CA Paris, 4e ch. A, 21 juin 2000, n° 1997-20863
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Une Musique (SA), Serra, Gaumont (SA)
Défendeur :
Arcade Music Company (SA), Witzel (ès qual.), Puzzle Productions (Sté), Pierrel (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
M. Lachacinski, Mme Magueur
Avoués :
Mes Bolling, Bodin Casalis, SCP Bernabé-Chardin-Cheviller, SCP Varin Petit
Avocats :
Mes Henriot, Jeancard, Deblanc, El Asli.
Producteur du film de Luc Besson, Le Grand Bleu, la société Gaumont a publié la bande sonore du film dont Éric Serra est le compositeur et principal interprète.
La société Une Musique a pour sa part conçu et publié un album comportant les enregistrements musicaux composés et interprétés par Serge Perathoner pour l'émission de télévision Ushuaïa.
Prétendant que la société Arcade (venant aux droits de la société WMD) commercialisait, sous forme d'un " cover " et dans des conditions prêtant à confusion, sous l'intitulé " Les Musiques de l'Aventure " " Les voyages intenses ", une compilation de musique de films et de thèmes d'émissions de télévision, produite par la société Sergent Major, parmi lesquels figure le thème du Grand Bleu et celui de l'émission Ushuaïa, la société Gaumont et la société Une Musique ont saisi le Tribunal de commerce de Paris d'une action en concurrence déloyale et sollicité réparation de leur préjudice, Éric Serra poursuivant, tant en qualité de compositeur qu'en qualité d'interprète, réparation du préjudice moral prétendument subi. La société Sergent Major a appelé en la cause la société Puzzle Productions de laquelle elle tenait ses droits.
Par jugement du 16 juillet 1997, le tribunal de commerce de Paris estimant qu'au vu de la pochette le public ne pouvait confondre la compilation de 16 titres avec la musique du film Le Grand Bleu ou avec l'album des thèmes d'Ushuaïa, et que n'était pas rapportée la preuve d'une atteinte au droit moral d'Éric Serra, a rejeté les prétentions des demandeurs et les a condamnés à payer aux défenderesses les sommes de 10.000 F pour la société Arcade, 10.000 F pour la société Puzzle Productions et 12.060 F pour la société Sergent Major.
LA COUR,
Vu l'appel interjeté de cette décision, le 18 août 1997 par les sociétés Gaumont, Une Musique et par Éric Serra,
Vu les conclusions en date du 19 décembre 1997 aux termes desquelles la société Gaumont, la société Une Musique et Éric Serra poursuivent l'infirmation du jugement entrepris, faisant valoir à cet effet :
- sur la concurrence déloyale :
* que le risque de confusion ne porte pas sur les albums, mais sur la version des œuvres musicales concernées, les unes étant originales, les autres, celles des covers, étant des versions nouvelles,
* que les règles élémentaires de présentation des phonogrammes comportant de nouvelles versions "cover" d'une œuvre n'ont pas été, en l'espèce, respectées,
* que le visuel d'un recto de pochette n'est nullement le seul paramètre d'information,
* qu'il y a tout lieu de penser que la confusion a été délibérément organisée,
- sur les préjudices subis :
* que les sociétés appelantes et Éric Serra ont indéniablement pâti des agissements fautifs des intimées, la confusion entretenue ayant, sans nul doute, provoqué un détournement de clientèle,
* que les intimées ont délibérément celé le volume exact des ventes qu'ils ont réalisées avec ce "cover",
* qu'il est porté atteinte tant aux droits d'artiste interprète qu'aux droits de compositeur de Monsieur Éric Serra dans la mesure où les mentions laissent accroire qu'il s'agit de l'une de ses interprétations, et que ni le titre, ni l'arrangement n'ont été respectés,
et demandent en conséquence à la Cour :
- d'ordonner les mesures appropriées pour mettre un terme à la commercialisation litigieuse,
- de condamner la société Arcade à verser la somme de 100.000 F de dommages-intérêts à chacune des sociétés Une Musique et Gaumont à raison de leur préjudice commercial,
- de condamner la société Arcade à verser la somme de 50.000 F de dommages-intérêts à Monsieur Éric Serra à raison de son préjudice pécuniaire et celle de 50.000 F en réparation de l'atteinte portée à ses droits moraux de compositeur et interprète,
- de condamner la société Arcade à produire tous les documents permettant de déterminer avec exactitude le montant réel du préjudice, à savoir les états de vente complets et récents de l'album litigieux,
- de fixer la créance des appelants sur le montant de l'état de liquidation judiciaire de la société Sergent Major ensuite de la production effectuée entre les mains de Me Pierrel, ès qualités, le 28 octobre 1997,
- d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir à la charge de la société Arcade dans au moins deux publications professionnelles d'édition - distribution phonographique,
- de condamner la société Arcade à payer à chacun des appelants la somme de 6.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Vu les conclusions du 17 avril 2000 par lesquelles la société Arcade Musique Company, dite Arcade, soutient en réplique :
- que la concurrence déloyale reprochée n'est pas constituée en raison de l'absence de confusion susceptible de résulter de la compilation en cause avec les albums du Grand Bleu et d'Ushuaïa :
