Livv
Décisions

CA Versailles, 1re ch. A, 19 mars 1998, n° 95-00007379

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Laloux

Défendeur :

Chronopost (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mazars

Conseillers :

M. Martin, Mme Liauzun

Avoués :

SCP Lissarrague Dupuis & Associés, SCP Fievet Rochette Lafon

Avocats :

Mes Neri, Choukroun.

TGI Nanterre, 1re ch., sect. A, du 28 ju…

28 juin 1995

Monsieur René Laloux est l'auteur-réalisateur du film " Les Maîtres du Temps ", dessin animé (d'après l'œuvre de science-fiction de Stephan Wul " L'Orphelin de Perfide ") auquel ont collaboré Moebius pour le graphisme et Jean-Patrick Manchette pour les dialogues. Le film est sorti en salles, en France, le 24 mars 1982. Les droits d'exploitation ont été cédés par l'auteur à la société Telecip aux droits de laquelle se trouve la société Paravision International. Pour commercialiser les produits dérivés, la société titulaire des droits d'exploitation a déposé la dénomination " Les Maîtres du Temps " comme marque à l'INPI le 21 juin 1982.

La SA Chronopost a, le 13 octobre 1989, déposé la marque dénominative " Les Maîtres du Temps " pour désigner les services de télécommunication et de transport, et l'utilise pour ses services de messagerie rapide.

Par acte du 30 mars 1994, Monsieur René Laloux et la société Paravision International ont assigné la société Chronopost en contrefaçon. Ils ont demandé au tribunal, sur le fondement de l'article L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle de :

- prononcer la nullité de la marque déposée par la société Chronopost,

- la condamner au paiement de :

* 500 000 F à la société Paravision en réparation de son préjudice commercial,

* 250 000 F à Monsieur Laloux en réparation de son préjudice moral.

Ils ont demandé, subsidiairement, s'il était jugé que la dénomination " Les Maîtres du Temps " était dépourvue d'originalité, de retenir la responsabilité de la société Chronopost du fait de ses agissements parasitaires.

Par jugement du 28 juin 1995, le tribunal de grande instance de Nanterre a débouté les demandeurs de leur action et les a condamnés à payer à la société Chronopost la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Le Tribunal a considéré pour l'essentiel que :

- le titre " Les Maîtres du Temps " est dépourvu de caractère original et ne peut bénéficier ni de la protection instituée par l'article L. 112-4 alinéa 1 du Code de la propriété intellectuelle, ni de celle déterminée par l'alinéa 2 du même texte et que dès lors l'action en contrefaçon est mal fondée ;

- la société Paravision ne peut prétendre pour sa marque au bénéfice de la protection des marques notoirement connues car la renommée est liée à celle du film ;

- Monsieur Laloux, n'étant pas titulaire de la marque, est irrecevable à agir et, subsidiairement, s'agissant des produits désignés par la marque " Les Maîtres du Temps ", ils s'adressent à une clientèle de jeunes cinéphiles alors que la marque déposée par la société Chronopost désigne des produits destinés à des utilisateurs différents ; qu'il n'existe aucun risque de confusion dans l'esprit du public et donc aucun préjudice.

Monsieur René Laloux a interjeté appel de cette décision et il a intimé uniquement la société Chronopost devant la Cour.

Il expose qu'il limite son appel à la disposition du jugement qui le déboute de sa propre action au motif qu'il n'a pas d'intérêt à agir et que sa demande serait mal fondée. Il précise qu'il n'agit pas pour la protection de la marque des produits dérivés mais pour faire respecter son film qui, " investi par la société Chronopost se trouve, de ce fait, déprécié et galvaudé ". Il soutient que la responsabilité de la société Chronopost est engagée à son égard, tant sur la base de l'article 1382 du Code Civil en raison de ses agissements parasitaires, que pour violation de l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle pour atteinte au respect de son œuvre.

Il demande en conséquence à la Cour d'infirmer le jugement entrepris et, statuant à nouveau, de :

- condamner la société Chronopost à lui verser une somme de 300 000 F à titre de dommages-intérêts ainsi qu'une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile,

- faire interdiction à la société Chronopost de poursuivre l'exploitation de la marque " Les Maîtres du Temps ", de quelque façon que ce soit, sous astreinte de 100 000 F par infraction constatée.

La société Chronopost, intimée, conclut au mal fondé de l'appel de Monsieur Laloux et à la confirmation de la décision déférée.

Elle fait valoir que :

- Monsieur Laloux n'a pas qualité pour agir sur le fondement d'agissements parasitaires puisqu'il n'est titulaire des droits d'exploitation ni sur le film, ni sur le titre " Les Maîtres du Temps ", les droits patrimoniaux appartenant à la société Paravision International, laquelle n'a pas relevé appel du jugement ;

- l'action de Monsieur Laloux est mal fondée car aucun agissement illicite ne peut être reproché à la société Chronopost ;

- Monsieur Laloux n'établit nullement la renommée de son film, " qui n'a connu qu'une distribution confidentielle, il y a quinze ans " et ne justifie d'aucun préjudice ;

- aucune atteinte n'a été portée au droit moral de l'auteur, étant rappelé que Monsieur Laloux ne dispose pas du droit moral sur le titre " Les Maîtres du Temps " qui est dépourvu d'originalité ;

- Monsieur Laloux n'établit pas que la société Chronopost a porté atteinte à l'intégrité ou à l'esprit de son œuvre.

