CA Paris, 4e ch. A, 5 janvier 2000, n° 1997-02285
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Cartier (SA)
Défendeur :
Métro Libre Service de Gros (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
M. Lachacinski, Mme Magueur
Avoués :
Me Moreau, SCP Varin-Petit
Avocats :
Mes Combeau, Chapoullie.
La société Cartier commercialise depuis plus de 70 ans un modèle de montre qu'elle vend sous la dénomination Tank et qui constitue la pièce maîtresse de sa collection.
A la fin de l'année 1995, la société Métro Libre Service de Gros de Vitry (ci-après Métro) a diffusé un prospectus sur lequel était reproduit une montre reprenant les caractéristiques de la montre Cartier, invitant sa clientèle, lors d'une prochaine visite, à s'en faire remettre gratuitement un exemplaire.
Estimant que le comportement de la société Métro était fautif et que la reproduction servile effectuée dans les circonstances sus-visées avilissait son modèle, la société Cartier a saisi, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, le Tribunal de commerce de Créteil qui, par jugement du 24 septembre 1995, l'a déboutée de sa demande en agissements parasitaires aux motifs que ne pouvant plus se prévaloir d'un droit privatif sur le modèle en cause que bien d'autres fabricants reproduisent, la société Cartier ne pouvait interdire à la société Métro de reproduire un modèle identique présentant au surplus, selon lui, des différences visibles et que les agissements parasitaires ne pouvaient être retenus dès lors que la société Métro ne recherchait aucun profit et qu'aucun détournement de clientèle ne pouvait résulter de son action.
Vu l'appel interjeté le 2 décembre 1996 de cette décision par la société Cartier ;
Vu les conclusions du 5 novembre 1999 aux termes desquelles la société Cartier poursuivant l'infirmation de la décision entreprise fait valoir que :
* la montre Métro est la copie servile de la montre Tank, les différences mineures relevées par le tribunal n'étant pas de nature à lui conférer un aspect différent,
* par la remise d'une telle montre, la société Métro cherche à tirer profit, à moindre coût, du prestige qui s'attache à la montre Cartier et de l'impact des campagnes publicitaires par elle réalisées,
* le comportement fautif et parasitaire de la société Métro est avéré,
et demande à la Cour, outre le prononcé des mesures d'interdiction, de confiscation et de publication habituelle, le paiement d'une somme de 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts et d'une somme de 60 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
Vu les conclusions du 10 novembre 1999 par lesquelles la société Métro poursuit la confirmation de la décision dont appel, soutenant, à cet effet, que :
* la société Cartier ne disposant pas d'un droit privatif sur le modèle en cause, qui relève du domaine public, ne peut lui interdire, en raison du principe fondamental de la liberté du commerce et de l'industrie, de s'inspirer de ce modèle,
* ne se trouvant pas en état de concurrence, elle ne peut agir que sur le fondement de la concurrence parasitaire et se trouve dans l'incapacité de rapporter la preuve d'une faute à son encontre,
* la montre incriminée ne constitue nullement une copie servile de la montre Tank et aucun risque de confusion n'est susceptible d'en résulter,
* elle n'a cherché à tirer aucun profit des investissements de la société Cartier ni à détourner sa clientèle, la publicité effectuée portant sur la marque Métro et non sur la montre en tant que telle, le public ne pouvant se tromper sur l'origine de celle-ci,
* l'usage reproché du modèle est devenu banal puisqu'un nombre important de fabricants s'inspirent de ce modèle sans que la société Cartier entreprenne des poursuites,
* les sommes demandées sont, en tout état de cause, disproportionnées, puisque située à Vitry, elle n'exerce son activité que dans une zone géographiquement limitée,
et dénonçant le caractère abusif de la procédure entreprise à son encontre, sollicite paiement de la somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts outre une somme de 100 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que les différents ouvrages consacrés à la maison Cartier, produits aux débats, révèlent que la montre Tank crée et commercialisée par Louis Cartier en 1919, dont les deux baguettes latérales en or qui la caractérisent, sont inspirées des premiers véhicules blindés utilisés par les alliés pendant la guerre, constitue la pièce maîtresse de sa collection horlogère ; qu'étroitement associée au nom de la société Cartier en raison de sa renommée mondiale, cette montre se caractérise par :
un boîtier de couleur or, comportant deux brancards latéraux à section semi-circulaire et à extrémités arrondies, dont l'épaisseur contraste avec les deux barrettes transversales qui, situées entre ces deux brancards forment l'encadrement du cadrant et qui dépassent, à chacune de leurs extrémités, le boîtier proprement dit pour entourer un bracelet dont la largeur correspond à celle du cadran,
un cadrant de forme rectangulaire à fond blanc sur lequel figure une échelle de minutes, dite " chemin de fer ", elle-même rectangulaire, comportant des nombres écrits en chiffres romains inclinés et des aiguilles en forme de glaive, un remontoir sculpté comportant un embout de saphir,
Considérant que la publicité française diffusée au début de l'année 1995 par la société Métro " Libre Service de Gros " auprès de sa clientèle reproduit une montre qui présente les caractéristiques principales de la montre Tank et porte en exergue les mentions suivantes :
