CA Paris, 5e ch. A, 16 juin 1999, n° 1999-01937
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
AAD Phenix (SA)
Défendeur :
Coutheillas (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Renard-Payen
Conseillers :
Mmes Jaubert, Percheron
Avoués :
SCP Varin-Petit, SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet
Avocats :
Mes Badier, Kesic.
La société anonyme AAD Phenix a, par déclaration remise au secrétariat-greffe le 9 novembre 1998, interjeté appel du jugement rendu le 6 octobre 1998 par le Tribunal de Commerce de Créteil qui a :
- dit qu'elle s'est rendue coupable de concurrence déloyale à l'égard de la société Coutheillas,
- l'a condamnée à payer à celle-ci la somme de 1 000 000 F à titre d'indemnité avec exécution provisoire sous réserve qu'en cas d'appel il soit fourni une caution bancaire d'un montant légal,
- l'a condamnée au paiement de la somme de 40 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile et aux entiers dépens comprenant les frais de rapport de l'huissier,
déboutant la société Coutheillas du surplus de ses demandes.
Sa demande d'arrêt de l'exécution provisoire a été rejetée par une ordonnance de référé du 8 janvier 1999 qui a fixé l'affaire par priorité le 30 mars 1999.
La société AAD Phenix prie la Cour, réformant la décision déférée, de débouter la société Coutheillas de sa demande et de la condamner au remboursement de la somme de 1 000 000 F avec intérêts pour procédure abusive et 150 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile et aux entiers dépens.
La société AAD Phenix, qui conteste l'ensemble des fautes retenues à sa charge par le tribunal (détournement de savoir-faire et de documentation technique) et le préjudice allégué par la société Coutheillas, fait grief à cette dernière de vouloir paralyser le libre jeu de la concurrence et d'avoir, par le biais de la procédure introduite, obtenu abusivement des informations confidentielles.
La société Coutheillas poursuit la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a déclaré la société AAD Phenix coupable de concurrence déloyale à son égard mais en forme appel incident sur le quantum du préjudice et demande à la Cour de :
- condamner la société AAD Phenix à lui payer la somme de 4 000 000 F à titre d'indemnité pour l'approbation indue des méthodes de la norme ISO 9002 ainsi que des fichiers clientèle et fournisseurs, le préjudice subi à la suite du débauchage du personnel et de la désorganisation de l'entreprise, et le manque à gagner dû à l'appropriation des fichiers,
- condamner AAD Phenix à cesser son activité dans le secteur de la décontamination après sinistre dans les quinze jours de la signification du présent arrêt sous astreinte de 50 000 F par infraction constatée,
- ordonner à titre de dommages et intérêts complémentaires la publication du dispositif du présent arrêt aux frais d'AAD Phenix dans les revues l'Expert et l'Argus,
- condamner AAD Phenix à lui payer la somme de 200 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile et à supporter les dépens.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que la société Coutheillas, spécialisée depuis quinze ans dans l'activité de décontamination après sinistres (incendies, dégâts des eaux...) pour laquelle elle a mis en place un système de qualité selon la norme ISO 9002, se plaignant de concurrence déloyale de la part de la société AAD Phenix, créée en mai 1997 qui s'appuyait sur son expérience et sa qualification, l'a fait assigner devant le Tribunal de Commerce de Créteil qui a statué par le jugement dont appel ;
Considérant qu'avant d'engager son action la société Coutheillas a obtenu, par ordonnance sur requête du 9 décembre 1997, la désignation d'un huissier, la SCP Meunier-Gendron, avec mission notamment de se faire remettre l'ensemble des fichiers informatiques d'AAD Phenix concernant les devis, les clients et les fournisseurs et d'en établir le contenu ainsi que les conditions d'acquisition des programmes ; qu'une ordonnance de référé du 26 janvier 1998 a modifié cette décision afin que ne soient communiqués à Coutheillas que les renseignements nécessaires à sa recherche de faits de concurrence déloyale en ordonnance aux huissiers commis de séquestrer l'ensemble des documents objet du constat et de ne communiquer aux parties que la liste des clients, fournisseurs, produits et matériels utilisés qui seraient commune aux deux sociétés, et ordonné à la société Coutheillas de restituer le rapport à elle remis par l'huissier le 8 janvier 1998 ;
Considérant qu'il est constant que la société Coutheillas n'a restitué ce rapport qu'après en avoir fait des copies qu'elle a versées aux débats devant le Tribunal puis devant la Cour ; qu'il y a lieu comme l'a fait le Tribunal de rejeter des débats les éléments de ce rapport produits par la société Coutheillas ;
Considérant, sur le fond, que la société AAD Phenix fait grief aux premiers juges d'avoir retenu qu'elle avait pratiqué une concurrence déloyale de la société Coutheillas par un détournement du savoir-faire et de la documentation technique de cette dernière, alors que selon elle la décontamination est une technique connue qui a fait l'objet d'une publication en 1988, que les procédure mises en place quant au suivi administratif et commercial n'ont rien d'original et existaient chez son actionnaire Net et Bien qui est une société de nettoyage industriel, que le seul fichier commun est le carnet d'adresses de Monsieur Grossel qui ne comprenait aucun renseignement confidentiel et que les matériels et fournisseurs sont nécessairement communs, de même que les clients puisqu'il s'agit d'experts de compagnies d'assurances dont la liste est publique ;
