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Décisions

CA Douai, 2e ch., 27 février 1997, n° 95-03550

DOUAI

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Établissements Sauvage Victor (SA)

Défendeur :

Leclerc, Association des Pompes Funèbres Européennes, Pompes Funèbres J. Delattre (SARL), Roc'Eclerc, Pompes Funèbres Lensoises, Pompes Funèbres Lallemand, Pompes Funèbres Delattre, Pompes Funèbres Josien Maurice, Pompes Funèbres Frères Valembois

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Gosselin

Conseillers :

Mmes Chaillet, Laplane

Avoués :

Mes Cocheme-Kraut, Carlier-Regnier

Avocats :

Mes Storelli, Cahen.

TGI Béthune, prés., du 14 déc. 1994

14 décembre 1994

La SA Établissements Sauvage saisissait le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Béthune statuant commercialement aux fins de mettre un terme au trouble manifestement illicite et plus précisément, de faire interdiction aux assignés : Monsieur Michel Leclerc, l'Association des Pompes Funèbres Européennes, la SARL Pompes Funèbres J. Delattre, Roc'Eclerc, Les Pompes Funèbres Lensoises, les Pompes Funèbres Lallemand, les Pompes Funèbres Thérèse Delattre, les Pompes Funèbres Maurice Josien, les Pompes Funèbres Frères Valembois d'utiliser les mots "Michel Leclerc" ainsi que sa photographie, les mots "Roc'Eclerc", "Roc'Eclair" et Roc'Michel" ainsi que les expressions "Adieu l'enfer du monopole"., aux fins de voir condamner les mêmes à lui payer une provision de 20.000 F dans l'attente d'une expertise également requise à l'effet de rechercher les conséquences des actes de concurrence déloyale et de publicité mensongère.

Par ordonnance du 14 décembre 1994, le juge des référés a :

- renvoyé la SA Victor Sauvage à mieux se pourvoir devant le tribunal de grande instance de Béthune statuant au fond ;

- débouté les défendeurs en leur demande reconventionnelle tendant à voir ordonner à la société Établissements Victor Sauvage de cesser d'utiliser les slogans "nos prix sont et resteront les meilleurs pour une qualité et un service incomparables. Établissements Sauvage, le vrai fabricant moins cher !";

Par déclaration du 11 avril 1995, la SA Établissements Sauvage a fait appel de cette décision.

Par conclusions déposées les 26 juillet 1995 et 12 mars 1996, la SA Établissements Sauvage :

- sollicite l'infirmation de l'ordonnance entreprise,

- demande de dire la juridiction commerciale compétente,

- de constater l'existence d'un trouble manifestement illicite,

- de faire interdiction aux intimés d'utiliser les mots "Michel Leclerc" ainsi que la photo de Michel Leclerc, les mots "Roc'Eclerc", "Roc'Eclair" et "Roc'Michel" ainsi que les expressions "Vous allez enfin connaître le libre choix pour vos obsèques", "Adieu l'enfer du monopole", "les prix sont comme les monopoles, il faut les casser", "Un nouveau jour de liberté s'éveille", "Oui nous intervenons aussi bien sur toutes les régions de France, ainsi qu'à l'étranger", "Quel que soit le lieu de décès, sachez que vous avez l'entière liberté de vous adresser à l'entreprise de votre choix", ainsi que tous les logos rappelant ces mots ou expressions, ce sur quelque support que ce soit sous astreinte définitive de 10.000 F par infraction constatée ou par jour de retard,

- de condamner solidairement les intimés au paiement de la somme provisionnelle de 200.000 F à valoir sur le préjudice définitif et au paiement de la somme de 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

- d'ordonner à Michel Leclerc de préciser son adresse réelle sous astreinte de 1.000 F par jour de retard,

- de communiquer le récépissé de sa demande d'habilitation en sa qualité de franchiseur d'une opération funéraire, sous astreinte de 1.000 F par jour de retard,

- de lui faire interdiction de diriger en fait ou en droit, directement ou indirectement toute entreprise exerçant dans le domaine funéraire au sens de la loi 1992-1993, ce sous astreinte de 10.000 F par infraction constatée.

