CA Paris, 4e ch. B, 12 février 1999, n° 1995-27677
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Comet (Sté)
Défendeur :
Polygram (SA), Cora (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Teytaud, Me Kieffer-Joly
Avocats :
Mes Combaldieu, Collin, Boesplug, Ricouart Maillet Martine.
LA COUR statue sur l'appel interjeté par la société Comet d'un jugement rendu le 6 novembre 1998 par le Tribunal de Commerce de Paris dans un litige l'opposant à la société Polygram en présence de la société GMA devenue la société Cora.
Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures échangées en cause d'appel pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les éléments qui suivent.
Polygram qui distribue en France les enregistrements sur disques des groupes " U2 " et " Abba " a constaté dans un magasin de la société Cora que des disques compact, intitulés " U2 " et " Abba " étaient présentés à la vente comme représentant des œuvres écrites par des membres des groupes " U2 " et " Abba " mais interprétées par des groupes inconnus et dénommés " Devil Of Harlem " et " Dancing King ".
Estimant cette présentation trompeuse, Polygram a fait assigner Cora devant le Président du Tribunal de commerce de Paris statuant en référé afin qu'il fasse cesser le trouble manifestement illicite qui aurait découlé de la commercialisation des disques compacts litigieux et qu'il désigne un huissier chargé de déterminer le nombre de disques compacts en question achetés par Cora. Cette dernière a attrait dans cette procédure son fournisseur Comet.
Par ordonnance du 4 avril 1995, le Président du Tribunal de commerce de Paris statuant en référé a fait droit aux demandes de Polygram et a désigné Me Chevrier de Zitter aux fins de déterminer le nombre des disques litigieux achetés par Cora.
Par ailleurs Polygram a fait assigner au fond Cora et Comet en réparation de son préjudice. Ayant découvert en cours de procédure qu'auraient été commercialisés dans les mêmes conditions d'autres disques compacts concernant le groupe " Kool and the Gang " et l'artiste Vangelis dont elle distribue également les phonogrammes en France, Polygram a étendu ses prétentions aux disques compacts en question.
Le jugement déféré a :
- dit que les sociétés Comet et Cora s'étaient rendues coupables d'actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société Polygram,
- condamné Cora à payer à Polygram une indemnité de 18.430 F pour le manque à gagner subi du fait de la commercialisation de 408 " covers " " U2 " et 462 " covers " " Abba ", jugés illicites et 50 000 F pour son préjudice commercial et moral,
- condamné Comet à payer à Polygram une indemnité de 150 000 F pour préjudice commercial et moral résultant de la distribution des mêmes " covers ",
- dit que les " covers " de l'artiste Vangelis et du groupe " Kool and the Gang " étaient illicites,
- ordonné des mesures de publication dans trois journaux et pour un coût ne dépassant pas 60 000 F,
- avant dire droit nommé Me Chevrier de Zitter, huissier en qualité de constatant avec mission de préciser le nombre de " covers " distribués par Comet de l'artiste Vangelis et du groupe " Kool and The Gang ",
- condamné in solidum Comet et Cora à payer à Polygram la somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Comet poursuit la réformation de cette décision et conclut au débouté des demandes en concurrence déloyale formées par Polygram. Elle fait valoir que :
- si le consommateur a son attention immédiatement frappée par la dimension des caractères U2 et Abba, les mentions en langue anglaise, répétées huit fois sur les jacquettes des disques compacts sont suffisamment compréhensibles pour un public averti que les premiers juges ont reconnu comme étant une clientèle jeune,
- le produit litigieux est vendu en tête de gondole dans les hypermarchés dans un cadre très particulier permettant l'écoute de ces " covers " par le public intéressé qui s'attachera de plus près à la lecture des mentions susmentionnées,
- la concurrence s'exerce sur un marché spécifique qui est celui des compilations en langue anglaise,
- les usages effectifs de la profession sont les seuls à devoir être retenus par opposition à ceux édictés par le Snep (Syndicat National de l'Edition Phonographique) qui n'est pas un organisme ayant autorité " légiférante " et dont les prescriptions n'engagent que ses membres.
