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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 26 mars 1999, n° 1996-03838

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Savy

Défendeur :

Lipstick (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

M. Ancel, Mme Regniez

Avoués :

SCP Autier, SCP Garrabos

Avocats :

Cabinet Roy, SCP Delrue Boyer, Mes Billebeau, Taverne.

T. com. Paris, 10e ch., du 24 nov. 1995

24 novembre 1995

Arrêt

Prononcé publiquement par Monsieur Boval, président, lequel a signé la minute avec Madame Malterre Payard, greffier.

Appel a été interjeté par Madame Savy d'un jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 24 novembre 1995 dans un litige l'opposant à la société Lipstick.

Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures échangées en cause d'appel pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les éléments qui suivent ;

Madame Savy a travaillé dans l'industrie des cosmétiques et des parfums depuis 1975, soit en qualité de salariée, soit en qualité d'attachée de presse indépendante. En 1990, elle s'est associée à hauteur de 5 % du capital de la société Lipstick, constituée en mai 1990. Cette société entendait développer une activité de traduction dans le domaine des cosmétiques et avait pour siège social l'adresse personnelle de Madame Savy, lieu dans lequel elle continuait l'exercice de son activité d'attachée de presse indépendante. Lipstick utilisait également les services de Madame Savy moyennant des honoraires mensuels de 16 800 F (à l'exclusion des frais et dépenses occasionnés par le service de presse), ainsi qu'une commission de 2 % sur le chiffre d'affaires réalisé.

En mai 1991, les relations entre les parties ont été rompues dans des circonstances contestées.

Madame Savy a cité Lipstick devant le Tribunal d'instance de Boulogne-Billancourt le 12 septembre 1991 pour obtenir paiement d'une somme de 20 334,25 F représentant le montant d'une facture d'honoraires de mai 1991. Dans le cadre de cette procédure, Lipstick a formé reconventionnellement une demande en paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale, soutenant que Madame Savy aurait détourné sa clientèle et utilisé les traducteurs ayant travaillé pour elle.

Par jugement du 14 janvier 1993, qui a fait droit à la demande en paiement formée par Madame Savy :

- il a été sursis à statuer sur la demande reconventionnelle,

- un expert, Monsieur Paumier a été désigné afin de vérifier si Lipstick avait réellement été l'objet de détournements de contrats et, dans l'affirmative, en déterminer l'importance et le préjudice pour la société.

Après dépôt du rapport, Lipstick a assigné Madame Savy, par acte du 1er mars 1994, devant le Tribunal de commerce de Nanterre pour obtenir, outre la publication de la décision, la condamnation de cette dernière, pour concurrence déloyale, au paiement de 480 000 F au titre de préjudice matériel, de 480 000 F au titre du préjudice commercial, et de 40 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Madame Savy avait notamment soulevé l'incompétence du Tribunal de commerce de Nanterre au profit de celui de Paris.

Par jugement du 27 janvier 1995, le Tribunal de commerce de Nanterre a fait droit à cette exception et a renvoyé l'affaire devant le Tribunal de commerce de Paris.

C'est dans ces circonstances que Madame Savy a, devant ce dernier tribunal, soulevé une nouvelle exception d'incompétence au profit du tribunal de grande instance de Paris et a subsidiairement conclu au débouté.

Par le jugement déféré, le tribunal a écarté l'exception d'incompétence et a condamné Madame Savy pour concurrence déloyale à payer à Lipstick la somme de 200 000 F en réparation du préjudice causé, avec intérêts au taux légal à compter du 1er mars 1994, et celle de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Appelante de ce jugement, Madame Savy en poursuit la réformation en toutes ses dispositions. Elle réitère l'exception d'incompétence au profit du Tribunal de grande instance au motif qu'elle n'est pas commerçante et sur le fond, soutient qu'aucun acte de concurrence déloyale n'est établi. Elle conclut au débouté. Exposant en outre qu'au moment de la rupture, Lipstick a diffusé une lettre circulaire dans laquelle il était indiqué qu'elle ne travaillait plus en raison d'une dépression nerveuse, elle prie la Cour de condamner son adversaire à lui payer la somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts pour le préjudice causé ainsi que celle de 30 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civil.

Lipstick poursuit la confirmation du jugement sauf sur le montant des dommages et intérêts qu'elle demande d'élever à la somme de 480 000 F. Elle sollicite la capitalisation des intérêts (par écritures du 13 novembre 1997), paiement de la somme de 15 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile et conclut au rejet de la demande de dommages et intérêts formulée par Madame Savy à son encontre.

