CA Paris, 5e ch. B, 29 mai 1998, n° 96-88084
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Cantor Fitzgerald (SNC)
Défendeur :
Aurel (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Leclercq
Conseillers :
M. Bouche, Mme Cabat
Avoués :
SCP Bourdais-Virenque, SCP Verdun-Gastou
Avocats :
Mes Sandrin, Demnard Tellier.
Considérant que la Société en nom collectif de courtage boursier Cantor Fitzgerald a fait appel le 21 novembre 1996 d'un jugement contradictoire du 7 octobre 1996 du Tribunal de commerce de Paris qui :
- a déclaré nulle l'assignation à bref délai délivrée le 5 juillet 1996 à la Société Cantor Fitzgerald à la requête de la Société Aurel Finance,
- a dit, sur la seconde assignation à bref délai délivrée le 26 juillet 1996 à la Société Cantor Fitzgerald à la requête de la Société Aurel Finance, que la société Cantor Fitzgerald avait commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la Société Aurel Finance, l'a condamnée à verser à la Société Aurel Finance une provision de 1.000.000 F, a ordonné une expertise qu'il a confiée à Jean Fleury et a ordonné l'exécution provisoire de cette partie de la décision,
- a autorisé la Société Aurel Finance à faire publier le dispositif de la décision dans cinq journaux de son choix aux frais de la Société Cantor Fitzgerald, sans que ceux-ci puissent dépasser 200.000 F hors taxes,
- a condamné la société Cantor Fitzgerald à verser à la Société Aurel Finance 75.000 F pour ses frais irrépétibles ;
Qu'elle fait appel le 13 février 1997 d'un jugement contradictoire du même Tribunal qui, statuant au vu d'un pré-rapport d'expertise, a déclaré qu'il demeurait saisi de l'évaluation du dommage, a étendu la mission de l'expert, a condamné la Société Cantor Fitzgerald, à verser à la Société Aurel Finance devenue Aurel une provision complémentaire de 2.500.000 F et a ordonné l'Exécution Provisoire de ce chef moyennant caution bancaire ;
Que les deux appels connexes ont été joints par ordonnance du juge de la mise en état du 28 février 1997 ;
Considérant que la Société Cantor Finance expose :
- que la Société Aurel Finance, spécialisée dans l'intermédiaire sur les marchés obligatoires français, a engagé le 20 décembre 1989 Maxime du Chayla en tant que directeur commercial, responsable de la salle des marchés, et Pascal Champlois en qualité de " trader marché obligataire ", en février 1990 Nathalie Mora, Christopher Lai et Jean François Nivaux, le 2 mars 1992 Eirx Gerlec et Michel Bourgeat et le 16 août 1994 Christophe Duverger, tous les six en tant que " traders marché euro-obligation ",
- que ces salariés exerçaient pour son compte des fonctions de courtiers consistant à mettre face à face un acheteur et un vendeur de mêmes titres contre paiement d'une commission, et percevaient une rémunération relativement stable puisqu'elle se composait d'un fixe mensuel et d'une partie variable assise sur le chiffre d'affaires,
- qu'une fusion avec la Société de Compiegne et l'évolution de la législation et du marché ont conduit la Société Aurel Finance à se restructurer et à renforcer ses activités de vente et de contrepartie sur les marchés financiers au profit d'investisseurs institutionnels, ce qui l'amenait à acheter et vendre des titres pour son propre compte et non celui des clients,
- que les salariés susvisés ont refusé cette réorientation de leur activité qui leur faisait courir des risques et influait sur leur rémunération, et ont démissionné Pascal Champlois, le 8 avril, Nathalie Mora, Christopher Lai, et Jean François Nivaux le 9 avril et Maxime du Chayla le 29 mai 1996 pour se retrouver le 17 juin 1996 salariés de la Société Cantor Fitzgerald ;
Que l'appelante soutient que la Société Aurel Finance a voulu développer à côté de ses prestations traditionnelles de courtage dépourvu d'aléa, une activité de trading impliquant achat et revente et prise de risques, qu'elle n'a débauché aucun des salariés concernés, qui ont réagi à un changement d'activité et de rémunération qui constituait une rupture de contrat, qu'elle n'a détourné aucun client et qu'elle n'a nullement déstabilisé la Société Aurel qui n'était pas l'unique intervenant sur le marché des obligations hors Etat en euro-francs et pouvait reconstituer une équipe opérationnelle en trois à six mois ; qu'elle conteste que les " maisons de titres " et plus encore leurs courtiers aient une clientèle captive, soutient qu'elle n'a commis aucune faute et demande à la Cour d'infirmer le jugement, de débouter la Société Aurel de ses prétentions et de la condamner à lui verser 100.000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;
Qu'elle critique dans ses dernières écritures le travail de l'expert commis et en demande le changement ainsi que la réduction de la provision allouée s'il n'était pas fait choix à ses moyens principaux et si la Cour ne croyait pas devoir ordonner la restitution avec intérêts des sommes qu'elle a versées ;
Considérant que la Société Aurel, nouvelle appellation de la Société Aurel Finance depuis sa fusion avec la Société de Compiegne, expose quant à elle :
