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Décisions

CA Metz, ch. civ., 27 octobre 1998, n° 3470-96

METZ

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Adia France (Sté)

Défendeur :

Muller, Inter Conseil (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dory

Conseillers :

M. Bockenmeyer, Mme Duroche

Avocats :

MM. Vanmansart, Associés, Mes Burgun, Bettenfeld, Fontana.

TGI Metz, du 17 sept. 1996

17 septembre 1996

FAITS-PROCEDURE

Autorisée par ordonnance du 15 février 1996, la SA Adia France a assigné à jour fixe M. Jean-Luc Muller, son ancien directeur d'agence à Metz jusqu'au 11 juillet 1995, et la société Inter Conseil, son nouvel employeur, devant le Tribunal de grande instance de Metz en paiement in solidum d'une indemnité provisionnelle de 3 758 000 F en réparation des actes délictueux de concurrence déloyale et en désignation d'un expert aux fins d'évaluer exactement le préjudice subi.

La SA Adia France a sollicité également la publication du jugement dans 5 journaux, l'exécution provisoire du jugement et une somme de 50 000 F devant être supportée par chaque défendeur au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

La société Adia France a exposé que M. Muller, qui a démissionné de la société le 10 avril 1995 et a effectué un préavis de 3 mois, a repris dès le 12 juillet 1995 des fonctions commerciales à la SARL Inter Conseil, société qui a été constituée le 6 mars 1995 par des proches de M. Muller (mère et concubine) et un ancien salarié d'Adia ; que les intérimaires sous contrat avec la société Adia et les clients de cette dernière ont été démarchés, pour le compte de la société Inter Conseil, par les dirigeants de celle-ci et M. Muller, lequel avait également conclu au nom de Adia un marché de nettoyage de l'agence de Pont-à-Mousson avec une société Nettoinet, dont il est le gérant.

Elle a estimé que constituent des fautes :

- l'embauche de M. Muller par Inter Conseil ;

- le débauchage du personnel intérimaire Adia ;

- le démarchage de la clientèle ;

- le détournement de 30 paires de chaussures par M. Muller au profit de la société Inter Conseil.

Elle a enfin souligné le lien de causalité entre les fautes et le grave préjudice qu'elle a subi (baisse de son chiffre d'affaires qui l'a contrainte à fermer son agence de Pont-à-Mousson).

M. Muller s'est opposé aux demandes en faisant valoir que tout comportement fautif dans les fonctions de directeur d'agence relève de la compétence de la juridiction prud'homale déjà saisie du litige à propos de l'exécution de son contrat de travail. Il a contesté avoir détourné du matériel et avoir dénigré son ancien employeur et rappelé que la société Adia l'avait dégagé de toute obligation de non-concurrence.

La SA Inter Conseil a précisé qu'elle a été constituée à l'initiative de Mademoiselle Château, qui n'est pas la concubine de M. Muller, mais exerce des responsabilités administratives dans la société Graines Fabre. Elle a contesté avoir débauché massivement du personnel employé par la société Adia et des intérimaires, lesquels n'appartiennent d'ailleurs à aucune société d'intérim et peuvent exercer une activité professionnelle dans plusieurs agences de travail temporaire.

Les défendeurs ont encore contesté le préjudice allégué en rappelant que la société Adia France a dû mettre en œuvre trois plans de réorganisation et a enregistré, avant même le départ de M. Muller, la perte de clients importants comme la société Pont-à-Mousson SA à l'origine de la fermeture de l'agence de Pont-à-Mousson dont elle représentait 70 % de l'activité.

Ils ont sollicité une somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Par jugement en date du 17 septembre 1996, le Tribunal de grande instance de Metz a débouté la société Adia France de ses demandes et l'a condamnée aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Les premiers juges ont dénoncé :

- que la passation du marché Adia France avec la société Nettoinet et la disparition du 30 paires de chaussures de sécurité se situent à une période où M. Muller exerçait ses fonctions de directeur de l'agence Adia à Metz ; qu'à supposer établi le détournement allégué, ce fait constituerait un manquement du salarié et devrait être apprécié par la juridiction prud'homale ; qu'en revanche, il ne peut être retenu en l'état comme élément de preuve d'une prétendue concurrence déloyale ;

- que la société Adia, qui a dispensé M. Muller de la clause de non-concurrence après avoir accepté sa démission, n'est pas fondée à critiquer l'embauche de celui-ci, à compter du 12 juillet 1995, par la société Inter Conseil, même si celle-ci exerce une activité concurrente à celle de son agence de Metz ;

- que si M. Muller a pu évoquer les difficultés de certaines agences de Adia France auprès de 6 employés intérimaires, à présent sous contrat avec la société Inter Conseil, la preuve n'est pas suffisamment établie d'une opération concertée entre les intéressés d'un débauchage organisé à grande échelle de ces intérimaires, lesquels ne sont pas tenus au respect d'une exclusivité de référencement envers une société de travail temporaire ;