- les pochettes étant fondamentalement différentes,
-- aucune référence au film Le Grand Bleu ou à l'émission Ushuaïa n'apparaît sur le disque commercialisé par WMD,
- les albums n'ont pas le même contenu et s'adressent à des clientèles différentes,
- les enregistrements en cause ne représentent que deux des seize titres, tous aussi célèbres,
- aucun risque de confusion n'existe entre les différents enregistrements, les noms des interprètes apparaissent à l'intérieur de la pochette de sorte que ne subsiste plus le moindre risque de confusion,
- que Monsieur Serra ne rapporte pas la preuve d'un quelconque arrangement ni d'une quelconque atteinte à son droit moral,
- que le préjudice n'est nullement établi et les sommes réclamées hors de proportions avec le préjudice invoqué,
et demande à la Cour de :
- confirmer la décision entreprise,
- à titre subsidiaire, de dire que Me Pierrel, ès qualités de mandataire liquidateur de la société Sergent Major, sera tenu de la garantir des condamnations qui seraient mises à sa charge,
- condamner les appelantes à lui payer la somme de 12.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Vu les conclusions des 21 septembre et 13 novembre 1998 aux termes desquelles Me Pierrel, ès qualités de mandataire à la liquidation judiciaire de la société Sergent Major, s'associe aux moyens opposés par la société Arcade tendant à la confirmation du jugement entrepris, conteste, en tant que de besoin, la garantie qui lui est réclamée au motif que celle-ci est irrecevable faute pour la société Arcade de justifier d'une déclaration régulière de créance, faisant valoir qu'en tout état de cause la demande ne peut tendre qu'à la constatation de ladite créance, et demande paiement d'une somme de 5.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Vu les conclusions du 17 avril 2000 par lesquelles la société Puzzle Productions, producteur, sollicite également la confirmation du jugement déféré pour des motifs identiques à ceux exposés par la société Arcade, soutenant qu'il n'existe aucun risque de confusion, que les enregistrements en cause, réalisés dans ses studios, sont des originaux, que les mentions portées sur la compilation sont parfaitement conformes à la réalité et qu'aucun arrangement n'a été réalisé, contrairement à ce que soutient Éric Serra, que n'est pas rapportée la preuve d'un quelconque préjudice et, contestant, par ailleurs l'appel en garantie formé en première instance par la société Sergent Major, sollicite paiement de la somme de 25.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur quoi,
Considérant que la compilation "Les Musiques de l'Aventure - Les voyages intenses" regroupe sur un même phonogramme des œuvres musicales de films connues, ainsi que des thèmes d'émissions de télévision célèbres ; que les enregistrements de ces œuvres ont été réalisés au moyen de synthétiseurs par Messieurs Danel et Levacher, dans les studios de la société Puzzle Productions ; que la société Puzzle Production en a confié l'édition à la société Sergent Major (aujourd'hui en liquidation judiciaire) qui en a elle-même confié la distribution à la société WMD, aujourd'hui dénommée Arcade Music Company ;
Considérant qu'au sein de ces œuvres musicales figurent le thème de l'émission Ushuaïa et celui du film Le Grand Bleu ;
Considérant que si le principe de la libre concurrence autorise que des œuvres musicales, inscrites au répertoire de la Sacem, puissent faire l'objet d'interprétations nouvelles, appelées "cover", il n'en demeure pas moins nécessaire que la présentation qui en est faite soit exempte de toute ambiguïté et que le consommateur d'attention moyenne ait son attention attirée sur le fait que l'enregistrement qu'il se propose d'acquérir n'est pas l'enregistrement original mais une interprétation différente; que l'information doit s'effectuer de manière claire et précise et ne prêter à aucune confusion;
Considérant, s'agissant d'une compilation, que le risque de confusion est à rechercher, non dans la comparaison des albums originaux, comme l'a retenu à tort le tribunal, mais dans chacun des enregistrements concernés ;
Considérant, en l'espèce, qu'il convient de relever que le verso du phonogramme ne comporte d'autre mention que le titre de la compilation et la liste des morceaux choisis ; qu'au recto, les mentions "Puzzle Productions", "produit et réalisé par Jean Pierre Danel et Christophe Levacher pour puzzle productions" et "une sélection Sergent-Major Compagnie", au demeurant peu lisibles pour le consommateur d'attention moyenne, ne constituent pas des indications suffisamment explicites susceptibles d'informer, en toute loyauté, ce dernier; qu'une telle présentation conduit l'acquéreur potentiel à penser que le phonogramme regroupe les enregistrements originaux des bandes sonores des films visés et des émissions de télévision et non des interprétations nouvelles; que le risque de confusion patent apparaît, au surplus, avoir été délibérément recherché dès lors que la compilation émane de professionnels avisés qui n'ignorent pas que l'usage professionnel, dont il est justifié, impose la mention en caractère suffisamment apparent du nom des interprètes et des compositeurs;
