CA Paris, 4e ch. B, 10 septembre 1999, n° 1991-04924
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Alcyone (Sté)
Défendeur :
Filliol (ès qual.), Souplina (Sté), Diffusion des ébénistes contemporains (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Jobin, SCP Baskal, SCP Naboudet
Avocats :
Mes Lagrave, Laire, Cayer Barrioz.
La société Souplina, se prévalant de droits d'auteur sur un canapé référencé " Ibiza " qui aurait été créé par M. Montani et qu'elle fabrique et commercialise, en dernier lieu, sous la référence " Houston ", a fait pratiquer saisie contrefaçon au salon de la Foire de Paris en mai 1990 au stand " Meubles Poulin " d'un canapé " Colombine " qui aurait été la contrefaçon du sien (et qui après la saisie, aurait été référencé Borgia). Puis elle a fait citer devant le tribunal de commerce, la société Poulin, la société Roméo (qui distribue les canapés Colombine et Borgia) et la société Alcyone (qui les fabrique) sur le fondement de la contrefaçon et de la concurrence déloyale afin d'obtenir, outre des mesures d'interdiction et de publication, paiement de dommages intérêts.
Par jugement du 1er février 1991, le tribunal a :
- dit valable le modèle Houston, et la saisie contrefaçon,
- dit que les sociétés Poulin, Roméo et Alcyone se sont rendues coupables de contrefaçon au sens de la loi du 11 mars 1957 ainsi que de concurrence déloyale,
- condamné solidairement ces sociétés à payer la somme de 500 000 F au titre des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale et de 20 000 F par application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile,
- prononcé des mesures d'interdiction sous astreinte et de publication,
- ordonné l'exécution provisoire sauf en ce qui concerne la publication et l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.
Sur appel interjeté par les sociétés Roméo, Alcyone et Poulin, la présente cour, par arrêt du 23 mars 1993, a mis hors de cause la société Poulin, débouté la société Souplina de sa demande en contrefaçon, sursis à statuer sur la demande en concurrence déloyale et désigné un expert avec mission de recueillir :
- tous éléments permettant à la cour d'apprécier si le modèle de canapé Borgia (fabriqué par la société Alcyone) acheté par Mademoiselle Soufir est la copie du modèle Colombine fabriqué par Alcyone,
- tous éléments permettant à la cour d'apprécier si les modèles Borgia et Colombine sont le surmoulage ou la copie du modèle Houston (fabriqué par Souplina)
- dans l'affirmative, fournir à la cour tous éléments de nature à déterminer l'importance du préjudice subi par Souplina du fait des actes de concurrence déloyale qu'elle invoque.
Souplina avait formé un pourvoi à l'encontre de la décision du 23 mars 1993 qui a été rejeté par arrêt de la Cour de Cassation en date du 21 mars 1995.
Les opérations d'expertise ont été diligentées et après dépôt du rapport, cette affaire a été rétablie devant la Cour.
Alcyone au cours de la procédure d'appel, après dépôt du rapport, a fait l'objet d'un jugement de redressement judiciaire. A ce titre sont intervenus à l'instance Maître Robert, es qualité d'administrateur judiciaire et Maître Filliol, es qualité de représentant des créanciers. Puis, du fait du prononcé de la liquidation judiciaire le 21 mai 1999, Maître Filliol, liquidateur est intervenu.
Maître Filliol, es qualité, conclut à la réformation du jugement et demande la mise hors de cause de Maître Robert dont la mission a cessé du fait de la liquidation judiciaire. Reprenant les moyens développés par la société, il soutient que les canapés Borgia et Colombine n'étant ni des surmoulages ni des copies serviles du canapé Houston, il ne saurait lui être reproché des actes de concurrence déloyale. Il sollicite la condamnation de Souplina à restituer ainsi qu'à Roméo la somme de 500 000 F avec intérêts au taux légal, versée en raison de l'exécution provisoire. A titre très subsidiaire, il conteste également les méthodes de calcul retenues par l'expert pour évaluer le préjudice subi par Souplina, demande à la cour de juger que la marge bénéficiaire dont pourrait se prévaloir Souplina ne peut excéder 27 % de son chiffre d'affaires et qu'il y aura lieu de compenser entre les deux créances et d'ordonner la restitution de la différence avec intérêts au taux légal.
Roméo conclut également dans le même sens et prie la cour de dire qu'elle n'a commis aucun acte de concurrence déloyale, faisant en outre valoir que Souplina ne prouverait pas avoir diffusé le modèle " Houston " avant Alcyone, de débouter Souplina de toutes ses demandes, de la condamner à lui restituer la somme de 500 000 F avec intérêts au taux légal à compter du versement effectué en vertu de l'exécution provisoire, et à titre infiniment subsidiaire de dire que Souplina ne justifie d'aucun préjudice financier.
