CA Paris, 4e ch. A, 8 mars 2000, n° 1997-20557
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Harvengt, Macquart, J. et F. Harvengt (SARL)
Défendeur :
Atelier floral Courcelles (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseiller :
M. Lachacinski
Avoués :
SCP Monin, SCP Bernabé-Chardin-Cheviller, Me Nakache
Avocat :
Me Varinot.
LA COUR : Par acte sous-seing privé du 20 juillet 1994, la société Sodifleur a acquis de Monsieur Harvengt et de son épouse, un fonds de commerce de vente de fleurs et d'art floral, situé 95, rue de Courcelles, à Paris 17ème, pour la somme de 2.500.000 francs.
Aux termes de cet acte était stipulée une clause de non-concurrence par laquelle les vendeurs s'interdisaient toute réinstallation, sous quelque forme que ce soit, dans un rayon de 2 kilomètres et pour une période de 10 ans, ainsi que toute fourniture des prestations aux clients régulièrement servis par eux et figurant sur une liste annexée à l'acte, les dits vendeurs, se portant fort, par ailleurs, du respect de cette clause par les associés de la société Compagnie Des Arts Floraux, ancien locataire gérant du fonds cédé.
Se prévalant de la violation de cette clause, la société Sodifleur, devenue SARL Atelier Floral De Courcelles, a saisi le Tribunal de commerce de Paris d'une action en concurrence déloyale sollicitant paiement de la somme de 2.000.000 francs à titre de dommages-intérêts, outre la publication de la décision à intervenir, ainsi qu'une somme de 50.000 francs au titre de l'article 700 [du] nouveau Code de procédure civile.
Par jugement du 9 juin 1997, le tribunal de commerce de Paris, constatant que les consorts Harvengt et la société J et F Harvengt, société créée par les deux fils de M. Harvengt, avaient commis des actes de concurrence déloyale, les a condamnés, in solidum et avec exécution provisoire, à payer à la société Sodifleur la somme de 500.000 francs à titre de dommages-intérêts, outre une somme de 30.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et a rejeté les autres demandes.
Vu les conclusions en date 22 avril 1998 par lesquelles les consorts Harvengt et la société J et F Harvengt, poursuivent l'infirmation de la décision entreprise, invoquant à cet effet :
la nullité de la clause de non-concurrence stipulée dans l'acte de cession du 20 juillet 1994, comme attentatoire à la liberté du commerce et de l'industrie ainsi qu'à la liberté du travail,
la caducité de la promesse de porte-fort, la société Compagnie Des Arts Floraux ayant été radiée du registre du commerce, le 15 février 1995, soit antérieurement à l'assignation introductive d'instance,
et, subsidiairement, l'absence de préjudice à défaut de détournement réel de clientèle, et, demandant à être déchargés des condamnations prononcées à leur encontre, sollicitent, en conséquence, la restitution des sommes qu'ils ont versées au titre de l'exécution provisoire, ainsi que le paiement d'une somme de 15.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Vu les conclusions du 22 janvier 1998 par lesquelles la société Atelier Floral Courcelles, prétendant que la société J et F Harvengt, implantée à Nogent-Sur-Marne, n'a été créée que pour contourner la clause de non rétablissement et a détourné la clientèle qui lui a été cédée, demande à la COUR de :
confirmer la décision déférée en ce qu'elle a reconnu que les cédants avaient commis des actes de concurrence déloyale,
l'infirmant pour le surplus, de condamner les consorts Harvengt et la société susvisée à lui payer les sommes de :
* 2.000.000 francs en réparation du préjudice subi à raison des actes de concurrence déloyale,
* 250.000 francs à titre de dommages-intérêts pour sanction de la mauvaise foi des cédants qui ont prémédité le détournement de la clause de non rétablissement,
* 30.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Sur ce
Considérant qu'il est constant que les époux Harvengt ont exploité le fonds de commerce de l'avenue de Courcelles en le donnant en location gérance à une société, la Compagnie Des Arts Floraux, dont M. Harvengt et son fils Frédéric étaient les associés et co-gérants, Jérôme Harvengt, étant quant à lui simple associé ;
Qu'en 1992, Frédéric et son frère Jérôme, ont constitué, à Nogent-Sur-Marne, une société ayant également pour activité l'art floral, les époux Harvengt projetant de prendre leur retraite ;
Considérant qu'au moment de la cession par les époux Harvengt de leur fonds de commerce, la Compagnie Des Arts Floraux a été dissoute, Frédéric et Jérôme poursuivant leurs activités de fleuristes au sein de la société de Nogent-Sur-Marne ;