- qu'il n'est pas contesté que Mme Château, associée co-fondatrice de Inter Conseil, dont les relations personnelles avec M. Muller ne sont pas établies, exerce des fonctions administratives dans la société Graines Fabre ; qu'aussi la captation de clientèle de cette société, qui emploie beaucoup d'intérimaires en raison du caractère saisonnier de ses activités, ne peut être appréciée comme un acte de concurrence déloyale de la société Inter Conseil ;

- qu'enfin, l'embauche par la société Inter Conseil de Mme Maire, employée permanente de l'agence Adia de Metz qui n'a pas repris ses fonctions de conseiller en recrutement à l'issue d'un congé de maternité, n'apparaît pas en lui seul comme suffisamment caractéristique de la concurrence déloyale ;

- que les demandes doivent donc être rejetées.

La société Adia France a interjeté appel du jugement par déclaration reçue au greffe du 18 octobre 1996.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES

La société Adia France demande de :

- dire son appel recevable et bien fondé ;

- infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions

Statuant à nouveau,

- dire que la société Inter Conseil et M. Muller ont commis des actes délictueux de concurrence déloyale ;

En conséquence,

- les condamner in solidum à payer une indemnité provisionnelle de 3 758 000 F à titre de dommages et intérêts ;

- désigner un expert avec mission d'évaluer le préjudice subi au titre de :

* la perte du chiffre d'affaires pour la période juillet, août, septembre 1995,

* la perte du chiffre d'affaires générée du fait de la croissance du marché de l'intérim en 1995,

* la perte du chiffre d'affaires du fait du détournement, du débauchage des intérimaires constituant la richesse de l'entreprise ;

- ordonner la publication du jugement dans cinq journaux ;

- ordonner l'exécution provisoire de la décision s'agissant de l'indemnité provisionnelle ;

- condamner in solidum les intimés aux dépens de première instance et d'appel et au paiement d'une somme de 50 000 F HT chacun sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

La société appelante soutient pour l'essentiel :

- que son action est une action en responsabilité délictuelle sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil, de sorte que la question de droit de concerne pas l'existence ou non d'une obligation de non-concurrence de M. Muller à l'égard de son ancien employeur ; que la décision entreprise devra donc être infirmée dès lors que le premier motif de rejet de l'action en concurrence déloyale retenu par le Tribunal est tiré des circonstances de la rupture du contrat de travail de M. Muller ; que de même, ce n'est pas la constitution de la société Inter Conseil et l'embauche par cette société de M. Muller qui est constitutif d'une faute mais les actes de débauchage vers une société concurrente dont la création coïncide avec la démission de M. Muller ;

- que le Tribunal a commis une erreur d'appréciation des éléments de preuve de la concurrence déloyale ; que notamment, deux types de comportement déloyaux de la société Inter Conseil et de M. Muller liés au débauchage du personnel (intérimaires et personnel permanent) et au démarchage de la clientèle sont caractérisés ;

- que la société Adia a subi un grave trouble commercial du fait des agissements déloyaux des intimés ayant nécessité la fermeture de l'agence de Pont-à-Mousson et des licenciements économiques ; que d'ores et déjà, la seule perte du chiffre d'affaires "clients" des agences de Metz, Pont-à-Mousson et Carling peut être évaluée à 3 758 227 F ; que compte tenu du caractère évolutif du préjudice subi, une expertise est indispensable.

M. Muller et la société Inter Conseil concluent à la confirmation du jugement entrepris et à la condamnation de la société Adia à leur payer la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Les intimés font valoir :

- que la société Adia ne peut soutenir qu'il y a eu débauchage massif ayant entraîné sa désorganisation puisque sur les 14 membres permanents de ses agences de Moselle et de Meurthe et Moselle, seule Mme Maire a rejoint Inter Conseil de son plein gré ; que les intérimaires ne sont quant à eux attachés à aucune société, comme l'a justement relevé le Tribunal ;

- que jamais les intimés n'ont dénigré la société Adia ni détourné, à leur profit, de mission d'intérimaires en cours avec la société Adia ;

- qu'ils n'ont pas davantage démarché les clients de la société Adia ; qu'en revanche, cette dernière a semé la confusion dans sa clientèle en leur adressant une lettre circulaire soutenant que M. Muller entretenait une confusion entre la société Adia et la société Inter Conseil, alors que les destinataires des courriers n'avaient jamais été en contact avec M. Muller ;

- subsidiairement, que la société Adia n'établit pas la réalité d'un préjudice.

Par conclusions en réplique, les parties ont repris leurs précédents moyens et arguments.