Souplina, se référant aux conclusions de l'expert, demande à la Cour de :
- dire que ses adversaires se sont rendues coupables d'actes de concurrence déloyale,
- retenir les sommes déterminées par l'expert pour l'appréciation de son préjudice,
- condamner Roméo à lui payer la somme de 440 682 F
- fixer sa créance à l'égard d'Alcyone à la somme de 274 822 F,
- dire que Alcyone et Roméo seront tenues in solidum à réparer le préjudice subi par Souplina né de la vulgarisation du modèle " Houston ",
- condamner Roméo à lui verser la somme de 400 000 F au titre de ce préjudice additionnel,
- fixer sa créance au passif d'Alcyone à la somme de 400 000 F de ce chef,
- dire que devra lui être versée la différence entre la somme de 500 000 F que les appelantes ont versée en exécution du jugement et les condamnations additionnelles ainsi prononcées,
- dire qu'Alcyone et Roméo seront tenues in solidum du paiement d'une indemnité au titre de l'article 700 d'un montant de 80 000 F à son profit,
- condamner en conséquence Roméo à lui verser la somme de 80 000 F à ce titre,
- fixer sa créance à ce titre au passif d'Alcyone à ce montant,
- ordonner la publication de l'arrêt dans dix journaux à son choix, aux frais in solidum des sociétés appelantes dans la limite d'un coût global hors taxes de 150 000 F,
- fixer à ce titre sa créance au passif d'Alcyone pour la somme de 150 000 F.
Sur ce, LA COUR :
Considérant que Souplina reproche aux appelantes d'avoir commercialisé à des prix inférieurs au sien, des canapés sous les références Colombine et Borgia, copie servile du canapé qu'elle fabrique depuis de nombreuses années sous la référence Houston ;
Que les appelants soutiennent au contraire que les canapés qu'elles commercialisent ne sont pas la copie servile de celui de leur adversaire, qui en outre serait banal ; qu'elles relèvent encore que les canapés qu'elles fabriquent et distribuent ne sont que des dessins et formes de canapés d'une grande banalité tombés dans le domaine public et qui font l'objet de commercialisations multiples à travers des modèles pratiquement semblables par des sociétés concurrentes ;
Qu'en outre, Souplina n'aurait pas rapporté la preuve de ce que le canapé Houston aurait été fabriqué avant le canapé " Colombine " ;
Considérant cela exposé que la Cour par l'arrêt du 25 mars 1993 a relevé que la reproduction quasi servile d'un modèle même non protégeable, dans la mesure où sa réalisation n'est pas commandée par des nécessités fonctionnelles, constitue un acte de concurrence déloyale, dès lors qu'il existe un risque de confusion auprès de la clientèle, que la concurrence déloyale peut être également reconnue en l'absence de tout risque de confusion lorsque la copie a permis à son auteur de réaliser des économies de frais de lancement et de mise au point du produit et, estimant que l'expertise officieuse qui avait été produite par Souplina ne pouvait lier la cour, a ordonné la mesure d'instruction susvisée ;
Considérant que l'expert a mis en évidence :
- que le canapé Houston était commercialisé depuis de nombreuses années avant la fabrication d'Alcyone,
- que les canapés Colombine et Borgia fabriqués par Alcyone étaient techniquement semblables et que leur " aspect extérieur sur le plan du design est identique pour un profane ",
- que, comparés avec le canapé Houston, ils présentaient une technique de fabrication très proche et qu'ils étaient sur le " plan du design une copie, pure et simple du modèle Houston, copie dépourvue d'initiative technique et surtout d'originalité pouvant d'une manière formelle différencier Borgia et Colombine du modèle Houston ",
- qu'au vu des documents produits par les appelantes le modèle Houston n'était pas lui même la copie de canapés préexistants ;
Considérant qu'au regard de l'analyse très précise de l'expert, de l'examen des photographies annexées au rapport et des documents versés aux débats par les parties, il est établi :
- que le modèle Houston est commercialisé depuis de nombreuses années, bien antérieurement à la commercialisation litigieuse, par Souplina, que Roméo ne peut valablement soutenir le contraire alors qu'elle même a passé plusieurs commandes auprès de cette société, comme le démontrent les factures mises au débats pour le modèle Houston depuis 1983,
- que Colombine et Borgia fabriqués par Alcyone sont quasi-identiques,
- que les canapés Colombine et Borgia sans en être un surmoulage ou une copie servile, en ce qu'ils diffèrent du modèle Houston notamment par des différences dans les dimensions et dans la cambrure du dossier, en sont une copie si proche par leur aspect extérieur tenant notamment à la forme générale et à la position des surpiqûres (et non pas par ses aspects fonctionnels) qu'un " profane " ne peut que les confondre et les attribuer à une même origine;
