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Décisions

CA Paris, 14e ch. B, 21 janvier 2000, n° 1999-11575

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Syndicat National de l'Industrie et du Commerce du Café

Défendeur :

EC de Witt & Company Limited (Sté), Sabiluc (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cuinat

Conseillers :

MM. André, Valette

Avoués :

SCP Lagourgue, Me Cordeau, SCP Varin-Petit

Avocats :

Mes Cren, Bochuberg, Chevret.

T. com. Paris, prés., du 12 mars 1999

12 mars 1999

Le Syndicat National de l'industrie et du commerce du Café - ci-après le SNICC - a relevé appel d'une ordonnance de référé du 12 mars 1999 rendue par le président du Tribunal de commerce de PARIS qui, écartant ses demandes contre la société britannique EC de Witt & Co. Ltd et son distributeur en France, la société Sabiluc, au sujet de la publicité pour leur pâte dentifrice Clinomint lui prêtant la propriété d'enlever les taches laissées sur les dents " par le café, le vin et le tabac " :

- a constaté l'absence de dénigrement ;

- l'a débouté de toutes ses demandes d'interdiction, sous astreinte, de poursuivre la distribution du dentifrice dans les emballages incriminés et de faire paraître des annonces publicitaires relatives au pouvoir tachant du café ;

- l'a condamné à payer à la société EC de Witt & Co. Ltd et a la société Sabiluc, à chacune la somme de 5.000 F au titre de l'article 700 du NCPC, ainsi qu'aux dépens.

Au soutien de son appel, le Syndicat National de l'Industrie et du Commerce du Café conclut par dernières écritures du 16 novembre 1999 en priant la Cour de :

- dire son appel tant recevable que bien fondé ;

- infirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance entreprise et, statuant à nouveau :

- dire que les mentions portées sur les emballages du gel commercialisé par la société EC de Witt et distribué par la société Sabiluc, ainsi que les annonces publicitaires consacrées à la promotion du dentifrice Clinomint Plus constituent une publicité dénigrante et de ce fait dommageable, et donc des faits de concurrence déloyale ;

- dire que la poursuite de la diffusion de tels emballages et de telles annonces publicitaires constitue un dommage imminent et un trouble illicite auxquels il convient de mettre fin ;

en conséquence : - interdire à la société EC de Witt de poursuivre la livraison de son gel et à la société Sabiluc la distribution dans les emballages incriminés et ce, sous astreinte de 500 F par infraction constatée ;

- faire défense aux sociétés de EC de Witt et Sabiluc de procéder à la parution d'annonces publicitaires relatives au pouvoir tachant du café et ce sous astreinte de 10.000 F par infraction constatée ;

- désigner tel mandataire de justice, avec mission de procéder à toutes constatations utiles et notamment de rechercher l'importance de la publicité consacrée à la promotion du dentifrice Clinomint Plus ainsi que du gel Clinomint G " spécial fumeurs " faisant état des mentions incriminées, ainsi que celle des ventes réalisées depuis le début de l'année 1998, celle des stocks ainsi que le chiffre d'affaires réalisé tant par la société EC de Witt que la société Sabiluc en France et le bénéfice réalisé ;

- Condamner par provision les sociétés EC de Witt et Sabiluc au paiement de 300.000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par le SNICC ;

- les condamner également au paiement d'une somme de 30.000 F au titre de l'article 700 du NCPC, ainsi qu'aux entiers dépens.

La société EC de Witt & Co. Ltd, intimée, fait valoir par dernières conclusions du 18 novembre 1999 que la mention incriminée existe depuis 1995 sur l'emballage de son " Clinomint G - gel spécial fumeurs " et que la publicité mise en cause, parue dans le magazine " Ça m'intéresse " de septembre 1998 est diffusée périodiquement depuis 2 ans ; qu'il n'y a donc pas d'urgence justifiant le recours au juge des référés.

Elle soutient l'absence de trouble manifestement illicite, alors que l'opinion selon laquelle le café laisse des taches sur les dents est banale, bien connue des dentistes et incontestable, de sorte que l'évidence même de la mention ôte à celle-ci tout caractère de nouveauté propre à jeter le discrédit sur le café ; elle rappelle que d'autres marques de dentifrice évoquent dans leur propre publicité les taches laissées sur les dents par le café ; elle invoque également des études scientifiques et des avis autorisés ; elle dénie se livrer à un acte de concurrence déloyale puisque le pouvoir du Clinomint G d'enlever les taches laissées sur les dents par le café, le thé et le vin encourage plutôt leur consommation en corrigeant cet effet ; qu'il n'y a donc pas d'abus, dès lors que les mentions incriminées sont vraies et qu'elles ne visent pas l'industrie du café mais le produit générique et non pas celui propre à un concurrent ; qu'aucun slogan ni dessin ostentatoire de nature à faire ressortir de manière criante la nocivité du café n'a été employé ; qu'il n'y a donc pas dénigrement ni de trouble manifestement illicite.