- qu'elle était spécialisée dans la vente d'obligations françaises hors Etat à deux clientèles, l'une institutionnelle et l'autre bancaire, et qu'elle avait vingt et un salariés dont une équipe opérationnelle de neuf traders générant la totalité de son chiffre d'affaires,
- le 10 avril 1996 sept de ses neufs traders lui ont notifié leur démission dans des termes strictement identiques, ont effectué leur préavis jusqu'au vendredi 14 juin au soir et ont rejoint le lundi 17 juin 1996 au matin la Société Cantor Fitzgerald, filiale française d'un groupe londonien exerçant la même activité,
- le 29 mai 1996 son administrateur, directeur des marchés et chef de l'équipe de traders Maxime du Chayla a démissionné à son tour pour rejoindre la Société Cantor Fitzgerald, de même que Nicolas Davout, salarié du back office, le 25 juin 1996,
- la Société Cantor Fitzgerald n'a pas donné suite à la sommation que la Société Aurel Finance lui a fait délivrer le 16 juillet 1996, après deux constats d'huissier positifs, d'avoir à prendre toutes mesures pour qu'elle même et les salariés transfuges ne prennent aucun contact avec ses clients et n'utilisent pas son savoir-faire,
- la Société Aurel Finance a fait délivrer les 25 septembre et 14 novembre 1996 deux nouvelles sommations à la Société Cantor Fitzgerald d'avoir à lui dire comment elle avait pu se procurer son plan stratégique à trois ans, un procès-verbal du conseil d'administration non publié et des tableaux internes de chiffres d'affaires,
- la Société Aurel Finance a assigné d'heure à heure la Société Cantor Fitzgerald en référé et a obtenu le 1er août 1996 une ordonnance déclarant le débauchage des huit " salariés " acte de " concurrence déloyale par imprudence " et interdisant à la Société Cantor Fitzgerald d'embaucher Nicolas Davout, dont la Société Cantor Fitzgerald a fait appel avant de se désister de ce recours ;
- qu'elle observe que les sociétés Aurel Finance et Cantor Fitzgerald exercent le même le métier et sont devenues concurrentes sur le même marché spécifique des obligations françaises hors Etat où la Société Aurel Finance exerce son activité essentielle, dès lors que la Société Cantor Fitzgerald a débauché la totalité de l'équipe opérationnelle de la Société Aurel Finance afin de créer en son sein sans investissement un secteur spécialisé d'intervention dont elle ne disposait pas encore ;
- qu'elle accuse la Société Cantor Fitzgerald de pratiquer de façon habituelle le débauchage collectif, de l'avoir fait en 1996 à son détriment et d'avoir provoqué par ses agissements déloyaux et illégaux la désorganisation de son activité essentielle ; qu'elle dément que les salariés transfuges aient eu une quelconque raison de la quitter en dehors des promesses que la Société Cantor Fitzgerald leur a nécessairement faites, et en particulier que leur activité ait été modifiée ou du l'être, et que la restructuration dont l'entreprise était l'objet, ait eu des répercussions néfastes tant sur leur statut que sur le travail qui leur était confié ;
Qu'elle demande à la Cour de dire que la Société Cantor Fitzgerald a commis des actes de concurrence déloyale et parasitaire à son détriment, de débouter l'appelante de toutes ses prétentions, de confirmer les deux jugements déférés et de condamner la Société Cantor Fitzgerald à lui verser 100.000 F pour ses frais irrépétibles ;
Considérant que dans le dernier état de leurs conclusions les parties s'opposent sur l'opportunité d'un sursis à statuer dans l'attente du rapport définitif d'expertise et d'une évocation que refuse la Société Cantor Fitzgerald ;
Considérant que les premiers juges ont statué sur la responsabilité de la Société Cantor Fitzgerald et n'ont confié à l'expert Jean Fleury de mission qu'en ce qui concerne la détermination du préjudice subi par la Société Aurel Finance devenue Aurel ; que le rapport définitif d'expertise n'est pas nécessaire pour constater les fautes qui ont pu être commises ; qu'il n'y a lieu ni à surseoir à statuer sur la responsabilité de la Société Cantor Fitzgerald ni à évoquer ce qui priverait la Société Cantor Fitzgerald du double degré de juridiction qu'elle réclame ;
Considérant que les salariés sont libres de démissionner, et les employeurs d'embaucher des salariés dépourvus d'emploi dès lors qu'aucune clause d'interdiction de concurrence ne restreint leur faculté de rechercher du travail ;
Considérant qu'il n'est pas crédible que sept des neufs salariés de la Société Aurel Finance constituant son équipe opérationnelle de courtage et de trading aient choisi de présenter tous les sept les 9 et 10 avril leur démission sans s'être concertés ce qu'établissent la concordance des motifs allégués et la surprenante similitude des termes de leurs lettres, et sans s'être assurés de leur avenir et avoir obtenu au préalable des assurances d'emploi dans des fonctions correspondant de surcroît à leur spécialisation ce que confirme leur embauche collective dès l'achèvement de leur préavis;