Considérant que la société Atelier Floral De Courcelles, autrefois Sodifleur, prétend que les époux Harvengt ont frauduleusement organisé leur succession et que la société de Nogent-Sur-Marne, n'a été créée que pour détourner la clientèle qui leur était cédée et contourner la clause de non rétablissement ; qu'elle n'en veut pour preuve que "l'effondrement" du chiffre d'affaires de l'entreprise qu'elle a acquise et les factures qui lui ont été, par erreur, adressées, établissant, selon elle, la réalité du détournement dénoncé qu'invoquant les conclusions du rapport de son expert comptable, elle s'estime fondée à réclamer les sommes susvisées en réparation de son préjudice et qui correspondent, pour les 2.000.000 francs, à trois fois le montant de la perte d'exploitation subie la première année ;
Considérant que pour s'opposer à une telle prétention, les appelants font valoir que la clause de non-concurrence n'est pas valable comme privant la société de Nogent-Sur-Marne de toute possibilité d'exercer librement ses activités ; qu'ils soutiennent par ailleurs que la promesse de porte fort aux termes de laquelle les époux Harvengt se sont obligés à imposer aux associés de la Compagnie Des Arts Floraux l'engagement de ne pas servir pendant dix ans les clients réguliers du fonds de commerce cédé est devenue caduque lors de la radiation de la Compagnie Des Arts Floraux du registre du commerce ; qu'en tout état de cause les seuls clients, au nombre de cinq, qu'ils ont servis a engendré un chiffre d'affaires qui n'a pas excédé les quelques 77.000 francs ;
Sur la validité de la clause de non-concurrence et sur sa portée :
Considérant que la clause de non-concurrence stipulée au contrat de cession du fonds de commerce du 20 juillet 1994 est ainsi libellée :
Interdiction :
Par extension à la garantie de droit stipulée aux présentes, "LE VENDEUR s'interdit formellement le droit de tenir, créer, gérer, de se rétablir, de s'intéresser directement ou indirectement, même comme simple associé, commanditaire, employé salarié ou non, dans un commerce de même nature en tout ou partie à celui présentement vendu, sédentaire ou sur les marchés, dans un rayon de DEUX KILOMETRES, à vol d'oiseau, dudit fonds de commerce et pendant une durée de DIX ANS à compter du jour de l'entrée en jouissance.. .De même à ne porter ou faire porter des marchandises dans le secteur sus-indiqué, le tout à peine de tous dommages-intérêts envers L'ACQUEREUR ou ses cessionnaires ou ayants droit, sans préjudice du droit qu'auraient ceux-ci à faire cesser cette contravention, notamment en exigeant la fermeture du fonds litigieux.
Il est précisé qu'une liste des clients réguliers de la SARL COMPAGNIE DES ARTS FLORAUX a été établie par M. et Mme HARVENGT, sous leur responsabilité et signée des parties. M. et Mme HARVENGT s'engagent et engagent les associés de ladite société à refuser tout travail avec les clients qui seront listés pendant la même durée de l'interdiction ci-dessus, étant entendu que cette liste est donnée à titre indicatif et nullement limitatif tenu compte de l'impossibilité d'établir une liste exhaustive des clients régulièrement servis, M. et Mme HARVENGT agissant tant en leur nom propre qu'en tant que porte-fort des associés de la SARL COMPAGNIE DES ARTS FLORAUX, qu'ils ont informés, déclarent que leur volonté formelle est de transférer la totalité de leur clientèle à l'acquéreur. Par cette indication, ils souhaitent affirmer l'attachement de tous les clients facturés depuis le premier janvier 1993 au fonds cédé. De plus le vendeur s 'oblige à tenir toutes ses pièces comptables à l'acquéreur ";
Considérant qu'une telle clause, limitée dans l'espace et dans le temps, est parfaitement valable, la limitation géographique et la durée de l'interdiction stipulée n'étant pas disproportionnées par rapport à la nature du contrat, même si parallèlement à cette limitation, les intéressés se sont également interdit toutes prestations à la clientèle qui, depuis 1993, avait été régulièrement servie par le fonds de l'avenue de Courcelles et dont la liste, non limitative, était annexée à l'acte de vente ;
Mais considérant que les conventions devant s'exécuter de bonne foi, les consorts Harvengt ne peuvent valablement prétendre que l'interdiction de servir les clients réguliers du fonds de l'avenue de Courcelles, telle que ci-dessus rappelée, ne s'appliquerait pas aux anciens associés de la Compagnie Des Arts Floraux ni à la société J et F Harvengt, ladite interdiction ayant pour vocation d'éviter toute concurrence de la part desdits associés, quelle que soit la forme sous laquelle ils exerceraient leur activité, ce qui inclut nécessairement la société créée à Nogent-sur-Marne en 1992 ;
Que si cette interdiction s'impose aux intimés, la société Atelier Floral Courcelles ne peut, en revanche, voir interdire à la société J et F Harvengt d'exercer des activités de fleuristes, y compris d'entreprise, dès lors que le périmètre géographique, sans lequel la clause de non-concurrence n'aurait pas été reconnue valable, se trouve respecté, sous réserve de ne pas servir les clients susvisés ;
