CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 28 novembre 1996, n° 2345-94
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Citel (SA)
Défendeur :
Société Lyonnaise d'Appareillages Téléphoniques (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Magendie
Conseillers :
MM. Frank, Boilevin
Avoués :
SCP Merle-Corona-Doron, SCP Gas
Avocats :
Mes Combeau, Joly.
Rappel des faits et de la procédure :
La société Lyonnaise d'Appareillages Téléphoniques (SLAT), qui est spécialisée dans la fabrication de matériel destiné au domaine des télécommunications a, courant 1977, inventé un article permettant de protéger les lignes téléphoniques des variations de tension.
Cet appareil qui a reçu l'agrément du CNET le 16 septembre 1983 est appelé " boîtier para surtension ".
La société SLAT qui indique avoir fait un chiffre d'affaires important avec ce boîtier, qui constituait un élément de base de son activité, a considéré qu'elle était victime d'actes de concurrence déloyale de la part de la société Citel. Cette société, qui était son fournisseur pour les " éclateurs ", pièces qui entre dans la fabrication du boîtier litigieux, aurait fabriqué un produit similaire sous la référence B 180 Boîtier de connexion une paire pour protéger les lignes Postes et Télécommunications, afin de tenter de prendre sa place sur le marché.
Dès la commercialisation du boîtier fabriqué par la société Citel, les ventes des boîtiers fabriqués par la société SLAT auraient considérablement diminué.
Cette dernière reprochait à Citel d'avoir, ce faisant, délibérément recherché à créer un effet de confusion dans l'esprit de la clientèle.
C'est dans ces conditions et sur ce fondement qu'elle saisissait le Tribunal de commerce de Nanterre par assignation du 7 septembre 1987.
Par jugement du 6 mai 1988, cette juridiction a désigné dans un premier temps M. Vermond en qualité d'expert. Celui-ci a déposé son rapport le 4 avril 1990, mais le tribunal de commerce a dû nommer un autre expert par jugement du 2 octobre 1987 auquel il demandait :
- de déterminer si les deux appareils dont s'agit remplissaient bien les mêmes fonctions et s'ils présentent des points de ressemblance,
- de procéder à une analyse technique précise des appareils, et dire si dans ce domaine, il y a eu véritablement acte de concurrence déloyale.
M. Breil déposait son rapport le 30 décembre 1992.
Par jugement en date du 21 janvier 1994, le Tribunal de commerce de Nanterre a dit que la société Citel s'est rendue coupable de concurrence déloyale envers la société Lyonnaise d'Appareillages Téléphoniques et nommé M. Marque en qualité d'expert, chargé de calculer le préjudice subi par la SLAT. Le même jugement condamnait la société Citel à verser à Citel la somme de 1 000 000 F à titre de provision et interdisait à Citel de continuer la commercialisation de la boîte de connexion B 180 sous astreinte.
La société Citel a interjeté appel.
Entre temps, par jugement du 16 juin 1995, le Tribunal de commerce de Nanterre a sursis à statuer sur l'évaluation du préjudice jusqu'à ce qu'intervienne l'arrêt de la Cour de céans.
Exposé des thèses en présence et des demandes des parties :
La société Citel, appelante, fait tout d'abord valoir que les conclusions de l'expert Breil ne peuvent être entérinées : une identité de fonction des deux produits ne peut, en aucun cas, entraîner une conséquence de quelque nature que ce soit sur le terrain de la concurrence déloyale. De surcroît, les deux appareils n'ont pas les mêmes fonctions : la plaque Citel est conçue pour assurer une protection de la téléphonie mais également de matériels informatiques alors que celle de SLAT est conçue exclusivement pour la téléphonie.
Elle soutient encore que les dissemblances de forme permettent de différencier les produits Citel et les produits SLAT.
En résumé, les similitudes techniques qui existent entre les deux boîtiers sont uniquement dictées par les contraintes tenant au caractère fonctionnel des produits en sorte que Citel ne peut être accusée d'avoir commis une copie servile susceptible d'avoir créé une confusion avec les appareils SLAT.
La société appelante prie la Cour :
- d'adjuger à la société Citel, l'entier bénéfice de ses précédentes conclusions,
- de débouter la société SLAT de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- de condamner la société SLAT à restituer à la société Citel la somme de 1 000 000 F qui lui a été versée à titre d'indemnité provisionnelle,
- de condamner la société SLAT à payer à la société Citel la somme de 180 000 F au titre des intérêts légaux dus en raison de la détention d'une somme de 1 000 000 F allouée à titre d'indemnité provisionnelle pendant une durée de 2 ans ;
- de condamner la société SLAT à payer à la société Citel la somme de 150 000 F en remboursement des frais engagés pour la mise au point d'un produit de remplacement ;
- de la condamner au paiement d'une somme de 30 000 F en remboursement des frais de la publication ordonnée par le Tribunal de commerce de Nanterre,
- de condamner la société SLAT à payer à la société Citel la somme de 200 000 F en réparation du préjudice subi du fait de ladite publication,
- de la condamner enfin à payer à la société Citel la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive,
- de condamner la société SLAT en tous les dépens tant d'instance que d'appel, ces derniers seront recouvrés par la SCP Merle Carena Doron, avoués.