L'appelante invoque une décision du directeur de l'Inpi du 11 septembre 1998, rejetant sa demande d'enregistrement déposées le 9 février 1997 portant sur le signe " Cover " aux motifs suivants : " ils est constant que le signe est exclusivement composé du terme Cover terme anglais, compris en France et usuellement employé pour désigner une reprise d'une œuvre musicale par de nouveaux interprètes. Il apparaît au vu du libellé que la dénomination déposée décrit directement en termes nécessaires une caractéristique des produis déposés. En outre, il importe peu que le terme Cover soit un terme anglais dès lors qu'il est compris et usuel en France dans le domaine de la musique pour désigner une nouvelle interprétation d'une œuvre connue. Dès lors, cette dénomination qui se borne à décrire les produits visés au dépôt sans la moindre fantaisie ne peut être perçue par le public comme une marque commerciale, ayant pour fonction de distinguer aux yeux du public les produits et services du déposant par rapport à d'autres produits présentant les mêmes caractéristiques et fournis par la concurrence ".
Comet fait grief aux premiers juges, au regard de cette décision et de la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes, d'avoir retenu " qu'il et tout à fait regrettable que les jacquettes d'enregistrements de groupes, certes étrangers, diffusés en France, comportent des mentions aussi essentielles en langue étrangère, que celles invoquées par les défenderesses, qu'il serait à cet égard fort opportun que le Snep précise davantage les conditions de licéité des " covers ", en recommandant fermement l'emploi exclusif de mentions en langue française, qui ne prêteraient à aucune interprétation ni confusion ". Elle prie en conséquence la Cour de poser à la Cour de Justice la question préjudicielle suivante :
- " L'article 30 et l'article 36 du traité et la directive 84-450 CEE sur la publicité trompeuse modifiée par le directive 97-55 CE sur la publicité comparative s'opposent-ils à ce qu'un état membre, eu égard à l'exigence d'une langue facilement comprise par les acheteurs, impose l'utilisation de la langue du pays où le produit est mis en vente et exclut l'utilisation d'une autre langue, notamment la langue anglaise ? ".
L'appelante soutient enfin que Polygram s'est livrée à son encontre à des actes de concurrence déloyale, constitués notamment par des dénigrements et une action concertée avec deux autres grandes sociétés de distribution du disque. De ce chef elle prie la Cour de condamner Polygram à lui payer une somme de 21 000 000 F, en réparation de son préjudice. Elle sollicite enfin des mesures de publication.
Cora conclut également au débouté des demandes de Polygram. Elle sollicite subsidiairement la garantie de son fournisseur Comet.
Polygram conclut à la confirmation et au débouté des demandes de ses adversaires. Elle invoque les usages codifiés par le Snep aux termes desquels " la mention du nom de l'auteur ou compositeur interprète prête également à elle seule à confusion si le nom de l'interprète réel n'est pas mentionné au moins en caractères aussi importants que le nom de l'auteur ou compositeur interprète de l'œuvre ". Elle prie en outre la Cour, en réparation de son manque à gagner et de son préjudice commercial et moral découlant de la commercialisation du disque compact litigieux concernant le groupe "Kool and the Gang ", de condamner respectivement Cora et Comet à lui payer des indemnités de 50 000 F et de 100 000 F.
Chacune des parties revendique l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.
Par arrêt en date du 6 novembre 1998, la Cour, pour assurer le caractère contradictoire de la procédure, a renvoyé l'affaire à la mise en Etat et a dit que les débats seraient réouverts à l'audience du 17 décembre 1998.