Sur ce, la Cour :

Sur l'exception d'incompétence

Considérant que pareille exception doit être soulevée, par application des dispositions de l'article 74 du nouveau Code de Procédure Civile, in limine litis ; qu'en l'espèce elle a été justement repoussée, alors que Madame Savy avait précédemment demandé au Tribunal de commerce de Nanterre de se déclarer incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris et qu'il avait déjà été fait droit à cette prétention ;

Sur la concurrence déloyale

Considérant que le tribunal, pour retenir la responsabilité de Madame Savy dans les actes de concurrence déloyale, a retenu :

- que Madame Savy n'avait jamais exercé d'activité de traductions avant de collaborer avec Lipstick,

- qu'après la rupture entre les parties, Madame Savy ayant développé ses activités dans ce domaine, aidée par d'anciens traducteurs de Lipstick, ainsi qu'il est établi par l'expert, elle a indubitablement détourné une partie de la clientèle de cette dernière pour ses propres activités de traduction.

- que cependant on ne saurait imputer seulement à des manœuvres de Madame Savy le fait que cette clientèle se soit détournée des services de Lipstick, la qualité du travail de celle-ci semblant, à l'époque, " laisser à désirer " ;

Considérant que Madame Savy expose que le tribunal n'a pas, en statuant ainsi, caractérisé la faute qu'elle aurait commise constitutive de concurrence déloyale ; qu'il ne lui était nullement interdit de développer une activité de traduction, qu'elle n'a commis aucun acte de débauchage de traducteurs travaillant pour Lipstick, et qu'elle n'a exercé aucune manœuvre pour qu'une partie de la clientèle la suivie, la clientèle étant libre d'aller dans l'entreprise qui lui paraît la plus performante ; qu'elle ajoute que la clientèle qui l'a suivie est celle qui faisait partie de ses relations professionnelles personnelles ; qu'elle souligne encore que le tribunal n'a releva aucun acte de démarchage contraire aux usages, aucun acte de débauchage, aucun acte de dénigrement, ni aucune utilisation de fichiers de Lipstick ;

Considérant cela exposé qu'il convient de relever :

- que, selon les constatations de l'expert (qui ne sont pas contestées par des documents contraires), Madame Savy n'avait pas, avant sa collaboration avec Lipstick, (à l'exception d'Ella Baché) de relations professionnelles avec les sociétés cosmétiques et de parfums avec lesquelles elle a réalisé pour la période de février 1991 à décembre 1992, (soit à partir de juin 1991, après la rupture) un chiffre d'affaires global de 1 075 187,50 F,

- qu'après leur séparation, comme cela résulte des lettres adressées à Lipstick par le directeur des Parfums Léonard, en date du 13 août 1991 et par Monsieur Berger, directeur France de la société Jeanne Gatineau en date du 16 juillet 1991, lorsque les clients demandaient par téléphone la société Lipstick, il était prétendu que les nouvelles coordonnées n'étaient pas connues et Madame Savy proposait ses services ;

Considérant que ces lettres démontrent que Madame Savy a, au moment de la rupture, eu un comportement fautif en incitant une partie au moins de la clientèle intéressée par la traduction à utiliser directement ses services; que ne saurait être toutefois retenu à son encontre d'autres actes fautifs ; qu'il n'est en effet, nullement démontré qu'elle aurait tenté d'empêcher les traducteurs de travailler pour le compte de Lipstick ;

Qu'il s'ensuit que le jugement sera confirmé en ce que Madame Savy a été condamnée pour concurrence déloyale ayant détourné partie de la clientèle de Lipstick par les manœuvres ci-dessus décrites ;

Considérant que c'est par une juste appréciation du préjudice qui n'est démentie par aucune pièce nouvelle en appel, que les premiers juges ont alloué à Lipstick la somme de 200 000 F à titre de dommages et intérêts, en tenant compte notamment du volume de chiffre d'affaires réalisé par Madame Savy avec les anciens clients de Lipstick et de la liberté des clients de choisir le professionnel le plus compétent ; que le jugement sera également confirmé de ce chef ;

Considérant qu'il sera fait droit à la demande d'anatocisme dès lors que les conditions prévues à l'article 1154 du Code civil sont remplies ;

Sur la demande en dommages et intérêts formée par Madame Savy.

Considérant que sur cette demande dont la recevabilité n'est pas mise en doute, Lipstick ne conteste pas avoir envoyé une lettre circulaire informant le milieu professionnel des cosmétiques de ce que Madame Savy n'exerçait plus en raison d'une dépression nerveuse ; qu'en envoyant cette lettre, dont le contenu était erroné, Lipstick s'est comportée avec une légèreté blâmable dont elle doit réparation ; qu'il convient, en raison de l'atteinte ainsi portée à l'image de Madame Savy dans le milieu professionnel de la cosmétique, de la condamner à payer à Madame Savy la somme de 50 000 F.

Considérant que les mesures de publication sollicitées ne sont pas nécessaires ;

Considérant que l'équité ne commande pas d'allouer une somme au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ;

Par ces motifs : Confirme le jugement ; Y ajoutant, Ordonne la capitalisation des intérêts dans les conditions prévues à l'article 1154 du Code civil ; Condamne la société Lipstick à payer à Madame Savy la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts ; Rejette toute autre demande ; Condamne Madame Savy aux entiers dépens qui seront recouvrés, le cas échéant, par la SCP Garrabos, avoués, selon les dispositions de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.