Elle estime que les mesures sollicitées par le SNICC à son encontre porteraient atteinte à la liberté d'expression et au droit d'informer les consommateurs, à la liberté du commerce puisqu'il serait interdit au fabricant de vanter la propriété de son propre produit en ciblant la clientèle intéressée par l'enlèvement des tachées laissées sur les dents par d'autres produits, et même à la libre circulation des marchandises puisque ces mêmes emballages sont distribués dans les autres pays européens sans être poursuivis. Elle conteste également que le SN.I.C.C. prouve subir un préjudice et observe que, pour s'opposer à la mesure d'instruction qu'il sollicite, la société Sabiluc lui oppose à juste titre sa carence dans l'administration de la preuve.

Elle conclut à la confirmation en priant la Cour de :

- constater l'absence d'urgence et l'absence de concurrence ;

- surabondamment, constater l'absence de trouble manifestement illicite ;

- en conséquence, dire n'y avoir lieu à référé ;

- subsidiairement, constater l'absence de tout préjudice et constater en toutes hypothèses l'existence d'une contestation sérieuse ;

- la recevoir en son appel incident et en ses demandes reconventionnelles : - condamner le SNICC à lui payer la somme de 50.000 F pour procédure abusive, conformément aux dispositions de l'article 32-1 du NCPC ;

- le condamner à lui payer 80.000 F au titre de ses frais irrépétibles engagés tant en première instance qu'en cause d'appel -eu égard notamment au coût de la compilation du professeur Ryden et de sa traduction, et de l'étude de l'Université de Manchester, ainsi qu'en tous les dépens de première instance et d'appel.

La société Sabiluc, également intimée, fait valoir par conclusions du 10 septembre 1999 qu'il n'existe ni urgence, ni trouble manifestement illicite ; que la publicité parue dans le magazine " Ça m'intéresse " a été unique et a donc cessé ; que l'emballage du tube de dentifrice " Clinomint G - gel spécial fumeurs " est commercialisé depuis 1985 ; que la mention relative aux taches laissées sur les dents par le café n'est pas dénigrante et qu'elle est véridique, ainsi que l'établissent les études scientifiques versées aux débats ; que la libre concurrence implique que chaque intervenant sur le marché dispose du droit de critiquer ; que, pour autant, les termes employés sur l'emballage n'emportent pas dévalorisation du café ; qu'ils sont inscrits en petits caractères et concernent également d'autres produits ; qu'ils sont modérés ; qu'enfin, le SNICC ne démontre aucun préjudice et notamment pas la baisse de la consommation du café en France, alors même que l'existence d'un tel dentifrice faciliterait plutôt la consommation du café en offrant la possibilité d'éviter la coloration de l'émail des dents par ce produit.

Elle conclut à la confirmation de l'ordonnance entreprise et prie la Cour de condamner le SNICC à lui payer une somme complémentaire de 5.000 F au titre de l'article 700 du NCPC, ainsi qu'aux entiers dépens.

SUR CE, LA COUR,

Considérant que l'urgence n'est pas une condition requise pour agir en référé pour la cessation d'un trouble manifestement illicite, que l'existence d'une contestation sérieuse n'empêche pas davantage d'obtenir en référé les mesures conservatoires qui s'imposent pour faire cesser un tel trouble ;

Considérant que la publicité ne doit pas être fondée sur le dénigrement d'un autre produit, indépendamment de la véracité de l'imputation dénigrante ;

qu'en l'espèce, en prêtant au café la propriété de tacher les dents, la publicité effectuée pour le dentifrice incriminé ne s'est pas limitée à mettre en valeur les qualités propres de ce produit mais a dévalorisé auprès du public un autre produit, en l'espèce le café ;

qu'il est sans conséquence que les deux produits concernés - le dentifrice et le café - ne soient pas en concurrence ;qu'en effet, la publicité incriminée constitue en elle-même un acte de concurrence déloyale dès lors qu'elle consiste à vanter les mérites de son propre produit en s'appuyant sur un défaut imputé à un produit tiers - fût-il générique - causant ainsi, en l'espèce, aux professionnels du café un trouble manifestement illicite que le Syndicat National de l'Industrie et du Commerce du Café a qualité et intérêt à faire cesser ;