La société Lyonnaise d'Appareillages Téléphoniques s'attache à réfuter cette argumentation.
Elle considère que les actes de concurrence déloyale de la société Citel, consistant dans une attitude fautive destinée à créer la confusion dans l'esprit de la clientèle, concernant en particulier la similitude technique des boîtiers, non liée à une nécessité technique particulière, en sorte que l'on se trouve en présence d'une reproduction servile. Ces quelques différences d'aspect esthétique sont dès lors inopérantes.
Elle demande à la Cour :
- de débouter la société Citel de l'appel qu'elle a interjeté à l'encontre du jugement rendu par le Tribunal de commerce de Nanterre le 21 janvier 1994, comme étant manifestement infondé et injustifié,
En conséquence,
Confirmant en son principe la décision entreprise,
Vu l'article 1382 du code civil, de dire qu'en commercialisant les boîtiers référencés Boîte de connexion B 180, la société Citel s'est livrée à l'encontre de la société SLAT à un acte de concurrence déloyale,
Evoquant pour le surplus sur l'évaluation du préjudice subi,
- de condamner la société Citel à verser à la société SLAT la somme de 2 238 444 F à titre de dommages et intérêts pour le préjudice subi ensuite de cette concurrence déloyale,
- de faire interdiction à la société Citel de continuer à commercialiser la boîte de connexion B 180, et ce, sous astreinte définitive de 10 000 F par infraction constatée,
- d'ordonner la publication aux frais de la société Citel du jugement à intervenir dans trois journaux ou revues professionnelles au choix de la Cour,
- de condamner la société Citel à verser à la société SLAT la somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC,
- de dire que la société Citel supportera les entiers dépens de première instance dans lesquels seront compris les frais d'expertise de M. Vermond, les frais d'expertise de M. Breil, ainsi que les frais de M. Marque et les dépens de l'appel distraits au profit de la SCP Gas.
Sur ce, LA COUR,
Sur les conclusions de l'expert :
Considérant que les conclusions de M. Breil sont les suivantes :
" - les deux plaques SLAT et Citel ont strictement la même fonction,
- les appareils SLAT ne sont couverts ni par des brevets, ni par des modèles déposés,
- ils présentent tous deux des ressemblances, on peut même considérer que l'appareil Citel a été copié sur l'appareil SLAT, tous les détails les constituant sont exactement les mêmes ;
- parmi ces similitudes, la plaque Citel comporte en son centre un trou qui ne présente aucun objectif technique, son absence ne changerait rien en son fonctionnement. Or, le socle de l'appareil SLAT possède un ergot central pour en faciliter la fixation, la présence de ce trou dans la plaque Citel au même emplacement, ne peut avoir comme seul objectif que de lui permettre que de se placer sur un socle SLAT ;
- la fonction de ces appareils est banalisée et il n'existe aucune nécessité à ce que l'appareil Citel soit identique à celui de SLAT, d'ailleurs plusieurs firmes présentent sur le marché des appareils qui assurent exactement les mêmes fonctions... ;
- non seulement les caractéristiques techniques des éléments SLAT et Citel sont identiques, mais la présentation extérieure est également semblable, de telle sorte qu'un technicien même spécialisé des appareils électriques peut parfaitement en acquérir indifféremment d'une marque ou de l'autre sans s'en rendre compte ;
- ils ne peuvent être considérés comme des objets simples ayant un caractère standards éventuellement normalisés tels que des fusibles car il s'agit d'un ensemble complet ayant une application bien définie constituée par un complexe de composants ;
- il ne s'agit pas d'une pièce adaptable,
- l'argumentation selon laquelle les éléments SLAT présenteraient des défectuosités telle que Citel en aurait produit à la demande d'utilisateurs, ne peur être retenu... ".