Que les intimés ne sauraient, sans particulière mauvaise foi, prétendre que les mentions portées à l'intérieur du phonogramme, qui ne sont accessibles au consommateur qu'après achat, ôterait tout risque de confusion : que la mention de Messieurs Danel et Levacher en qualité d'interprètes est de surcroît située de façon peu lisible en bas de la liste des titres de musique, la dite lecture s'effectuant, par transparence, au travers de l'emplacement réservé au disque, une fois que celui-ci est retiré ;
Considérant que la présentation d'un tel phonogramme ne respecte pas les règles élémentaires de loyauté requise pour la réalisation et la commercialisation d'un tel produit ; que le grief de concurrence déloyale est amplement caractérisé ;
Considérant que le préjudice subi par les sociétés Gaumont et Une Musique qui s'infère de tels actes, sera entièrement réparé par l'allocation à chacune d'elles de la somme de 100.000 F, étant observé que si deux titres des seize que comporte la compilation sont seuls concernés, celle-ci s'est vendue, à tout le moins à plus de 5.000 exemplaires, qu'elle a fait l'objet de publicité et que, contrairement à ce que soutiennent les intimées, elle s'adresse bien au même public ;
Considérant, ainsi qu'il résulte des mentions portées à l'intérieur du phonogramme, que la musique du Grand Bleu, dont Éric Serra est le compositeur interprète, a fait l'objet d'arrangements ; que ce fait se trouve par ailleurs conforté par l'audition même des œuvres à laquelle la Cour a procédé, ainsi que par l'amputation de 47 secondes dans l'interprétation nouvelle qui en a été donnée ; que la mention de "Serra" laisse accroire à l'auditeur qu'il s'agit d'une interprétation de son créateur ; que si la traduction du titre original The Big Blue Ouverture ne prête pas à critique, l'atteinte au droit moral du compositeur et interprète Éric Serra procède suffisamment de ce qui précède ; que le préjudice qui en résulte sera entièrement réparé par l'allocation d'une somme de 100.000 F de dommages-intérêts ;
Considérant que la société Sergent Major qui fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire, ne peut être condamnée à paiement ; que les dommages-intérêts alloués à son encontre ne valent qu'à titre de fixation de créance, les appelants justifiant avoir régulièrement déclaré leur créance entre les mains du mandataire liquidateur ;
Considérant enfin qu'il convient d'ordonner les mesures d'interdiction et de publication qui s'imposent dans les termes énoncés au dispositif ci-après ;
Considérant que la société Arcade Music Company qui ne justifie pas avoir régulièrement déclaré sa créance entre les mains du mandataire liquidateur, n'est pas recevable en sa demande de garantie, par application de l'article 47 de la loi du 25 janvier 1985, les faits à l'occasion desquels la garantie est recherchée étant antérieurs à la procédure de liquidation judiciaire ;
Considérant qu'il convient de souligner que la société Sergent Major ne formule aucune demande de garantie devant la Cour à l'encontre de la société Puzzle Productions ;
Considérant qu'il y a lieu par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile d'allouer à chacun des appelants une indemnité de 6.000 F irrépétibles ; que les intimées qui succombent en leurs prétentions doivent être déboutées des demandes qu'elles ont formulées de ce chef ;
Par ces motifs, Infirme le jugement déféré, et statuant à nouveau, Dit que la société Arcade Music Company et la société Sergent Major ont commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre des sociétés Gaumont et Une Musique et porté atteinte au droit moral d'Éric Serra, tant en sa qualité de compositeur qu'en sa qualité d'interprète, en éditant et diffusant une compilation comportant des enregistrements non originaux de la musique du film Le Grand Bleu et de Ushuaia dans des conditions prêtant à confusion, Fait interdiction aux dites sociétés de poursuivre la commercialisation de la compilation Les Musiques de l'Aventure - Les Voyages intenses" portant la reproduction de l'enregistrement Le Grand Bleu et Ushuaia dans les conditions susvisées, et ce, sous astreinte de 5.000 F par infraction constatée, Condamne la société Arcade Music Company à payer à la société Gaumont, à la société Une Musique et à Éric Serra une somme de 100.000 F, chacun, à titre de dommages-intérêts, Fixe aux mêmes montants les créances des Sociétés Gaumont, Une Musique et Éric Serra à l'encontre de la société Sergent Major représentée par Me Pierrel ès qualités de mandataire liquidateur. Ordonne la publication de la présente décision dans deux revues ou publication au choix des appelants, et aux frais de la société Arcade Music Company, sans que le coût de cette publication excède 30.000 F par insertion, Condamne la société Arcade Music Company à payer à chacun des appelants la somme de 6.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Dit la société Arcade Music Company irrecevable en sa demande de garantie à l'encontre de la société Sergent Major, Rejette toutes autres demandes, Condamne la société Arcade Music Company aux entiers dépens et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.