Considérant qu'il convient encore de relever que Roméo était un client de Souplina et avait une connaissance très précise de la forme du canapé Houston; qu'il lui était ainsi d'autant plus aisé de passer commande auprès d'un autre fabricant qui était le fournisseur d'une société de meubles qu'elle venait de racheter, en tirant profit à moindre coût du travail de mise au point effectué par un concurrent;
Considérant en conséquence que ces agissements caractérisent des actes de concurrence déloyale; que le jugement sera donc confirmé de ce chef ;
Considérant, sur les mesures réparatrices, que l'expert a relevé qu'Alcyone avait réalisé sur la vente des canapés Colombine et Borgia :
- pour l'année 1989, un chiffre d'affaires de 136 444,04 F H.T. avec Roméo et de 40 198,08 F H.T. avec d'autres clients,
- pour l'année 1990, un chiffre d'affaires de 364 330,66 F H.T. et de 75 622,63 F H.T. ;
Qu'il a estimé qu'il convenait à partir de ces ventes perdues d'appliquer un taux de marge moyenne bénéficiaire de 44 % et que Roméo dont il relève qu'elle n'a pas donné au cours des opérations d'expertise de précisions sur le chiffre d'affaires réalisé à partir de ces ventes, avait vraisemblablement doublé le prix d'achat ;
Qu'en appliquant ces bases de calcul, le manque à gagner de Souplina pouvait s'établir ainsi :
- à la charge d'Alcyone, (base du chiffre d'affaires HT sur deux ans avec taux de marge de 44 %) soit la somme de 274 822 F
- à la charge de Roméo (bas évaluée à partir du prix de vente x 2 avec taux de marge de 44 %) soit la somme de 440 682 F ;
Considérant que Souplina demande l'entérinement de l'expertise sur l'évaluation de son préjudice commercial et sollicite en outre paiement de la somme de 400 00 F de dommages et intérêts pour le préjudice causé par l'avilissement du canapé Houston et les investissements (frais publicitaires et de bureau d'études), qu'elle avait engagés pour ce modèle ;
Considérant que les appelants contestent au contraire les conclusions du rapport en faisant essentiellement valoir que la marque bénéficiaire appliquée est trop élevée et que l'expert a procédé à un cumul de réparation en ajoutant les supposés bénéfices de chacune des deux sociétés ; qu'en outre, Souplina durant cette période n'a pas vu son chiffre d'affaires portant sur la vente des modèles Houston diminuer ; qu'ils ajoutent encore que Souplina prétend avoir subi un préjudice distinct pour avilissement de son modèle et des investissements sans en rapporter la preuve ;
Considérant cela exposé que l'expert ne peut être critiqué en ce qu'il a recherché comme éléments d'évaluation du préjudice, le chiffre d'affaires réalisé par les appelantes ; qu'il est certain qu'au moins pour la plus grande partie, les ventes ainsi réalisées constituent un moyen d'apprécier le manque à gagner de Souplina ; que le taux de marge bénéficiaire appliqué bien qu'élevé n'est pas sérieusement contesté en l'absence notamment de production de documents commerciaux qui établiraient une marge bénéficiaire plus faible ;
Considérant, par ailleurs, que si les appelantes critiquent à juste titre le cumul des marges bénéficiaires réalisées par chacune d'elles, il résulte de l'ensemble des éléments portés à la connaissance de la cour, en prenant en compte notamment des frais d'investissement et de la dépréciation apportée au modèle Houston, que la somme globale de 500 000 F allouée par les premiers juges répare exactement le préjudice subi par Souplina sans qu'il soit possible de distinguer la part de chacune de ces sociétés dans la réalisation du dommage, toutes deux ayant participé en totalité à la réalisation de celui-ci (la vente de canapés copie de celui de Souplina à d'autres personnes que Roméo étant faible) ;
Considérant toutefois, que compte tenu du prononcé de la liquidation judiciaire, aucune condamnation ne pouvant être prononcée à l'encontre d'Alcyone, le jugement sera modifié sur ce point dans les termes du dispositif ci-dessous énoncé ;
Considérant que l'équité ne commande pas d'allouer une indemnité sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
Par ces motifs : Vu l'arrêt déjà rendu le 23 mars 1993 et statuant dans les limites du présent appel ; Confirme le jugement en ce qu'il a déclaré la société Souplina bien fondée en ses demandes en concurrence déloyale à l'encontre des sociétés Alcyone et Roméo et sur le montant des dommages intérêts alloués ; Le réforme du chef des condamnations pécuniaire prononcées à l'encontre de la société Alcyone depuis lors placée en liquidation, statuant à nouveau de ces chefs et ajoutant, Met hors de cause Maître Robert, administrateur judiciaire, déchargé de sa mission du fait du prononcé de la liquidation judiciaire de la société Alcyone ; Fixe la créance de dommages intérêts de la société Souplina au passif de la société Alcyone au montant de 500 000 F ; Rejette toute autre demande ; Laisse à la charge de Me Filliol ès qualités les dépens par lui exposés en appel ; Condamne la société Roméo autre dépens de première instance et d'appel, y compris les frais d'expertise, qui seront recouvrés, le cas échéant par la SCP Baskal, avoué, selon les dispositions de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.