Considérant que par des motifs pertinents que la Cour adopte à son tour, les premiers juges ont constaté que ce départ collectif, suivi aussitôt de celui du directeur des marchés, chef de l'équipe, également récupéré par la Société Cantor Fitzgerald, privait la Société Aurel Finance d'un département essentiel d'activité et désorganisait totalement la structure de courtage et trading mise à la disposition des clients, et ont conclu qu'en procédant à ces débauchages dont elle ne pouvait ignorer les conséquences dommageables, la Société Cantor Fitzgerald a commis des actes de concurrence déloyale;
Qu'il convient seulement d'ajouter que les premières constatations de l'expert consignées dans son pré-rapport, révèlent que le débauchage incriminé a provoqué une dégradation considérable de l'activité boursière de la Société Aurel Finance qui devrait perdurer pendant plusieurs années, que la Société Cantor Fitzgerald a capté par interventions des transfuges auprès des clients allant de l'invitation à une réception à l'installation de 46 lignes spécialisées avant même que les préavis n'aient pris fin, une partie sans aucun doute importante de la clientèle perdue et qu'il faudrait beaucoup de temps à la Société Aurel Finance pour reconstituer " son outil de travail " et récupérer sa part de marché ;
Que la Cour adopte également les motifs pertinents par lesquels les premiers juges ont retenu que la Société Cantor Fitzgerald s'était livrée à un parasitisme frauduleux grâce au débauchage de l'équipe de courtage et de trading de la Société Aurel Finance, l'économie des frais et du temps nécessaire à l'indispensable constitution d'une formation homogène et performante;
Considérant que la Société Cantor Fitzgerald ne saurait nier que les deux entreprises, par leurs activités l'une habituelle l'autre nouvelle, se sont trouvées concurrentes sur le marché d'intermédiation sur obligations en euro-francs sur lequel elle avait fait une tentative avortée d'introduction en 1995, et qu'elle a faussé par son agression déloyale le jeu normal de la concurrence ;
Que les termes mêmes des contrats qu'elle a fait signer par les salariés débauchés établissent qu'elle a agi en parfaite connaissance de l'illicéité de son comportement ; qu'ils comportent en effet tout à la fois :
- une clause d'engagement qui exclut toute période d'essai ce qui implique que le salarié embauché était déjà formé, qui n'accorde de valeur au contrat qu'à condition que le nouveau salarié entre au service de la Société Cantor Fitzgerald au plus tard dans les trois mois suivant la démission donnée à son employeur actuel ce qui confirme que la Société Cantor Fitzgerald se place d'elle-même en situation de débauchage, et qui comporte un engagement du nouveau salarié de ne pas user de documents confidentiels appartenant " à son employeur actuel " qui établit sa connaissance du risque pris,
- des clauses d'exclusivité et de confidentialité et un engagement de non sollicitation de clientèle, de non débauchage et de non-concurrence de pas moins de quarante cinq lignes protégeant la Société Cantor Fitzgerald de ce qu'elle a fait subir à la Société Aurel Finance ;
Considérant qu'il est ainsi établi, sans même avoir à ajouter le recel d'un plan confidentiel de développement à trois ans de la Société Aurel Finance qui ne fait que parachever la démonstration du comportement frauduleux de la Société Cantor Fitzgerald, que l'appelante n'a nullement saisi l'opportunité d'embaucher des salariés qu'une modification de leurs conditions de travail aurait incités à démissionner, mais a commis des actes de concurrence déloyale et de parasitisme engageant sa responsabilité quasi-délictuelle;
Qu'il n'est au surplus justifié d'aucune modification substantielle des fonctions ni des conditions de travail des salariés transfuges du fait tant de la fusion-absorption des Sociétés Aurel Finance et de Compiegne que du développement d'une activité de trading déjà exercée qui était certes prévu mais avec des embauches étalées sur 1997 et 1998 ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu de désigner un nouvel expert quand bien même Jean Fleury aurait-il mécontenté la Société Cantor Fitzgerald en n'approuvant pas ses assertions erronées ; qu'il n'est nullement établi en l'état que l'expert ait écarté sans en prendre connaissance les dires de l'appelante ;
Considérant qu'il convient en définitive de confirmer les jugements, d'indemniser la Société Aurel des frais irrépétibles engendrés par les appels et de renvoyer l'affaire devant les premiers juges ;
Par ces motifs, Dit n'y avoir lieu ni à sursis à statuer ni à évocation ; Confirme les jugements déférés en toutes leurs dispositions ; Condamne la Société Cantor Fitzgerald à verser 80.000 F à la Société Aurel pour ses frais irrépétibles d'appel ; La condamne en tous les dépens d'appel qui pourront être recouvrés par la SCP Verdun-Gastou, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau code de Procédure Civile.