CA Paris, 4e ch. B, 4 décembre 1998, n° 1995-21846
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Établissements Texier Père et Fils (SA)
Défendeur :
Wylson (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Bollet-Baskal, SCP Verdun-Gastou
Avocats :
Mes Budry, Olive
La société Texier a interjeté appel d'un jugement rendu le 4 juillet 1995 par le Tribunal de commerce de Bobigny dans un litige l'opposant à la société Wylson.
Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures échangées en cause d'appel pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les éléments qui suivent.
Texier a embauché le 1er janvier 1983 Monsieur Gérard Guarino en qualité de représentant multicartes afin de commercialiser différentes lignes de maroquinerie qu'elle fabriquait.
Madame Lee Guarino, épouse de Monsieur Guarino a été employée par Wylson, société concurrente de Texier du 1er avril au 31 décembre 1992.
Reprochant à Wylson, d'une part, d'avoir désorganisé son entreprise en débauchant l'un de ses meilleurs employés, Monsieur Guarino, et d'autre part, de s'être livrée à une imitation servile de ses produits de maroquinerie, Texier a fait assigner cette société en concurrence déloyale.
Les premiers juges ont débouté Texier de ses demandes, retenant que n'était pas rapportée la preuve que l'embauche de Madame Guarino avait désorganisé l'activité de celle-ci et qu'en outre, aucune confusion n'était possible entre les produits Wylson et Texier, les premiers n'étant pas la copie servile des seconds.
Texier poursuit la réformation de cette décision. Elle verse aux débats, s'agissant des actes de concurrence déloyale par débauchage de personnel, l'arrêt du 31 octobre 1994 rendu en sa faveur par la Cour d'appel de Paris, dans le litige prud'homal qui l'opposait à Monsieur Guarino, où la Cour a considéré que ce salarié avait " manqué gravement à son obligation de loyauté soit en permettant le démarchage de son épouse de produits de maroquinerie autres que ceux de la société Texier et nécessairement concurrents, soit en l'accompagnant dans ses démarches alors pourtant qu'il était lui-même connu comme représentant la maison Texier, soit en effectuant lui-même les démarchages des produits Jacques et Wylson ".
L'appelante fait valoir que Wylson a " engagé sa responsabilité délictuelle à son égard en s'attachant, au travers de son épouse, les services de Monsieur Guarino, alors que celui-ci était sous contrat avec elle dont elle tentait ainsi de désorganiser le fonctionnement ". Elle soutient par ailleurs Wylson a servilement imité les produits de maroquinerie qu'elle commercialisait.
Elle prie en conséquence la Cour de condamner Wylson à lui payer au titre des actes de concurrence déloyale la somme de 1 200 000 F de dommages intérêts et d'ordonner des mesures d'interdiction, de confiscation et de destruction sous astreinte ainsi que de publication. Elle réclame enfin la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.
Wylson conclut à la confirmation. Elle prie la Cour de :
- " Ecarter des débats les pièces relatives à l'instruction en cours,
- dire que Madame Guarino était en droit d'exercer librement la profession de représentant statutaire des produits Wylson sans la permission ni l'autorisation de son mari et que l'intimée était en droit d'engager celle-ci,
- dire non imputable à l'intimée le fait pour Monsieur Guarino d'avoir accompagné sa femme à l'occasion de la visite de deux clients pour la présentation de la collection Wylson par Madame Guarino et de la collection Texier par Monsieur Guarino comme le fait pour Monsieur Guarino d'avoir noté une commande pour aider son épouse,
- dire que Texier ne verse aucune pièce établissant l'existence avant le 10 décembre 1992 tant de la gamme que des produits allégués,
- dire que la commercialisation par elle d'une gamme complète de sacs, pochettes et cartables comportant un ou plusieurs articles de chaque espèce n'est pas une faute constitutive de concurrence déloyale vis-à-vis de Texier,
- dire que les sacs pochettes et cartables Wylson incriminés par Texier ne sont pas la copie servile par surmoulage et décalque du patronage des sacs, pochettes et cartables Texier ".
