CA Poitiers, ch. civ. sect. 1, 6 octobre 1998, n° 9801709
POITIERS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Soveriso (SA), Reveau
Défendeur :
Glassver (SARL), Profadis (SARL), Sodipeint (EURL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mechiche
Conseillers :
M. Barthélémy, Mlle Lafon
Avoués :
SCP Paille-Thibault, Landry-Tapon
Avocats :
Mes Petitjean, Reye, Sultan.
Faits et procédure :
La SARL Glassver a été rachetée par la société Saint Gobain. Lors de sa prise de fonction le nouveau gérant a invoqué une disparition des fichiers, une soustraction des documents commerciaux et comptables, une désorganisation de l'entreprise et du réseau commercial et un débauchage massif de la quasi-totalité du personnel d'encadrement, technique commercial et administratif, faits qui ont été imputés à Guy Reveau, directeur commercial et Grégory Rambeau, fils du cessionnaire de la SARL Glassver et qui ont conduit à la création d'une société Soveriso. Reprochant à cette société et à Guy Reveau d'avoir appréhendé fautivement son savoir-faire technique et commercial ainsi que ses secrets d'affaires, la SARL Glassver et ses filiales la SARL Profadis et l'EURL Sodipeint les ont fait assigner devant le Tribunal de commerce de la Roche-sur-Yon aux fins de les voir condamner à réparer son préjudice, en l'espèce une perte importante de chiffre d'affaires.
La SA Soveriso et Guy Reveau ont régulièrement relevé appel du jugement du 12 mai 1998 du Tribunal de commerce de la Roche-sur-Yon qui a :
- dit que les agissements de la société Soveriso et de Guy Reveau sont constitutifs de concurrence déloyale,
- dit que la structure adoptée par la société Soveriso est en elle-même constitutive de concurrence déloyale,
- dit que la cessation du trouble subi par la SARL Glassver et ses filiales du fait de cette concurrence déloyale ne peut s'exécuter que par la cessation d'activité de la société Soveriso,
- dit que cette cessation d'activité doit être limitée dans le temps et dans l'espace en vertu du principe de la liberté du commerce,
- ordonne à la société Soveriso et à Guy Reveau de cesser toute production et commercialisation des produits verriers dans le secteur de l'ouest soit dans les départements suivants :
Charente, Charente-Maritime, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Loire-Atlantique, Maine-et-Loire, Mayenne, Morbihan, Sarthe, Deux-Sèvres, Vendée,
pour une durée de cinq ans,
et ce sous astreinte de 100 000 F par jour à compter de la signification du jugement,
- interdit à la société Soveriso et à Guy Reveau d'entretenir des relations commerciales directement ou indirectement avec les clients de la SARL Glassver et de ses filiales figurant sur les listings frauduleusement soustraits et restitués par les services de la gendarmerie à la société Glassver après perquisitions effectuées aux domiciles des salariés : Ingrid Rambeau, Grégory Rambeau et Guy Rambeau et dans la société Soveriso, et ce sous la même astreinte de 100 000 F par jour à compter du jugement dont les clients dont la liste est énoncée,
- donné acte à la société Glassver et ses filiales de ce qu'elles se réservent dans le cadre des poursuites pénales de demander réparation des préjudices qui leur ont été causés par les agissements délictueux,
- ordonné une expertise aux fins de déterminer les éléments permettant d'évaluer le préjudice de la SARL Glassver et ses filiales,
- ordonné la publication du jugement dans trois journaux au choix de la SARL Glassver,
- ordonné l'exécution provisoire du jugement,
- condamné la société Soveriso et Guy Reveau à payer à la société Glassver et ses filiales la somme de 13 000 F au titre de l'article 700 NCPC.
Autorisés à faire assigner à jour fixe la société Soveriso et Guy Reveau soutiennent :
- qu'il n'y a eu aucune débauchage avec pour but une désorganisation de l'entreprise concurrente, que les salariés ont démissionné de leur emploi au sein de la SARL Glassver pour des motifs qui leur sont propres,
- qu'il n'y a eu aucune appréhension fautive du savoir-faire technique et commercial ou des secrets d'affaires de la SARL Glassver,
- que subsidiairement le préjudice n'est pas justifié ; que la perte potentielle de clientèle de la SARL Glassver tient fondamentalement à son appartenance au Groupe Saint-Gobain et non pas à la création de la société Soveriso.
La société Soveriso et Guy Reveau demandent à la Cour de réformer le jugement et de :
- débouter les intimées de toutes leurs demandes,
- les condamner solidairement à verser à la société Soveriso et à Guy Reveau, chacun, la somme de 100 000 F de dommages-intérêts outre à chacun une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 NCPC.