Considérant que les consorts Harvengt et la société F et J Harvengt reconnaissent que cette dernière a servi 5 clients du fonds de l'avenue de Courcelles pour un montant de 77.872 francs, à savoir Le Parisien Libéré, Manchette, Le Crédit Agricole, Lacoste et Mayflower ;
Que la société Atelier Floral Courcelles, invoquant le rapport de son expert comptable du 8 février 1996, prétend que le détournement de client, entrepris en 1992, n'a cessé de croître en 1994 et a engendré, pour la première année, une perte d'exploitation de 660.000 francs, engendrant elle-même un préjudice qu'il évalue à trois fois cette perte d'exploitation ;
Mais considérant que ce rapport établi de façon unilatérale dans des conditions mal définies, et qui ne comporte aucune pièce précise, n'est pas circonstancié ; que si l'expert comptable énonce : "il est apparu que des clients auparavant servis par la COMPAGNIE DES ARTS FLORAUX étaient désormais servis par le société J et F HARVENGT, société animée par les enfants de Monsieur et Madame HARVENGT: des copies de factures ont été fournies par les clients concernés et prouvent ainsi le détournement de clientèle" aucune des pièces visées n'est produite, à l'exclusion d'une facture de 484 francs du 22 août 1994, concernant Le Parisien, et d'une facture de 2.440 francs concernant les éditions Amaury, dont rien ne vient, pour cette dernière, établir qu'il s'agirait d'un client régulier de l'ancien établissement de l'avenue de Courcelles ;
Que l'expert poursuit, de façon non pertinente, que la situation se serait très nettement dégradée en 1992 époque à laquelle le transfert de clientèle aurait massivement commencé, alors qu'il est constant, ainsi qu'il résulte des termes mêmes de l'acte de cession, que la clientèle à prendre en compte et qui se trouve protégée par la clause de non-concurrence est celle de 1993 ; qu'il ne saurait valablement retenir les chiffres d'affaires de 1991 et 1992 pour soutenir que le cessionnaire, à qui les chiffres d'affaires ont été régulièrement communiqués avant la signature de la promesse de vente et qui, parfaitement informé, s'est engagé en toute connaissance de cause, pouvait prétendre au maintien du chiffre moyen de 4.785.000 francs; que la société Atelier Floral Courcelles ne peut imputer la diminution de son chiffre d'affaires aux appelants qu'autant qu'elle établirait que cette diminution leur serait imputable, ce qu'elle ne démontre nullement; qu'elle ne peut davantage déduire le détournement de clientèle du simple fait que le bénéfice de la société J et F Harvengt a concomitamment augmenté dès lors qu'il n'est nullement établi que cette augmentation a été réalisée avec la clientèle protégée, la fuite de clientèle pouvant fort bien résulter soit d'une conjoncture économique défavorable, soit d'une désaffection au profit d'autres concurrents ;
Que le chiffre d'affaires réalisé dans les années qui suivirent pour atteindre, 4.874.544 francs, en 1995, 6.594.960 francs, en 1996 et 10.524.852 francs en 1997 viennent conforter l'absence de détournement de clientèle autre que celle résultant des documents susdits ;
Considérant qu'il s'ensuit que le préjudice résultant des seuls actes de concurrence déloyale établis sera entièrement réparé par l'allocation d'une somme de 150.000 francs à titre de dommages-intérêts, comportant, outre la perte de chiffre d'affaires de 77.872 francs susvisée, l'indemnité pour le trouble commercial effectivement causé ;
Considérant que les appelants ayant versé à la société Atelier Floral Courcelles la somme de 368.750 francs au titre de l'exécution provisoire assortissant la décision de première instance, après déduction de la somme qui leur restait due, sont bien fondés de solliciter la restitution de cette somme à concurrence d'un montant de 350.000 francs en trop versé ;
Qu'il n'apparaît pas contraire à l'équité de laisser à chacune des parties la charge de ses frais non répétibles d'instance ; que les entiers dépens doivent être mis à la charge des appelants dont le comportement est à l'origine du présent litige ;
Par ces motifs
Confirme la décision entreprise sauf sur le montant des dommages-intérêts;
La réformant sur ce point,
Condamne in solidum les consorts Harvengt et la société J et F Harvengt au paiement d'une somme de 150.000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant des actes de concurrence déloyale commis ;
Vu le paiement intervenu en exécution de la décision de première instance,
Ordonne à la société Atelier Floral Courcelles de restituer aux appelants la somme de 350.000 francs avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt ;
Dit n'y avoir lieu de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en cause d'appel ;
Rejette toute autre demande ;
Condamne in solidum les appelants aux entiers dépens et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.