Sur ce, LA COUR :
Considérant que les pièces produites par Texier, relatives à une plainte avec constitution de partie civile déposée par elle le 22 octobre 1997 à l'encontre de Wylson pour contrefaçon seront écartées des débats ; qu'elles sont sans incidence sur le présent litige ;
Sur le grief de désorganisation
Considérant que Texier a employé du 1er janvier 1983 au 14 septembre 1992, date de son licenciement pour faute grave, Monsieur Guarino en qualité de représentant multicartes " pour les départements 77, 78, 91, 92, 93, 94, 95 et le département 75 exclusivement pour les grands magasins " ; que de son côté Wylson a employé Madame Guarino, épouse de Monsieur Guarino, en qualité de représentante du 1er avril au 31 décembre 1992 ;
Considérant que les premiers juges ont retenu, ce qui n'est pas contesté en appel, d'une part, que Monsieur Guarino avait informé son employeur très tardivement de l'embauche de sa femme par un concurrent direct, et d'autre part, qu'il avait accompagné son épouse chez des clients et avait rédigé des bons de commande au bénéfice de Wylson ; que ces faits ont entraîné le licenciement pour faute grave de Monsieur Guarino, qui a été débouté par un arrêt confirmatif de la Cour d'appel de Paris en date du 31 octobre 1994, de toutes les demandes qu'il avait formées contre Texier à la suite de son licenciement ;
Considérant que les premiers juges, rappelant la motivation de l'arrêt du 31 octobre 1994, ont néanmoins retenu qu'elle ne s'appliquait qu'aux relations ayant existé entre Texier et Monsieur Guarino, à l'occasion exclusivement de la rupture de son contrat de travail ;
Mais considérant qu'il résulte du propre courrier de Madame Guarino adressé à Texier que c'est Monsieur Guarino qui a introduit son épouse auprès de Wylson à la date du 1er avril 1992 ; que Wylson a donc embauché en toute connaissance de cause, Madame Guarino, alors que celle-ci était dépourvue de toute expérience professionnelle (sa carte d'identité de représentant a été délivrée le 3 juin 1992), mais qu'elle était l'épouse d'un représentant particulièrement actif de Texier ; qu'elle lui a confié le même secteur de prospection que celui de son mari ; que l'intimée faisait donc en sorte dès cette époque, comme cela a été confirmé par les documents produits, de s'adjoindre le savoir-faire et le fichier de clientèle de Monsieur Guarino; qu'elle a engagé sa responsabilité délictuelle à l'égard de Texier en s'attachant, par interposition de personne, les services de Monsieur Guarino, alors que celui-ci était sous contrat avec l'appelante pour bénéficier de ses connaissances et détourner une partie de clientèle de sa concurrente; que ces faits ayant nécessairement désorganisé l'activité de Texier, ce premier grief de concurrence déloyale sera retenu ;
Sur le grief de recherche de confusion
Considérant que l'appelante reproche encore à Wylson d'avoir suscité une confusion dans l'esprit de la clientèle en imitant servilement ses produits, son logo et sa publicité ;
Considérant que Texier verse aux débats 14 planches représentant les produits de maroquinerie (sacs, pochettes et cartables) et sa collection Printemps/Eté 1992, dont elle soutient qu'ils ont été copiés servilement par les articles de Wylson figurant dans son catalogue postérieur, Automne/Hiver 1992 ;
Considérant qu'il résulte de la comparaison des produits que ne constituent pas une imitation fautive des fabrications de Texier, les sacs de Wylson référencés 92407 et 82412 et le cartable référencé 896V ; qu'en effet :
- le sac Wylson 92407, composé de diverses bandes verticales et de forme plus trappeur que le sac Texier référencé 1330, a une allure différente de celui-ci,
- le sac Wylson 92412, comporte une bandoulière, a une assise et des coins différents du sac Texier référencé 136 et se présente plutôt, à la différence de ce dernier, comme un sac cartable,
- le cartable Wylson 896V à qui sont opposés trois modèles de cartables de la gamme Texier (référencés 713, 774 et 818), a une physionomie différente de ceux-ci et ne reprend pas leur caractéristique d'un dessus plat ;
Mais considérant que pour le reste, toute une gamme de produits de l'appelante est imitée par sa concurrente ; qu'il en est ainsi des articles suivants :