MOTIFS DE L'ARRET

Attendu que la société Adia France, qui exerce une action en responsabilité délictuelle sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil, reconnaît que la création de la société Inter Conseil et l'embauche par cette dernière de M. Muller, lequel pouvait exercer une activité similaire chez un concurrent, ne sont pas en soi constitutifs d'une faute ;

Attendu que la société Adia doit rapporter la preuve des actes de concurrence déloyale qu'auraient commis la société Inter Conseil et M. Muller, étant admis que pour ce dernier seuls des faits postérieurs au 11 juillet 1995 peuvent être retenus dans la présente instance, et qui ont consisté, selon la demanderesse, en des actes de débauchage du personnel, de débauchage des intérimaires et de démarchage de la clientèle ;

- Sur le débauchage du personnel :

Attendu que le principe est celui de la liberté du travail ; que l'embauche de salarié jusqu'alors employé par une société concurrente n'est constitutive de concurrence déloyale que si elle revêt un caractère massif susceptible de désorganiser l'entreprise concurrente ou que si le débauchage est essentiellement motivé par le désir d'exploiter les connaissances et l'autorité acquises par le salarié dans son précédent emploi ou de détourner la clientèle du concurrent ;

Attendu qu'il résulte des pièces du dossier que seuls 4 salariés de la société Inter Conseil ont été salariés de la SA Adia France : Mme Maire, Mme Thill, M. Aubertin et M. Déotto ;

Or attendu que Mme Thill, M. Aubertin et M. Déotto n'étaient plus salariés de la SA Adia France lors de leur embauche par la société Inter Conseil ;

Qu'ainsi Mme Thill a été embauchée par la société Inter Conseil en juillet 1995, en exécution de deux contrats à durée déterminée pour remplacer une autre salariée absente ;

Que M. Aubertin a été en formation Greta chez Adia France du 3 octobre 1994 au 18 avril 1995 et était au chômage lors de son embauche par la société Inter Conseil ;

Que M. Déotto a été, non pas membre du personnel, mais intérimaire chez Adia France de 1987 à 1994 et n'était plus à son service en mars 1995 lorsqu'il est devenu gérant de la société Inter Conseil ;

Qu'ainsi seule Mme Maire, conseillère en recrutement, a librement démissionné de la SA Adia France le 27 juillet 1995 à la suite d'un congé maternité pour rejoindre la société Inter Conseil ;

Attendu que la SA Adia France ne rapporte donc pas la preuve de manœuvres concertées de débauchage commises, par la société Inter Conseil ou M. Muller, en direction de son personnel, qui aurait été de nature à désorganiser l'entreprise ou à détourner la clientèle ; que la concurrence déloyale n'est donc pas établie de ce chef ;

- Sur le débauchage des intérimaires :

Attendu que le personnel intérimaire n'est lié à l'entreprise de travail temporaire que pendant l'exécution du contrat de mission ; qu'il n'est donc pas exact de soutenir, comme le fait la société Adia France, que la richesse de l'entreprise est le personnel intérimaire ;

Attendu que les actes de débauchage reprochés aux intimés sont en fait, selon les attestations produites, imputés à M. Muller ; qu'il s'ensuit que la SA Adia France doit rapporter la preuve que les intérimaires en mission chez elle ont été débauchés par Monsieur Muller après le 11 juillet 1995.

Or, attendu que les témoins Pastot, Dupriez, Youski visent des faits antérieurs au 11 juillet 1995 ; que le témoin Mallet n'indique pas de date ; que les témoins Tonnelier, Bigel, Grabias affirment qu'ils ont été contactés par M. Muller mais ne précisent pas s'ils étaient en train d'exécuter une mission Adia lors du contact ; qu'enfin, le témoin Viléo dit que M. Muller ne lui a fait aucune offre précise d'embauche ;

Attendu qu'en conclusion la SA Adia France n'apporte aucun élément probant sur le deuxième reproche fait aux intimés ;

- Sur le démarchage de la clientèle :

Attendu que le principe de la libre concurrence autorise le démarchage de clients d'une société concurrente ; que seuls constituent des actes de concurrence déloyale des actes de dénigrement ;

Attendu que ni la lettre de la société Alsacienne de Supermarchés ni les courriers des autres entreprises versés aux débats ne font état de manœuvres déloyales ; qu'au contraire, à l'exception de la première citée, les autres entreprises disent que M. Muller n'a jamais dénigré la société Adia ;

Attendu que, dans ces conditions, les actes de concurrence déloyale allégués ne sont pas établis et qu'en conséquence, le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il a débouté la société Adia France de ses demandes ;

Attendu qu'il apparaît inéquitable de laisser à la charge de la société Inter Conseil et de M. Muller la somme de 20 000 F au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et en cause d'appel ;

Attendu que la SA Adia France, succombant en l'instance, doit être condamnée aux dépens ;

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit en la forme d'appel ; Le dit non fondé ; Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Adia France de ses demandes ; Condamne la SA Adia France aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'au paiement d'une somme de 20 000 F au titre des frais irrépétibles exposés par la société Inter Conseil et M. Muller en première instance et en cause d'appel.