Elle conclut en conséquence au débouté de Monsieur Laloux en toutes ses prétentions et à sa condamnation au paiement d'une indemnité de 50 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Sur ce,

Considérant qu'à titre préliminaire, il y a lieu de constater que Monsieur René Laloux déclare clairement dans ses écritures qu'il renonce à prétendre au caractère original du titre de son œuvre " Les Maîtres du Temps " ; qu'en conséquence, il ne peut prétendre au bénéfice de la protection prévue par l'article L. 112-4 du Code de la propriété Intellectuelle ;

Considérant que Monsieur René Laloux a, par contrat du 2 juin 1979, cédé aux producteurs du film les droits d'exploitation tant sur le film que sur le titre de son œuvre, ainsi que sur les droits dérivés ;

Que l'action qu'il poursuit seul devant la Cour (qui ne doit pas être confondue avec l'action en contrefaçon dont Monsieur Laloux et la société Paravision international, qui l'exerçaient ensemble, ont été déboutés) est cependant recevable, mais seulement en ce qu'elle porte sur la sauvegarde de son droit moral d'auteur tel que défini par les dispositions du Code de la propriété intellectuelle ;

Considérant que Monsieur Laloux ne peut donc prétendre obtenir l'interdiction par la société Chronopost de l'utilisation de sa marque " Les Maîtres du temps " ;

Considérant que contrairement aux affirmations de Monsieur René Laloux, en utilisant le slogan " Les Maîtres du Temps ", la société Chronopost ne parasite nullement son film, dessin animé de science-fiction; que les domaines d'activité de la société Chronopost et du film d'animation sont étrangers l'un à l'autre; que l'idée de la maîtrise du temps suggérée par la société Chronopost est celle de la rapidité des transmissions dans le monde entier ; que la représentation du globe terrestre et des avions de l'Aéropostale, comme celle d'un personnage volant, ne se rattachent pas aux thèmes de science-fiction mais à l'idée du voyage dans le monde entier et de la célérité ; que les thèmes de l'œuvre de Monsieur Laloux ont une toute autre dimension et font appel à l'imaginaire puisqu'ils évoquent le voyage dans l'espace et la communication avec des personnages venant d'autres planètes ;

que par aucun élément, si ce n'est le titre, la publicité de la société Chronopost, au moyen du slogan " Les Maîtres du Temps ", ne se rattache à l'œuvre de création de Monsieur René Laloux ;

Qu'en définitive, il ressort des pièces versées aux débats que la société Chronopost ne bénéfice nullement de la renommée du film de Monsieur Laloux pour son activité commerciale ;

Considérant que selon l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, l'auteur jouit du droit au respect de son œuvre, droit attaché à sa personne, imprescriptible et inaliénable ;

Considérant que l'utilisation intensive et sur une longue période, pour la désignation de services de messagerie, de la dénomination " Les Maîtres du Temps ", a des répercussions négatives sur l'œuvre " Les Maîtres du Temps ", de Monsieur René Laloux en son entier, et non pas seulement sur son titre qui n'est pas protégeable ;

Que l'essor incontestable de la renommée des services de Chronopost, ayant pour signe distinctif " Les Maîtres du Temps ", a pour effet de banaliser et de dévaloriser les termes " Les Maîtres du Temps " ; qu'elle porte ainsi atteinte à la singularité de l'œuvre cinématographique du même nom, en rendant communs et ordinaires la signification et l'esprit du film ;

Qu'il s'agit bien d'une atteinte à l'esprit, à la valeur, et au sens de l'œuvre ;

Que contrairement aux affirmations de la société Chronopost, Monsieur René Laloux justifie que son film a connu un succès certain en France et à l'étranger, et qu'il a acquis, dans le domaine spécialisé du film d'animation, une renommée assurée ; que réalisé en 1982, ayant fait l'objet alors d'édition de livres et de bandes dessinées, il existe depuis le premier trimestre 1995 en cassette vidéo (Polygram Vidéo) ; que le film est diffusé régulièrement au cours de rétrospectives de l'œuvre de Monsieur Laloux (auteur connu de longs métrages de dessins animés) et l'a été encore récemment en 1995, 1996 et 1997 ;

Que la société Chronopost doit être tenue d'indemniser Monsieur Laloux de l'atteinte ainsi portée à son œuvre ;

Que la Cour a les éléments lui permettant de fixer à la somme de 50 000 F le préjudice moral subi par Monsieur Laloux ;

Considérant que la société Chronopost sera condamnée aux dépens d'appel, ce qui prive de fondement sa demande au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

Considérant qu'il sera alloué à Monsieur Laloux une somme de 30 000 F en indemnisation de ses frais non taxables ;

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Réforme partiellement le jugement rendu entre les parties le 28 juin 1995 par le tribunal de grande instance de Nanterre ; Statuant à nouveau, Condamne la société Chronopost à payer à Monsieur René Laloux une somme de cinquante mille francs (50 000 F) à titre d'indemnisation pour atteinte à son long métrage " Les Maîtres du Temps " ; Déboute Monsieur Laloux du surplus de sa demande ; Condamne la société Chronopost à payer à Monsieur Laloux une indemnité de trente mille francs (30 000 F) au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; Condamne la société Chronopost aux dépens d'appel, lesquels seront recouvrés conformément à l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.