Elle expose :

- qu'elle ne conteste pas les conditions de dépôt de la marque Roc'Eclerc ;

- que son action s'inscrit dans le cadre du droit de la concurrence déloyale et de celui de la publicité mensongère ;

- qu'au travers de la publicité incriminée, Roc'Eclerc nie le principe du monopole communal maintenu à titre transitoire par la loi du 8 janvier 1993 ;

- qu'il s'agit ainsi d'informations mensongères susceptibles d'induire une confusion dans l'esprit du public au sens de l'article 44 de la loi du 27 décembre 1972 ;

- que l'utilisation publicitaire du nom de Michel Leclerc apposé en dessous de la photographie de Michel Leclerc, à côté du logo relatif aux marques Pompes Funèbres Européennes et Roc'Eclerc est également de nature à induire en erreur le public en entretenant une confusion entre le réseau d'entreprises qu'il franchise et le réseau de distribution des Centres Leclerc ;

- qu'elle constitue un usage de marque prohibée par les arrêts de la Cour d'appel de Paris des 28 mars 1985 et 22 mars 1990 qui ont interdit à Michel Leclerc d'utiliser à titre de marque son nom patronymique ;

- qu'une telle publicité est illicite et constitutive d'une concurrence déloyale ;

- que Michel Leclerc, en sa qualité d'animateur du réseau de franchisés, a donné l'ordre à ses franchisés de faire figurer son propre nom sur les enseignes des magasins, sur les publicités... ;

Par conclusions déposées le 6 septembre 1995, les intimés demandent de :

- confirmer l'ordonnance entreprise, et par voie de conséquence, de constater l'incompétence de la juridiction saisie pour statuer sur un problème portant sur le droit des marques ;

- prononcer la mise hors de cause de Michel Leclerc et de l'Association pompes funèbres européennes ;

- dire que l'appelant est irrecevable à invoquer les arrêts du 28 mars 1985 et 22 mars 1990 pour défaut de qualité et intérêt à agir, en application du principe de l'autorité relative de la chose jugée ;

- dire qu'il n'existe en l'espèce ni trouble manifestement illicite, ni concurrence déloyale, ni publicité mensongère ;

Par contre, ils forment un appel incident et sollicitent reconventionnellement la condamnation de la société établissements Sauvage à cesser les slogans " Nos prix sont et resteront les meilleurs, pour une qualité et un service incomparables. Établissements Sauvage le vrai fabricant moins cher ! " sous astreinte de 5.000 F par infraction constatée ;

Ils réclament la condamnation de l'appelant au paiement de la somme de 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Ils font valoir :

- que les marques Roc'Eclerc, Roc'Eclair, Roc'Michel, Pompes Funèbres Européennes sont enregistrées et donc protégées par le droit des marques ; qu'ainsi l'utilisation de ces marques ne peut constituer un argument de trouble manifestement illicite ;

- que Monsieur Michel Leclerc est propriétaire de ces marques mais qu'il n'en organise pas l'exploitation ;

- que l'appelant remet en cause la marque elle-même en demandant sa suppression ;

- que la marque Pompes Funèbres Européennes n'est pas critiquée ; que l'Association des Pompes Funèbres Européennes n'est titulaire que de cette marque; qu'elle doit donc être mise hors de cause ;

- que Monsieur Michel Leclerc est une personne physique ; qu'il n'est le dirigeant d'aucune des entreprises intimées et n'est donc pas concurrent des établissements Victor Sauvage ; qu'il ne peut être assigné devant une juridiction commerciale ;

- que les arrêts des 28 mars 1985 et 22 mars 1990 qui ont interdit à Michel Leclerc d'utiliser la marque Leclerc antérieurement déposée par son frère Édouard Leclerc ne peuvent être invoqués par l'appelant qui n'était pas partie à ces instances ;

- qu'il n'existe pas de publicité mensongère à utiliser le concept de supermarché du funéraire Roc'Eclerc, dans la mesure où Monsieur Édouard Leclerc n'a pas le monopole des supermarchés et où le concept de supermarchés du funéraire est complètement nouveau ;

- que le nom de Michel Leclerc n'est pas utilisé à titre de marque; qu'il figure sur les publicités à titre d'information ;

Sur ce,

La Cour d'Appel ayant plénitude de juridiction, il est sans intérêt d'examiner si Monsieur Michel Leclerc a ou non la qualité de commerçant ;

Le présent litige ne concerne pas le droit de marques mais l'utilisation de celles-ci associée au nom de Michel Leclerc à des fins de concurrence déloyale et de publicité mensongère ;

Les établissements Sauvage prétendent, par la présente action, mettre fin à un trouble, selon elle, manifestement illicite qui lui serait préjudiciable ;

En conséquence, le juge des référés commercial était compétent, et les établissements Sauvage recevables en leurs demandes ;

Sont mises en cause des publicités parues dans la Voix du Nord ainsi libellées :