Venez retirer votre cadeau avant le 04/02/1995
Pour Fêter cette nouvelle année Métro vous offre cette superbe montre et vous adresse ses voeux pour 1995 précisant " Offre valable sans obligation d'achat sur présentation de ce document à nos hôtesses " ;
Considérant que les modifications apportées au modèle, qui tiennent à l'adjonction d'une aiguille trotteuse, au déplacement de la ligne dite chemin de fer vers l'extérieur des chiffres, ceux-ci étant soulignés, vers l'intérieur, par une ligne simple, ne constituent pas des éléments suffisants pour conférer à la montre un aspect différent dès lors que brancards, baguettes de traverses, bracelet et chiffres romains, inclinés sauf pour les chiffres 3, 6, 9, 12, sont repris de façon identique, le fermoir étant au surplus doté d'un faux saphir, complétant ainsi la similitude d'apparence ; que contrairement à ce qu'énonce le tribunal, ces différences ne peuvent apparaître à l'oeil même averti d'une personne qui ne disposerait pas au même moment des deux modèles et traduit, en tout état de cause, la volonté manifeste d'offrir une montre évoquant en tout point celle de la maison Cartier en raison de la notoriété et du prestige qui s'y attachent ; qu'il importe peut que la marque Métro soit apposée sur le cadran, à l'endroit même où se trouve apposée la marque Cartier dès lors que l'apparence d'ensemble, volontairement recherchée, est la même ;
Considérant qu'en offrant ainsi, à sa clientèle, la copie servile d'une montre de haute renommée, la société Métro Vitry a nécessairement recherché à s'approprier la notoriété qui s'y attache et que la société Cartier avait obtenu et obtient toujours en développant des promotions publicitaires de grande envergure, comme en attestent les ouvrages et les publicités produites ; que l'offre faite dans les conditions susdites porte manifestement atteinte à l'image de marque de la montre Tank qu'elle vulgarise et déprécie, la rabaissant au rang de simple " gadget " publicitaire; qu'il importe peu que la clientèle de la société Métro soit distincte de celle du joaillier ni qu'elle ne se soit pas mépris sur l'origine exacte de la montre qui lui était remise, dès lors qu'il n'est pas exclu qu'elle pouvait penser que la diffusion en avait été faite avec l'autorisation de la maison Cartier ;
Que cette attitude parasitaire délibérément adoptée, qui tend à détourner de sa finalité à des fins personnelles, le pouvoir attractif et prestigieux de la montre Cartier, apparaît d'autant plus fautive qu'elle n'est pas dénuée de tout profit, la société Métro en suscitant la visite de sa clientèle pouvant espérer voir augmenter ses propres ventes;
Que s'agissant de parasitisme, il importe peu que les deux sociétés ne se trouvent pas en situation de concurrence;
Que le fait que d'autres horlogers ou d'autres sociétés se livreraient à des actes de même nature est inopérant tant sur la faute commise que sur le préjudice causé ;
Que la faute étant ainsi caractérisée et le préjudice, qui s'infère des faits reprochés, étant avéré, il convient d'octroyer à la société Cartier la somme de 500 000 F de dommages-intérêts en réparation de ce préjudice qui tient compte des éléments précédemment exposés, en ce compris le caractère limité de la zone géographique de la publicité critiquée ;
Considérant que la société Cartier est également fondée à solliciter les mesures d'interdiction, de confiscation et de publication habituelles qui seront ordonnées selon les modalités exposées au dispositif ci-après ;
Considérant qu'il y a lieu d'allouer à la société Cartier une somme de 60 000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile pour ses frais irrépétibles d'instance ; que la société Métro qui succombe doit être déboutée tant de la demande qu'elle a formulée de ce chef que de sa demande en dommages-intérêts pour procédure abusive ;
Par ces motifs : Infirme le jugement entrepris, Et statuant à nouveau, Dit qu'en reproduisant dans un prospectus publicitaire et en offrant à sa clientèle une copie servile de son modèle de montre notoirement connu sous le nom de Tank, la société Métro Libre Service de Gros de Vitry a commis une faute à l'encontre de la société Cartier et engagé sa responsabilité à l'égard de celle-ci, Condamne en conséquence la société Métro à payer à la société Cartier la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts, Fait défense à la société Métro d'offrir, de vendre ou de diffuser de quelque manière que ce soit et sous quelque forme que ce soit des montres reproduisant servilement les caractéristiques d'apparence extérieures du modèle Tank, sous astreinte de 10 000 F par infraction constaté à l'expiration du délai de huitaine suivant la signification du présent arrêt, Ordonne la confiscation des montres et des prospectus litigieux qui seraient encore en possession de la société Métro en vue de leur destruction, devant tel huissier de justice au choix de la société Cartier, dès signification du présent arrêt, Autorise la société Cartier à faire publier le présent arrêt dans trois revues ou journaux de son choix aux frais de la société Métro sans que le coût global excède la somme de 80 000 F, Condamne la société Métro à payer à la société Cartier la somme de 60 000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, Rejette toute autre demande, Condamne la société Métro aux entiers dépens et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.