Les SARL Glassver et Profadis et l'EURL Sodipeint concluent à la confirmation de la décision et forment appel incident sur les sanctions et demandent de :
- faire interdiction à Guy Reveau et à la société Soveriso de maintenir les contrats de travail des salariés débauchés des sociétés intimées sous astreinte de 100 000 F par jour de retard à compter de l'arrêt à intervenir,
- donner acte à Glassver de ce qu'elle est prête à engager les salariés abusivement débauchés à l'exception de ceux ayant commis les actes de concurrence déloyale ou y ayant participé,
- condamner in solidum Soveriso et Guy Reveau à payer à Glassver une indemnité provisionnelle de 5 000 000 F à valoir sur le préjudice subi ,
- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois journaux professionnels au choix de Glassver dans la limite de 50 000 F par insertion aux frais de Soveriso et de Guy Reveau,
- condamner Soveriso et Guy Reveau à payer à la société Glassver et à ses filiales la somme de 20 000 F au titre de l'article 700 NCPC.
Les intimées font valoir :
- que le débauchage massif des salariés a provoqué la désorganisation de l'entreprise Glassver, que ce débauchage a été programmé, que les dossiers du personnel embauché par la société Soveriso ont disparu,
- que la société Soveriso, Guy Reveau et Grégory Rambeau ont pillé les listings informatiques, les documents commerciaux concernant la force de vente, ceux comportant le nom des clients et pour chacun le prix des produits, les documents commerciaux relatifs aux impératifs de livraison par client...
- qu'il y a eu une collusion frauduleuse entre Guy Reveau et les Rambeau, vendeurs de la SARL Glassver, pour créer une nouvelle société concurrente,
- qu'il a été procédé à des détournements de clientèle alors que M. Reveau était toujours au service de la société Glassver,
- le préjudice est important en raison d'une baisse du chiffre d'affaires et d'un surcoût engendré par la nécessité de reconstituer une structure compétitive.
Motifs :
Sur les faits imputés à Guy Reveau :
Attendu qu'il est possible à tout salarié de constituer une société concurrente de celle de son employeur ; que les démarches qu'il entreprend à cette fin même avant la fin de son contrat de travail ne sont pas fautives ; que dès avant la fin de son contrat de travail Guy Reveau pouvait librement entreprendre tout contact et effectuer toute démarche en vue de créer une société concurrente et de construire les bâtiments nécessaires à son fonctionnement alors qu'ainsi qu'il sera dit plus loin il ne peut être démontré aucune clause de non-concurrence le concernant ; que si un doute peut persister sur l'envoi d'une lettre de démission à une date qui permettrait de considérer que le préavis a été respecté, il ne peut constituer une faute de nature à constituer un fait de concurrence déloyale ;
Attendu par contre qu'il apparaît que Guy Reveau a pris des contacts avec une société Synerglass en vue d'acquérir du matériel informatique et a effectué des déplacements aux frais de la société Glassver ; que cette dernière société était à l'époque en cours de cession au Groupe Saint Gobain qui allait pour l'avenir décider des systèmes qui seraient utilisés en concordance avec ses autres unités ; que les termes utilisés dans les différents courriers échangés font apparaître que les logiciels Synerglass étaient destinés à la société que Guy Reveau envisageait de créer ; que c'est de manière déloyale que Guy Reveau a effectué ses démarches et voyages aux frais de la société Glassver;
Attendu qu'il ressort de deux correspondances que Guy Reveau, alors qu'il était toujours au service de la société Glassver, a pratiqué des actes de détournement de clientèle en indiquant à deux clients que leurs commandes ne pourraient être satisfaites qu'à partir du 1er janvier 1998, date à laquelle il envisageait le démarrage de sa nouvelle société; qu'il s'agit d'un acte de concurrence déloyale ;
Sur le débauchage de salariés :
Attendu qu'il n'est pas contesté que 25 salariés de la société Glassver ont donné leur démission pour être embauchés par la société Soveriso ; que la liberté du travail implique que les salariés sont libres de choisir leur employeur qui peut être un concurrent du précédent ; que ce nouvel employeur a également la liberté de débaucher des salariés de son concurrent mais que ce débauchage doit s'effectuer en dehors de toute faute consistant à détourner le salarié de son emploi pour ensuite l'attirer et à désorganiser le concurrent en utilisant les connaissances des salariés ; qu'il est exact que ces départs se sont déroulés par vagues successives, maisque le nombre et l'ordre des départs en l'absence de circonstances plus précises ne sont pas suffisants pour constituer une manœuvre déloyale; qu'aucune preuve formelle relative à la