Mais considérant que l'ouvrage publié en 1988 par Monsieur Le Chalory sous le titre " Les techniques modernes de sauvetage après incendie " outre qu'il ne concerne que ce type de sinistre, est purement technique et ne contient aucune indication pratique sur la gestion même de l'activité de décontamination ;
Que si la société AAD Phenix reconnaît qu'elle a recopié un fichier, qu'elle qualifie de " carnet d'adresses de Monsieur Grossel ", (ancien responsable logistique de Coutheillas) elle en minimise à dessein l'importance alors que ce document - qu'elle verse à son dossier sous la cote 31 et qui correspondant exactement, fautes d'orthographe et ancienne numérotation téléphonique comprises, au listing demeuré en mémoire dans l'ordinateur utilisé par Monsieur Grossel chez Coutheillas - comporte non seulement le nom des cabinets d'assurances missionnant Coutheillas mais encore les noms des collaborateurs à contacter et constitue le résultat d'une accumulation de contacts qu'AAD Phenix aurait mis plusieurs mois à constituer à partir des annuaires d'experts et brochures qu'elle produit, étant observé que certains des experts figurant sur ce fichier ne sont pas répertoriés dans l'annuaire officiel;
Considérant, en ce qui concerne le suivi administratif et commercial des dossiers, qu'il n'existe aucun rapport entre les différents documents afférents au nettoyage industriel (activité de Net et Bien, actionnaire principal d'AAD Phenix) et ceux relatifs à la décontamination après sinistre qui relèvent d'un savoir-faire spécifique au domaine de l'assurance ; qu'en l'espèce il apparaît que la société AAD Phenix, créée en mai 1997, a sitôt sa création disposé de formulaires qui, si leur présentation graphique diffère de celle de Coutheillas, n'en contiennent pas moins l'ensemble des mentions particulières à ce domaine, qu'ils s'agisse des fiches de renseignement avant intervention ou des actes de délégation notamment, que seule l'expérience permet d'établir à un niveau aussi complet ;
Considérant enfin qu'il résulte de plusieurs attestations de salariés de la société Coutheillas corroborées par l'attestation de la société Nilfisk, que Monsieur Grossel a procédé immédiatement avant son départ de la société Coutheillas pour rejoindre AAD Phenix à des tests de matériels (appareil injonction-extraction) dont Coutheillas n'avait pas l'utilité et qui n'ont pas fait l'objet d'un rapport écrit contrairement aux procédures du système qualité Coutheillas ;
Qu'il en a été de même s'agissant de produits de la société " Mondial Éponges " dont le courrier versé aux débats par AAD Phenix, daté du 7 mars 1997 et adressé à Net et Bien, prouve contrairement à ce qu'elle soutient que Net et Bien n'était nullement cliente de Mondial Éponges à cette date ;
Considérant qu'il résulte de ces différents éléments que si la société AAD Phenix, créée en mai 1997, a pu se présenter dans la note qu'elle adressait aux professionnels concernés en août 1997 comme étant opérationnelle " dès à présent " et bénéficiant d'une " expérience de 15 ans ", c'est en réalité à la suite d'une appropriation illicite du savoir-faire de l'entreprise Coutheillas, ce qui est constitutif de concurrence déloyale;
Considérant qu'elle doit réparer le préjudice qui en est résulté pour la société Coutheillas, que la Cour a les éléments pour fixer compte tenu notamment des investissements pour la mise en œuvre de la norme ISO 9002 et de la perte de bénéfice qu'elle a subie (établie par comparaison entre les chiffres d'affaires attestés par son expert-comptable d'une part, la ratio entre chiffre et bénéfice résultant des ses situations 95 et 96 d'autre part) à la somme de 2 500 000 F ;
Qu'il y a lieu d'ordonner en outre, à titre de réparation complémentaire, la publication du dispositif du présent arrêt dans les revues l'Expert et l'Argus aux frais d'AAD Phenix dans la limite totale de 50 000 F ;
Considérant, par contre, que les conséquences de l'attitude déloyale de la société AAD Phenix ayant été réparées, il n'y a pas lieu de condamner cette dernière à cesser son activité ;
Considérant que la procédure engagée par la société Coutheillas n'étant pas abusive et le fait qu'elle n'ait pas immédiatement restitué le premier rapport d'huissier étant sans conséquence dès lors qu'il a été écarté des débats, la société AAD Phenix doit être déboutée de sa demande de dommages et intérêts ;
Considérant que l'équité ne commande pas une nouvelle application, en cause d'appel, des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a : - dit que la société AAD Phenix s'est rendue coupable de concurrence déloyale à l'égard de la société Coutheillas, - condamner la société AAD Phenix au paiement de la somme de 40 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile et aux entiers dépens comprenant les frais de rapport de l'huissier ; Le réforme en ce qu'il l'a condamnée au paiement de la somme de 1 000 000 F à titre de dommages et intérêts et, statuant à nouveau de ce chef, Condamne la société AAD Phenix à payer à la société Coutheillas la somme de 2 500 000 F à titre de dommages et intérêts ; Ordonne, à titre de réparation complémentaire, la publication du dispositif du présent arrêt dans les revues l'Expert et l'Argus aux frais d'AAD Phenix dans la limite globale de 50 000 F ; Déboute les parties de leurs autres demandes ; Condamne la société AAD Phenix aux dépens. Admet la SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet au bénéfice de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.