que la société EC de Witt & Co. Ltd et la société Sabiluc allèguent vainement qu'elles ne cherchent aucunement à détourner une clientèle mais bien au contraire à répondre à un certain besoin de cette dernière en lui permettant de continuer à consommer les produits susceptibles de tacher l'émail dentaire, dont le café fait partie ;que le dénigrement n'en demeure pas moins réalisé, quand bien même un palliatif serait proposé au défaut mis en évidence ; qu'il suffit en outre que le trouble manifestement illicite soit commis à l'encontre de celui qui le subit, indépendamment du but poursuivi par celui qui le cause, pour que puissent être prises les mesures propres à le faire cesser ;

que de même, il importe peu que la mention litigieuse figure depuis plusieurs années sur les emballages du tube de dentifrice " Clinomint G - gel spécial fumeurs ", dès lors que le caractère dénigrant de cette mention est avéré et cause aux demandeurs un trouble manifestement illicite dont ils demandent maintenant la cessation ;

qu'enfin, la modération des termes employés n'empêche nullement le dénigrement, tandis qu'aucune des libertés invoquées - liberté d'expression, liberté d'information des consommateurs et liberté du commerce et de la circulation des marchandises - n'est abusivement restreinte dès lors que la mesure d'interdiction demandée est nécessaire à la protection des droits d'autrui ;

qu'il convient en conséquence d'infirmer l'ordonnance entreprise et de faire partiellement droit aux mesures et interdictions demandées par le SNICC à l'encontre de la société EC de Witt & Co. Ltd et de la société Sabiluc ;

Considérant qu'il suffit à cet égard d'interdire, sous astreinte, à la société EC de Witt & Co. Ltd de poursuivre la livraison de son gel Clinomint G " spécial fumeurs " et à la société Sabiluc d'en continuer la distribution dans les emballages incriminés, ainsi que de leur interdire de procéder à la diffusion d'annonces publicitaires relatives au pouvoir tachant du café, comme il sera dit au dispositif ci-après ;

qu'il n'est en revanche pas utile et qu'il serait disproportionné avec le trouble causé, d'ordonner la mesure d'instruction sollicitée par le SNICC aux fins de rechercher l'importance de la publicité consacrée à la promotion du dentifrice Clinomint Plus ainsi que du gel Clinomint G " spécial fumeurs " faisant état des mentions incriminées, ainsi que celle des ventes réalisées depuis le début de l'année 1998, celle des stocks ainsi que le chiffre d'affaires réalisé tant par la société EC de Witt que la société Sabiluc en France et le bénéfice réalisé ; qu'en effet, de telles investigations n'apparaissent pas nécessaires pour évaluer le préjudice prétendument souffert par le SNICC et qu'en tout état de cause, à le supposer établi, son indemnisation relève du pouvoir des juges du fond, faute de l'évidence requise devant la juridiction des référés ;

Considérant que l'équité conduit à condamner la société EC de Witt & Co. Ltd et la société Sabiluc à verser au SNICC une indemnité compensant une partie de ses frais irrépétibles ; qu'à l'inverse, les sociétés intimées qui succombent en appel, ne sauraient obtenir une telle indemnité ;

qu'enfin, la demande d'indemnisation formée par la société EC de Witt & Co. Ltd pour procédure abusive doit être rejetée, dès lors que son adversaire l'emporte en appel ;

Par ces motifs : Déclare le Syndicat National de l'Industrie et du Commerce du Café - le SNICC - recevable et bien fondé en son appel ; Déboute la société EC de Witt& Co. Ltd de son appel incident ; Infirme en toutes ses dispositions l'ordonnance entreprise ; Statuant à nouveau : Fait défense à la société EC de Witt & Go. Ltd de poursuivre la livraison de son gel Clinomint G " spécial fumeurs " dans les emballages incriminés, et à la société Sabiluc d'en poursuivre la distribution, et ce, sous astreinte de 500 F par infraction constatée, passé un délai de 30 jours après la signification du présent arrêt et pendant un délai de deux mois ; Fait défense aux sociétés EC de Witt & Co. Ltd et Sabiluc de procéder à la diffusion d'annonces publicitaires relatives au pouvoir tachant du café, et ce, sous astreinte de 10.000 F par infraction constatée, dès la signification du présent arrêt ; Dit n'y avoir lieu de désigner un mandataire de justice, avec mission de procéder aux constatations requises par le SNICC à l'encontre des sociétés EC de Witt & Co. Ltd et Sabiluc ; Dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de dommages-intérêts formée par le SNICC ; Rejette la demande d'indemnisation formée par la société EC de Witt & Co. Ltd pour procédure abusive ; Condamne la société EC de Witt & Co. Ltd et la société Sabiluc à verser au SNICC , chacune, la somme de 12.000 F au titre de l'article 700 du NCPC ; Les condamne également aux dépens de première instance et d'appel ; admet la SCP LAGOURGUE, avoué, au bénéfice de l'article 699 du NCPC.