destruction des contrats de travail des salariés démissionnaires, il doit être retenu qu'il n'est pas démontré qu'il existait des clauses de non-concurrence liant les salariés à la société Glassver même s'il persiste un doute sérieux mais insuffisant pour établir une faute ; que tous les salariés ont effectué régulièrement leur période de préavis et n'ont pas quitté brusquement leur emploi, étant rappelé que les départs se sont échelonnés dans le temps et permettaient aux intimées d'avoir à chaque départ une réponse adéquate ; qu'ils ont pu durant cette période former leur successeur dans le poste ; que les intimées ne produisent aucun élément permettant de contredire les motifs de départ invoqués par les salariés qui ont démissionné ; qu'il ne peut pas être retenu de désorganisation de l'entreprise Glassver faute d'autres éléments suffisants ; qu'il n'apparaît pas que des rémunérations ou des situations plus avantageuses aient été offertes par la société Soveriso ; que les salariés ont perdu l'ancienneté dont ils bénéficiaient dans leur ancienne entreprise sans obtenir des salaires d'un montant nettement plus élevé ; qu'aucune faute n'est établie à l'encontre des appelants dans le débauchage des salariés de la société Glassver, que de ce chef il n'est démontré aucune concurrence déloyale ; que le jugement est réformé en ce qu'il a retenu que le débauchage des salariés constituait un acte de concurrence déloyale ; qu'il ne peut être invoqué aucun préjudice de ce chef ; que les sociétés Glassver, Sodipeint et Profadis sont déboutées de leur demande relative à l'interdiction de maintenir les contrats de travail conclu avec leurs anciens salariés ;
Sur l'appropriation de documents et secrets de la société Glassver :
Attendu qu'il est reproché aux appelants la soustraction frauduleuse de documents sociaux, administratifs, comptables et du fichier clientèle de la société Glassver et de ses filiales ; que ces pièces ont été retrouvées au domicile de Guy Reveau et de Grégory Rambeau lors de la perquisition effectuée à la suite de la plainte déposée par les intimées ; que les documents dont s'agit sont des listings informatiques, des documents commerciaux comportant les noms des clients avec pour chacun les prix pratiqués et les délais de livraison à respecter, d'autres relatifs à des investissements, des tarifs confidentiels, des bases de calcul avec coefficients et marges, des études de marché, des documents comptables, des fichiers clientèle avec volume des achats ... ; que les appelants qui ne contestent pas l'origine des documents retrouvés en leur possession sont vains à soutenir qu'il s'agit de pièces sans intérêt qui étaient connues alors qu'il s'agit de pièces internes et pour la plupart confidentielles qui constituent un ensemble cohérent sur l'activité de l'entreprise, reflètent toute sa politique commerciale et révèlent des pratiques destinées à fidéliser une clientèle ; que leur appropriation par un ancien salarié qui crée une société concurrente et bénéficie ainsi du travail de son ancien employeur constitue un acte de concurrence déloyalequi conduit à un détournement de clientèle, à la constitution d'une structure et la mise en place d'une politique commerciale à bon compte et à une désorganisation des relations commerciales avec une clientèle constituée au long d'une longue expérience et de démarches constantes ;
Sur le préjudice :
Attendu que les sociétés Glassver, Sodipeint et Profadis ont été dans l'obligation de reconstituer leurs fichiers et l'ensemble des documents qui sont la base de leur activité ; qu'il s'est ajouté une perte de confiance de leur clientèle qui risquait de voir discuter les procédures tarifaires et de livraison dont elle bénéficiait ; que faute d'éléments d'appréciation suffisants il y a lieu de confirmer la mesure d'expertise ordonnée par le tribunal mais que la mission de l'expert doit être limitée aux faits de concurrence déloyale résultant d'un détournement de clientèle et d'une désorganisation des sociétés intimées du fait de la disparition des documents nécessaires à leur activité commerciale ; qu'il est d'une bonne justice que la Cour évoque sur le préjudice ;
Attendu que dans l'attente du rapport d'expertise il y a lieu de condamner in solidum Guy Reveau et la société Soveriso à verser aux sociétés intimées une provision de un million de francs à valoir sur le préjudice ;