"Roc'Eclerc - Centrale d'Achat dirigée par Michel Leclerc, SA Delattre - Prix discount" ou " Roc'Eclerc " suivi de la signature Michel Leclerc directeur commercial - Le 1er supermarché de funéraire - s'associent à la politique du prix Roc'Eclerc - les Pompes Funèbres Lensoises - Les Pompes Funèbres Lallemand... ;

Par contre la photographie, produite par l'appelant, d'une publicité portant les mentions " Roc'Eclerc - Pompes Funèbres Européennes - Adieu l'empire du monopole " - et la représentation de Michel Leclerc en pied ne permet pas de déterminer le lieu d'affichage ;

Il convient également de noter que les marques Roc'Eclair et Roc'Michel ne sont pas reprises dans les publicités litigieuses ;

Ces éléments ne seront donc pas discutés dans la présente instance; la marque Roc'Eclerc a été déposée par Michel Leclerc à l'INPI ;

En l'espèce, cette marque est associée au nom de Michel Leclerc ;

Pour les intimés, cette mention figure sur les publicités à titre d'information ;

Mais l'article L. 362-9 du Code des Communes n'impose pas de faire figurer le nom du directeur salarié d'une société sur les enseignes et documents destinés au public ;

Par ailleurs, chaque commerçant peut utiliser ses nom et prénom à des fins publicitaires mais ce droit doit s'exercer de façon loyale sans entraîner dans l'esprit des clients une confusion avec d'autres entreprises ;

Or, en l'espèce, il est certain que le patronyme Leclerc est connu sur le plan national, que le public associe d'une façon générale et sans s'attacher à la spécificité des activités au nom de Leclerc les centres de distribution, la pratique de bas prix, la lutte contre les monopoles ;

En mettant le nom de Michel Leclerc non loin de la marque Roc'Eclerc, en faisant figurer sur le même encart publicitaire les mentions "prix discount" ou "le premier supermarché du funéraire", les intimés ont voulu entraîner un rapprochement direct avec les centres de distribution Leclerc gérés par Édouard Leclerc dont la notoriété est bien antérieure à celle de Michel Leclerc ;

Ainsi cette publicité est manifestement de nature à créer dans l'esprit du public une confusion au sens de l'article L. 121-l du Code de la Consommation en lui laissant croire qu'il s'adresse à une entreprise se réclamant des centres de distribution Leclerc ;

Par cette confusion, les intimés tentent de profiter de la renommée acquise par les Centres de distribution Leclerc et d'attirer ainsi la clientèle ;

Cette action est génératrice de concurrence déloyale ;

Les mentions "Adieu l'enfer du monopole, les prix sont comme le monopole, il faut les casser" figurent sur les publicités dont il n'est pas démontré que l'affichage ait été réalisé dans le ressort de Béthune et pour le compte des sociétés assignées ;

Elles ne peuvent donc être concernées par la présente procédure ;

Si le client peut choisir l'entreprise de pompes funèbres, celle-ci doit cependant s'adresser pour le service extérieur à celle qui détient encore provisoirement le monopole dans ce domaine ;

D'autre part le monopole du lieu de mise en bière existe ;

Aussi, les publicités litigieuses qui affirment que Roc'Eclerc intervient dans toutes les communes, sur toutes les régions de France, quel que soit le lieu du décès des clients ont l'entière liberté de choisir l'entreprise de pompes funèbres, un nouveau jour de liberté d'éveille, sont-elles erronées ;

La démonstration même de cette situation justifie du trouble allégué et de son illicéité ;

En conséquence, il convient de mettre fin à ce trouble en interdisant l'utilisation en association des mots "Michel Leclerc" et "Roc'Eclerc" ainsi que l'utilisation des différentes expressions : "Un nouveau jour de liberté s'éveille", "Roc'Eclerc intervient dans toutes les communes, sur toutes les régions de France, quel que soit le lieu de décès, les clients ont l'entière liberté de choisir l'entreprise de pompes funèbres de leur choix", selon les modalités précisées au dispositif ;

Sur la demande de provision formée par les établissements Sauvage, les documents versés aux débats ne permettent pas d'apprécier avec suffisamment de sûreté l'importance du préjudice allégué ;

En présence d'une contestation sérieuse sur le montant de l'indemnité, il ne saurait être fait droit à cette demande, dans le cadre d'une instance en référé ;

D'autre part, il sera alloué à l'appelant une somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Certes, Monsieur Michel Leclerc n'est plus le franchiseur des sociétés assignées ;

Mais il est directeur salarié de celles-ci ;

Dans les publicités incriminées, il se dit directeur de la centrale d'achat ;