- les sacs Wylson référencés 92402, 92406, 92408, 92423 et 92411 présentent respectivement des formes et des découpes exactement similaires, ainsi que les attaches des bandoulières et les mêmes fermetures que les sacs Texier référencés 1215, 1334, 1332, 1333 et 1206 ;
- les pochettes Wylson référencées 892 V, 893 V, 891 V, 894 V et 895 V comportent respectivement des formes et des découpes semblables ainsi que les mêmes positionnements de poignées et les mêmes fixations métalliques que les pochettes Texier référencés 874, 871, 870, 886 et 885,
- le cartable Wylson référencé 897V présente la même découpe du rabat et un soufflet à l'arrondi identique à ceux des cartables Texier référencés 846 et 446 ;
Considérant que Wylson verse vainement aux débats, pour écarter ces griefs, des articles de maroquinerie d'autres fabricants dont elle n'établit pas qu'ils constituent des réalisations antérieures, qui en toute hypothèse ne sauraient légitimer ses agissements d'imitation systématique ;
Considérant que c'est à tort les premiers juges, ont conclu à l'absence de risque de confusion entre les produits litigieux, en relevant que " la gamme de couleurs retenue pour la ligne femme (sacs à main) était en totale opposition entre Texier (beige) et Wylson (sombre) " ; qu'en effet comme le fait valoir l'appelante sans être démentie, chacune de ses collections comporte en moyenne cinq ou six couleurs de sorte que ce sont les configurations, les formes de ses produits, qui doivent être prises en considération ;
Considérant que la reprise des formes et des caractéristiques non fonctionnelles de toute une gamme d'articles de sacs, de cartables et de pochettes de son concurrent, démontre la volonté de Wylson de provoquer un risque de confusion entre les produits de maroquinerie en cause;
Considérant qu'à l'imitation de la gamme de produits de Texier s'ajoute, d'une part, le fait que Wylson utilise sur son papier à en tête un logo proche dans son graphisme de celui utilisé par son adversaire, et d'autre part, la circonstance qu'elle a imité une publicité de l'appelante présentant des produits de maroquinerie (femme étendue sur le sol, entourée de deux sacs, dans une pose similaire);
Considérant que les faits ci-dessus relevés, qui créent un risque de confusion entre les deux sociétés, constituent des actes fautifs de concurrence déloyale;
Considérant que l'appelante ne verse pas aux débats de documents comptables précisant l'importance des pertes qu'elle dit avoir subies du fait des agissements de Wylson ; qu'elle a cependant éprouvé un préjudice manifeste résultant d'une perte de clientèle, de la vulgarisation de ses produits et d'un trouble commercial ; qu'au vu de l'ensemble des éléments de la cause, ce préjudice sera exactement réparé par l'allocation d'une somme de somme de 300 000 F à titre de dommages intérêts ;
Considérant qu'il sera fait droit aux mesures d'interdiction sous astreinte et de publication comme précisé au dispositif, sans qu'il soit nécessaire eu égard à l'ancienneté des faits d'ordonner des mesures de confiscation et de destruction ;
Considérant que l'équité commande d'allouer à Texier une indemnité de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
Par ces motifs : Réforme le jugement déféré ; Statuant à nouveau et ajoutant : Condamne la société Wylson à payer à la société Texier en réparation des actes de concurrence déloyale dont celle-ci a été victime la somme de 300 000 F à titre de dommages intérêts ; Dit que la société Wylson devra à compter de la signification du présent arrêt interrompre la commercialisation de ses articles de maroquinerie référencés 92402, 92406, 92408, 92423, 92411, 892V, 893V, 891V, 894V, 895V et 897V, et en cesser toute fabrication sous astreinte de 5 000 F par jour de retard ; Autorise la société Texier à faire publier le présent arrêt dans deux journaux de son choix aux frais de la société Wylson dans la limite d'un coût global de 30 000 F ; Condamne la société Wylson à payer à la société Texier la somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; Rejette le surplus des demandes ; Condamne la société Wylson aux dépens ; Admet la SCP Verdun Gastou au bénéfice des dispositions de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.