Sur ce, La Cour :
Considérant que Polygram qui fonde son action non sur la contrefaçon mais sur la concurrence déloyale découlant du caractère trompeur de la présentation des disques compacts litigieux est seulement tenue d'établir, ce qu'elle fait par les pièces qu'elle verse aux débats, qu'elle distribue les enregistrements des groupes " U2 ", " Abba ", " Kool and the Gang " et de l'artiste Vangelis ;
Considérant que si la pratique de réaliser un " cover " c'est à dire un nouvel enregistrement par un interprète différent d'une œuvre déjà enregistrée par un artiste, est licite, c'est à la condition de ne pas laisser croire que ce nouvel enregistrement a été réalisé par cet artiste ;
Considérant qu'en l'espèce les couvertures des disques litigieux (" U2 " et " Abba ") sont essentiellement constituées des noms des groupes " U2 " et " Abba " en caractères gras et de grand format, qui occultent les mention " by Devil of Harlem " et " by Dancing King " ainsi que des mentions " supercoverversion " et " voices like ", lesquelles y figurent de manière très discrète ; qu'une présentation aussi disproportionnée entre les mentions attractives et restrictives figurant sur les jacquettes litigieuses est de nature à tromper le consommateurdont l'attention est retenue non par les mentions rectificatives mais par le nom des deux groupes et qui croit acheter les œuvres d'interprètes connus alors que celles-ci sont interprétées par d'autres artistes ;
Que Comet ne peut être suivie dans son argumentation tendant à invoquer la décision précitée du directeur de l'INPI refusant à l'enregistrement le signe " cover ", pour absence de caractère distinctif, alors que ce terme, s'il est connu des milieux professionnels du disque, ce qui fait obstacle à son appropriation en droit des marques pour désigner des " reprises d'œuvres musicales connues par un autre éditeur phonographique et par d'autres interprètes ", est inconnu de la majorité des consommateurs d'attention et de culture moyennes comme en témoigne son absence des dictionnaires usuels de la langue française " ;
Que la mention " supercoverversion " ne suffit donc pas à faire disparaître le caractère trompeur de la présentation des disques litigieux, non pas parce qu'elle n'est pas rédigée en langue française, mais parce qu'elle n'est pas explicite pour les consommateurs français, ce qui rend sans intérêt la demande de question préjudicielle auprès de la Cour de Justice, formée par Comet aux termes de laquelle les premiers juges auraient méconnu le droit communautaire en imposant l'usage de la langue française ;
Considérant que le risque de confusion est aggravé en ce qui concerne le disque " U2 " de Comet par la représentation des visages des membres de ce groupe, inspirée très fortement de la photographie qui est reproduite sur la couverture d'un des phonogrammes du groupe " U2 " distribué par Polygram ; qu'en effet l'attention du consommateur sera captée par l'association du nom et de la photo du groupe célèbre, le moyen tiré de l'absence de droits de Polygram sur l'image des membres du groupe " U2 " étant inopérant dès lors que la présente action n'est pas fondée sur une atteinte au droit à l'image des personnes mais sur le caractère trompeur de l'utilisation de leur image ;
Considérant que Comet invoque t-elle en vain la technique de vente des disques " en tête de gondole " et par l'intermédiaire d'un animateur qui diffuserait la musique en question dès lors que cette manière de procéder est insuffisante pour détromper la clientèle qui croit acheter des œuvres interprétées par des artistes célèbres alors qu'il s'agit de groupes inconnus qu'elle n'a pas choisi ;
Considérant que le faible prix des disques litigieux ne peut non plus attirer l'attention du consommateur à qui est proposé régulièrement dans les grandes surfaces, comme cela résulte des propres pièces de Comet, des disques compacts de véritables interprètes à des prix défiant toute concurrence ;
Considérant en résumé que la présentation des disques compacts litigieux a pour effet de faire maître dans l'esprit du public l'idée selon laquelle il s'agirait d'œuvres interprétées par les groupes " U2 " et " Abba "; que cette recherche de confusion constitue des actes de concurrence déloyale;
Considérant qu'à juste titre les premiers juges ont retenu que la présentation dans les mêmes conditions, des jaquettes des " covers " des disques du groupe " Kool and the Gang " et de l'artiste Vangelis étaient également trompeuses et de nature à constituer des actes de concurrence déloyale;
Considérant que la responsabilité de Comet est donc établie ;
