementation nationale et de la réglementation communautaire ;

A tout le moins,

Dire et juger que la société Seiko France ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de la licéité du réseau de distribution mis en place par elle ;

Débouter la société Seiko de l'intégralité de ses demandes ;

Plus subsidiairement :

Constater que le consommateur est informé de la nature de la garantie à lui offerte ;

Constater que les conditions de mise en vente des produits Seiko sont conformes à celles exigées par la société Seiko, elle-même ;

Constater que la société ne rapporte pas la preuve qui lui incombe d'une faute correspondant à un acte de concurrence déloyale et parasitaire ;

Constater que la société Seiko ne rapporte pas la preuve de la nature et de l'étendue de son préjudice ;

En conséquence ;

Débouter la société Seiko de l'intégralité de ses demandes ;

Constater que les produits Seiko vendus par la société Media Technology Europe sont des produits authentiques,

En conséquence :

Dire et juger que la société Seiko doit à l'acheteur final sa garantie, à tout le moins une garantie européenne, quelque soit le pays où la montre a été achetée et pourrait être réparée et ne saurait la réserver exclusivement à ses revendeurs agréés ce qui est discriminatoire ;

A titre reconventionnel

Condamner la société Seiko à payer à la société Media Technology Europe la somme de 4 000 000 F à titre de dommages et intérêts pour le préjudice causé, notamment par l'arrêt de toute activité commerciale depuis le 20 mai 1999 ;

Condamner la société Seiko France au paiement de la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile

Sur ce

Sur la licéité du réseau

Considérant, selon l'article 7 de l'ordonnance du 1er février 1986, que sont prohibées, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions ou ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ;

Considérant qu'il est constant qu'à l'époque où les ventes de produits Seiko dans les magasins Carrefour ont été constatées, les membres du réseau Seiko avaient l'obligation de conclure avec la société Seiko France un " protocole ", rappelant le " caractère luxueux et le prestige qui s'attachent à la marque ", contenant les stipulations suivantes :

" 2-1/ L'horloger bijoutier joaillier qualifié pour vendre les produits Seiko devra disposer d'une surface de vente située dans une artère commerçante ou dans un centre commercial.

2-1.1/ Le fonds devra être consacré en permanence à la vente au détail de produits horlogers, notamment de haut de gamme et le cas échéant d'autres articles de luxe avoisinant traditionnellement le commerce HBJO " ;

Considérant qu'en acceptant comme seul revendeurs les " horlogers bijoutiers joaillier " disposant d'une surface de vente située dans une artère commerçante ou un centre commercial, la société Seiko France institue ainsi l'exclusion de la grande distribution sans établir que cette exclusion soit objectivement justifiée; que partant elle révèle une pratique discriminatoire contraire aux exigences de l'ordonnance ci-dessus rappelée;

Considérant qu'en vain la société Seiko France invoque la lettre de classement et certaines décisions qui, rendues dans des circonstances ou à l'égard de parties différentes ne s'imposent pas à la cour ;

Considérant que la modification depuis lors du libellé desdits " protocoles ", notamment la suppression de l'exigence chez le revendeur agréé de la qualité " d'horloger bijoutier joaillier " et la faculté maintenant reconnue à celui-ci de ne pas être spécialisé dans le commerce de détail d'articles d'horlogeries, de bijouterie, de joaillerie et d'orfèvrerie, démontre, en tant que de besoin, que la société Seiko France avait bien conscience du caractère discriminatoire du précédent contrat ;

Considérant que la circonstance, attestée par constat d'huissier du 4 mai 2000 que le " nouveau protocole " proposé par la société Seiko France ait été signé par 396 revendeurs est sans incidence sur l'appréciation de la licéité de la position de cette société envers les sociétés appelantes en 1997 ;

qu'il résulte de l'absence de contrat de distribution sélective licite à cette époque, d'une part, qu'il n'y avait pas lieu d'enjoindre aux sociétés appelantes de cesser la commercialisation des montres litigieuses, d'autre part, que les sociétés appelantes n'ont commis aucune faute en acquérant celles-ci ;

Qu'il n'est pas allégué que les sociétés appelantes aient, postérieurement à la modification du contrat-type, commercialisé les produits couverts par le réseau de distribution sélective ;

Sur la concurrence déloyale et les pratiques parasitaires

Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats et notamment des constats ci-après indiqués, que la société Carrefour France annonce clairement tant sur les lieux de vente que dans son catalogue, que les montres vendues par elle bénéficient de la " garantie Carrefour " ; qu'une telle information est de nature à éviter toute confusion de la clientèle avec la " garantie mondiale Seiko " ;

Considérant que lors des constatations de Me Blanc, huissier de justice, le 25 juin 1997, au magasin Carrefour du centre commercial " Créteil Soleil ", la vendeuse a été dans l'incapacité d'expliquer les différentes fonctions de la montre Seiko chronographe ; qu'après avoir indiqué n'avoir reçu aucune formation spécifique, elle a fait appel à deux vendeurs du rayon " haute fidélité ", l'un ne pouvant répondre à l'attente du client, l'autre déclarant qu'on ne peut pas réussir à se servir de la montre lors des premières utilisations ;

Que la montre acquise, le vendeur n'a pas pu régler le bracelet, ce qui n'a été effectué que le 7 juillet 1997, soit 12 jours plus tard ;

Considérant qu'il est établi par le constat dressé par Me Herbin, Huissier de Justice, le 25 juin 1997 au magasin Carrefour de Montesson, que le chef de rayon était incapable d'expliquer le fonctionnement de la montre Seiko achetée et ne pouvait adapter le bracelet mais prétendait pouvoir faire réaliser cette opération sous 48 heures ;

Considérant que ces constats établissent néanmoins que les montres Seiko dont il ne peut être contesté qu'elles bénéficient d'une notoriété certaine liée à une technologie innovante, sont vendues par du personnel incompétent et donc dans des circonstances dévalorisant aux yeux de la clientèle l'image de la marque; que d'ailleurs la société Carrefour France ne justifie pas qu'elle organiserait une quelconque formation ou information pour permettre à ses vendeurs de satisfaire la légitime curiosité des clients intéressés par l'acquisition d'une montre Seiko;

Considérant que cette faute qui porte atteinte au prestige et au renom des produits commercialisés par la société Seiko France ouvre droit à celle-ci à indemnisation, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ; que le préjudice subi de ce chef appelle, au vu des pièces versées aux débats, l'allocation de la somme de 300 000 F à la charge de la société Carrefour France sans qu'il y ait lieu de faire droit aux demandes d'injonctions sollicitées ;

Considérant que la société Seiko France qui ne caractérise aucune faute à l'encontre de la société Media Technology Europe, doit être déboutée de ses demandes sollicitant la condamnation de cette dernière ;

Considérant que prononcée avec le bénéfice de l'exécution provisoire, l'interdiction de commercialiser les montres Seiko ne peut caractériser une faute imputable à la société Seiko France, que la société Media Technology Europe doit donc être déboutée de la demande en dommages-intérêts formulée de ce chef ; qu'il convient en revanche de lui allouer la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure civile ;

Considérant qu'il y a lieu de condamner la société Carrefour France à payer à la société Seiko France la somme de 50 000 F pour les frais exposés en appel et non compris dans les dépens ;

Par ces motifs : Réforme le jugement, Condamne la société Carrefour France à payer à la société Seiko France la somme de 300 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Condamne la société Seiko France à payer à la société Media Technology Europe la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande, Condamne la société Carrefour France aux dépens de première instance et d'appel ; Dit que les dépens d'appel pourront être recouvrés dans les conditions de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.