Il est propriétaire de la marque Roc'Eclerc ; il est intéressé à ce que celle-ci soit attractive ;

Ainsi, l'utilisation de son nom associée à la marque Roc'Eclerc n'a pu se faire sans son accord et même son approbation ;

En conséquence, il convient de considérer qu'il a contribué à la mise en place de ces publicités et donc il ne saurait être mis hors de cause ;

Il n'est pas démontré que l'Association des Pompes Funèbres soit titulaire de marques autres que la marque Pompes Funèbres Européennes ; l'utilisation de cette marque n'est pas critiquée ; Elle sera mise hors de cause ;

L'appelant produit un procès verbal d'huissier en date du 26 novembre 1993 constatant que Monsieur Michel Leclerc déclare ne pas être chez lui ; l'adresse portée sur ce document est 50, rue des Morillons à Paris ;

Il convient de donner acte à Monsieur Michel Leclerc de ce qu'il se dit domicilié 48 Rue des Morillons à Paris XVe ;

Les demandes tendant à voir enjoindre Michel Leclerc d'avoir à communiquer le récépissé de sa demande d'habilitation en sa qualité de franchiseur d'un opérateur funéraire, à lui interdire de diriger toute entreprise exerçant dans le domaine funéraire sont étrangères au litige tel que défini ci-dessus et dont la Cour est saisie ; elles doivent être déclarées irrecevables ;

Roc'Eclerc se dit moins cher ; une enquête de 50 millions de consommateurs produite aux débats affirme que Leclerc n'est pas le moins cher ;

Les Établissements Victor Sauvage affirment dans leur publicité "nos prix sont et resteront les meilleurs, pour une qualité et un service incomparables. Établissements Sauvage le vrai fabricant moins cher !"

Les premiers juges ont justement apprécié que ces slogans ne dépassaient pas le jeu de la concurrence normale, tout commerçant ayant le droit de se dire le meilleur et le moins cher ;

Les intimés seront donc déboutés de leur appel incident et de toutes leurs demandes ;

Par ces motifs, Reçoit la SA Établissements Victor Sauvage en son appel. Reçoit les intimés en leur appel incident. Infirme l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a renvoyé la SA Établissements Victor Sauvage à mieux se pourvoir devant le tribunal de grande instance de Béthune statuant au fond. Dit que la juridiction commerciale était compétente, et la SA Établissements Victor Sauvage recevable en ses demandes formées devant la juridiction des référés. Met hors de cause l'Association des Pompes Funèbres Européennes. Dit n'y avoir lieu à mettre hors de cause Monsieur Michel Leclerc. Dit que l'Association des mots Michel Leclerc et Roc'Eclerc dans des affiches publicitaires constitue une publicité fallacieuse génératrice de concurrence déloyale. Dit que les publicités employant les expressions suivantes "Roc'Eclerc intervient dans toutes les communes, sur toutes les régions de France ; quel que soit le lieu du décès, les clients ont l'entière liberté de choisir l'entreprise de pompes funèbres, un nouveau jour de liberté s'éveille" sont erronées. Dit que ces actions sont à l'origine d'un trouble manifestement illicite. Interdit aux intimés d'utiliser en association les mots Michel Leclerc et Roc'Eclerc sur tous supports que ce soit, sous astreinte de 10.000 F par infraction constatée, à compter de la notification de la présente décision. Interdit aux intimés d'utiliser les expressions "Roc'Eclerc intervient dans toutes les communes, sur toutes les régions de France, quel que soit le lieu du décès les clients ont l'entière liberté de choisir l'entreprise de pompes funèbres, un nouveau jour de liberté s'éveille" sur quelque support que ce soit, sous astreinte de 10.000 F par infraction constatée, à compter de la notification de la présente décision. Dit n'y avoir lieu de faire droit à la demande de provision formée par la SA Établissements Victor Sauvage. Condamne Monsieur Michel Leclerc, la SARL pompes Funèbres J. Delattre, Roc'Eclerc à Liévin, les Pompes Funèbres Lensoises, les Pompes Funèbres Lallemand, les pompes Funèbres Thérèse Delattre, Les pompes Funèbres Maurice Josien, les pompes Funèbres Frères Valembois à payer à l'appelant la somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Déboute la SA Établissements Sauvage de ses plus amples demandes. Confirme l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a débouté les intimés de leur demande reconventionnelle. Déboute les intimés de leurs demandes accessoires. Condamne les intimés, sauf l'Association Pompes Funèbres Européennes mise hors de cause, aux dépens de première instance et d'appel dont distraction au profit de la SCP Cocheme Kraut, avoués associés, conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.