Attendu que les intimées concluent à la confirmation du jugement qui a ordonné à la société Soveriso de cesser toute production et produits verriers dans le secteur de l'ouest et d'entretenir des relations commerciales avec les clients de la société Glassver et de ses filiales figurant sur les listings soustraits à la société Glassver ; mais que cette disposition même limitée dans le temps et dans l'espace se heurte au principe de la liberté du commerce et du libre choix du client de choisir son fournisseur alors que les appelants versent aux débats des lettres de clients qui exposent qu'ils ne veulent plus avoir de relations avec la société Glassver en raison de ses liens avec le groupe Saint Gobain lui-même lié avec des sociétés concurrentes, qu'en l'absence de production de produits contrefaits aucune interdiction de fabrication ne peut être envisagée ; que la seule réparation est la condamnation à des dommages-intérêts ;
Attendu que la publication du présent arrêt doit être ordonnée dans deux journaux professionnels aux frais des appelants dans la limite de 20 000 F par insertions ;
Attendu que la société Soveriso et Guy Reveau qui succombe pour l'essentiel supportera les entiers dépens ; qu'il y a lieu de les condamner à verser à la société Glassver et ses filiales la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 NCPC ;
Par ces motifs : LA COUR, Réforme le jugement du 12 mai 1998 du Tribunal de commerce de La Roche-sur-Yon, Statuant à nouveau, Dit que Guy Reveau et la société Soveriso ont commis des actes de concurrence déloyale par détournement de documents et appréhension de secrets d'affaires, détournement de clientèle ; Déboute la société Glassver et ses filiales de leurs demandes du chef d'un débauchage de salariés ; Avant dire droit sur le préjudice, Confirme la mesure d'expertise et la désignation de l'expert lequel aura pour mission de : - entendre les parties et se faire remettre tous documents utiles ; - rechercher tous éléments permettant de déterminer le préjudice de la société Glassver et de ses filiales du fait d'un détournement de clientèle et de la désorganisation des entreprises du fait de la disparition des documents commerciaux et autres ; - fournir tous renseignements utiles à la détermination du préjudice subi par les sociétés intimées ; Dit que d'une manière générale, l'expert devra accomplir sa mission contradictoirement en présence des parties ou celles-ci dûment convoquées, les entendre en leurs observations et recevoir leurs dires, annexer à son rapport les documents ayant servi à sa mission, ceux qui le complètent ou contribuent à sa compréhension et restituer les autres contre récépissé aux personnes les ayant fournis, et, qu'il ne pourra concilier les parties mais que si elles y parviennent il constatera que sa mission est devenue sans objet et en cas de conciliation partielle dit qu'il ne pourra concilier les parties mais que si elles y parviennent il constatera que sa mission est devenue sans objet et en cas de conciliation partielle dit qu'il poursuivra sa mission en la limitant aux parties exclues de l'accord ; Dit que l'expert devra remplir personnellement sa mission et dresser de ses opérations un rapport après avoir donné connaissance auparavant aux parties de ses conclusionS et après avoir recueilli leurs éventuelles dernières observations écrites qui devront être faites dans un délai n'excédant pas dix jours, et, qu'il consignera, et, auxquelles il répondra ; Dit que l'expert devra déposer son rapport avant le 1er février 1999 sauf prorogation des opérations autorisée par le magistrat chargé du contrôle et, sur demande de l'expert ; Dit que les sociétés Glassver, Sodipeint, Profadis devront consigner au greffe de la Cour d'appel de Poitiers une provision de 6 000 F à valoir sur les honoraires de l'expert avant le 15 novembre 1998 faute de quoi il sera fait application de l'article 271 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Dit que l'expert, si le coût probable de l'expertise s'avère plus élevé que la provision fixée, devra communiquer à la Cour et aux parties l'évaluation prévisible de ses frais et honoraires en sollicitant éventuellement le versement d'une provision complémentaire ; Dit n'y avoir lieu à ordonner à la société Soveriso et Guy Reveau de cesser toute production et commercialisation de leurs produits, et à interdire le maintien des contrats de travail des anciens salariés des sociétés Glassver, Sodipeint et Profadis ; Ordonne la publication de la présente décision par extraits dans deux journaux professionnels aux frais de la société Soveriso et de Guy Reveau dans la limite de 20 000 F par insertion ; Condamne in solidum la société Soveriso et Guy Reveau à verser aux sociétés Glassver, Sodipeint et Profadis la somme de un million de francs à titre provisionnel à valoir sur leur préjudice ; Condamne in solidum la société Soveriso et Guy Reveau à verser aux sociétés Glassver, Sodipeint et Profadis la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 NCPC ; Condamne in solidum la société Soveriso et Guy Reveau aux entiers dépens et autorise la SCP Landry-Tapon, avoués à recouvrer directement ceux dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.