Considérant que Polygram fait valoir que Cora ne saurait contester avoir commis elle aussi des actes de concurrence déloyale, sa déloyauté étant, selon elle, d'autant plus évidente que sa " société soeur, la société Gmb dont dépend une partie des magasins exploités sous l'enseigne Cora, avait été condamnée pour des faits similaires à sa demande trois ans auparavant " ;
Considérant qu'en l'espèce Cora ne peut se retrancher derrière le fait d'avoir signé un contrat de coopération commerciale avec Comet dès lors qu'elle a acheté à cette dernière, en connaissance de cause, les disques compacts litigieux et les a revendus dans ses magasins ; qu'en effet en sa qualité de client de Polygram elle était bien placée pour comparer les disques compact de Comet portant des noms d'artistes distribués au catalogue de Polygram et les disques Polygram eux-mêmes ; que Cora a donc, comme Comet, engagé sa responsabilité envers Polygram, étant rappelé que cette dernière sollicite la confirmation du jugement qui sur le préjudice n'a pas retenu de condamnation in solidum entre ses adversaires ;
Considérant qu'il résulte du procès-verbal de constat dressé par Me° de Zitter, huissier désigné par l'ordonnance de référé du 4 avril 1995 que Comet a vendu à Cora 408 exemplaires du disque concernant le groupe " U2 " et 462 exemplaires du disque concernant le groupe " Abba " ; que Polygram justifie qu'elle vend les disques compacts du groupe " U2 " au prix de 84,50 F sur laquelle elle réalise un bénéfice de 25 %, c'est à dire de 21,12 F, et les disques correspondants du groupe " Abba " au prix de 88,50 F sur lequel elle réalise un bénéfice de 24 %, c'est à dire de 21,24 F ; qu'en conséquence les agissements litigieux ont causé à Polygram un manque à gagner de (408 x 21,12) + (462 x 21,24) = 18.430 F justement retenu par les premiers juges ; que ceux-ci ont exactement condamné respectivement Cora et Comet à payer à Polygram les sommes de 50 000 F et de 150 000 F au titre de son préjudice commercial et moral du fait du discrédit porté à la vente de ses disques compacts ;
Considérant que la mesure d'instruction confiée par les premiers juges à Me de Zitter a révélé que Comet avait vendu à Cora (en dépit des dénégations de cette dernière en première instance) 625 exemplaires du disque compact litigieux concernant le groupe " Kool and the Gang ", mais aucun exemplaire du disque de l'artiste Vangelis (raison pour laquelle Polygram ne demande rien à ce titre) ; que la Cour dispose des éléments pour condamner respectivement Cora et Comet à payer à Polygram au titre de son préjudice commercial et moral les sommes complémentaires de 10 000 F et 20 000 F ;
Considérant que Comet s'est engagée par courrier du 5 avril 1995 à garantir Cora ; qu'elle sera en conséquence condamnée à la relever de toutes les condamnations prononcées à son encontre ;
Considérant que les mesures de publication seront confirmées ;
Considérant que Comet réitère en appel l'encontre de Polygram sa demande tendant à ce que celle-ci soit condmanée à lui payer une indemnité de 21.000.000 F aux motifs qu'elle aurait fautivement agi de concert avec deux autres grandes sociétés de production phonographique que sont les sociétés Sony et Emi, qu'elle se serait rendue coupable de dénigrement en communiquant au hypermarchés l'ordonnance de référé rendue par le Tribunal de commerce de Paris le 4 avril 1995 et que son action aurait conduit les hypermarchés à boycotter ses produits ;
Mais considérant que par les motifs pertinents que la Cour adopte les premiers juges ont écarté les prétentions de Comet ; qu'il sera seulement ajouté que l'appelante n'établir pas le grief de dénigrement qu'elle impute à son adversaire ;
Considérant que l'équité commande d'allouer à Polygram une indemnité complémentaire de 10 000 F pour ses frais irrépétibles d'appel ;
Par ces motifs : Confirme le jugement déféré ; Y ajoutant : Condamne respectivement Cora et Comet à payer à la société Polygram les sommes de 10 000 F et de 20 000 F à titre de dommages-intérêts pour le préjudice subi du fait de la commercialisation du disque compact litigieux " Kool and the Gang " ; Condamne les sociétés Cora et Comet à payer à la société Polygram la somme globale de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; Dit que la société Comet sera tenue de garantir la société Cora des condamnations prononcées à son encontre ; Rejette le surplus des demandes ; Condamne les sociétés Cora et Comet aux dépens ; Admet la SCP Teytaud au bénéfice des dispositions de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.