Sur la commission par Citel d'actes de concurrence déloyale :
Considérant que la concurrence déloyale ayant pour objet d'assurer la protection de la SLAT qui ne peut se prévaloir d'un droit privatif, elle ne saurait être constituée par le seul fait de la fabrication du boîtier de protection litigieux ; qu'elle suppose la réunion d'éléments complémentaires dénotant une attitude fautive, de nature à créer la confusion dans l'esprit de la clientèle ;
Considérant que ces éléments, concernent en l'espèce la similitude technique des boîtiers, non liée à une nécessité technique particulière, au caractère inopérant de quelques différences d'aspect esthétique, et à l'infériorité du prix de revient Citel ;
Sur les similitudes techniques :
Considérant que l'expert s'est attaché tout d'abord à déterminer les similitudes entre les objets en cause et à déterminer s'il pouvait y avoir confusion entre ceux-ci ; qu'il conclut tout d'abord que les deux plaques SLAT et Citel ont exactement la même fonction et ajoute que les deux articles présentent des ressemblances et que l'ont peut considérer que l'appareil Citel a été copié sur l'appareil SLAT, tous les détails le constituant étant exactement les mêmes ;
Que l'expert a adopté à juste titre une analyse chronologique en affirmant " j'ai estimé nécessaire de bien déterminer la firme qui a copié l'autre. Ainsi lors de cette réunion, il n'a pas été contesté que les appareils Citel ont été mis sur le marché très postérieurement à ceux de la société SLAT avec un délai de l'ordre de plusieurs années " ;
Considérant que parmi les similitudes, M. Breil a constaté que la plaque Citel comporte en son centre un trou qui ne présente aucun objectif technique puisque son absence ne changerait rien à son fonctionnement ; que si le socle de l'appareil SLAT possède un ergot central pour en faciliter la fixation, la présence de ce trou dans la plaque Citel au même emplacement ne peut avoir comme seul objectif que de lui permettre de se placer sur un socle SLAT ;
Qu'enfin, non seulement les caractéristiques techniques des éléments SLAT et Citel sont identiques mais la présentation extérieure est également semblable, de telle sorte qu'un technicien même spécialisé des appareils électriques pourrait parfaitement en acquérir indifféremment d'une marque ou de l'autre sans véritablement s'en rendre compte ;
Que l'on est donc bien en présence d'une reproduction servile du produit tendant à créer une confusion;
Sur l'absence de nécessité technique des similitudes :
Considérant que M. Breil relève à cet égard qu'il n'existe aucune nécessité à ce que l'appareil Citel soit identique à celui de la société SLAT ; que celle-ci a remis à l'expert quatre articles tout à fait différents aussi bien en ce qui concerne les dimensions, les dispositions, la présentation, le mode de branchement, les couleurs, aucun d'eux ne pouvant être confondu avec un appareil SLAT ; Considérant que pour faire échec à cette évidence, la société Citel soutient que d'une part, cet article devrait être comparé aux fusibles par définition interchangeables, ou à des pièces détachées adaptables ;
Que s'agissant tout d'abord des fusibles, M. Breil a relevé qu'ils sont soit officiellement, soit dans la pratique internationale normalisés et qu'aucune exclusivité de ces modèles ne peut être revendiquée ;
Que s'agissant ensuite des pièces détachées qui existent dans l'industrie automobile, l'expert a considéré que la fabrication de ces pièces n'est sans doute pas exclue du domaine de la concurrence déloyale, mais que les actions de la part des constructeurs " nécessiteraient des procédures importantes et onéreuse pour un manque à gagner négligeable des sociétés automobiles très inférieures aux frais qui résulteraient de telles procédures si elles étaient engagées " ;
Que l'expert a donc considéré à juste titre, que cette comparaison ne pouvait donner lieu à des enseignements particuliers ;
Considérant que la société Citel soutenait d'autre part que la similitude avait été nécessitée par une demande de la clientèle qui souhaitait qu'elle produise des appareils comparables à ceux de la société SLAT dans la mesure où les articles produits par cette société n'auraient pas été de qualité satisfaisante ;
Considérant cependant que l'expert a relevé que la société Citel n'a, à aucun moment, malgré plusieurs rappels de sa part, fourni de lettres ou d'attestations de cet argument et ayant un quelconque caractère probatoire à cet égard ;
Que cette notion d'interchangeabilité apparaît en réalité motivée par le souci de la société Citel de faire naître une confusion dans l'esprit de la clientèle;
Sur le caractère inopérant des quelques différences d'aspect esthétique :
Considérant que l'expert a encore mis l'accent sur le fait que non seulement les caractéristiques techniques des éléments SLAT et Citel sont identiques, mais que la présentation extérieure est également semblable, de telle sorte qu'un technicien même spécialisé des appareils électriques peut parfaitement acquérir indifféremment d'une marque ou de l'autre, sans d'en rendre compte ;
Que la société Citel met vainement en évidence quelques dissemblances tenant en particulier à la couleur du boîtier (la différence de couleur est d'ailleurs très faible entre beige claire et gris clair, l'existence d'un rainurage), alors qu'en l'espèce, l'élément déterminant pour les acheteurs professionnels était le fait que le boîtier Citel puisse être adapté sur un système initial SLAT ;
Sur l'infériorité du prix de revient Citel :
Considérant que le fait que l'objet reproduit puisse être mis sur le marché à un prix inférieur au produit copié constitue en soi un acte de concurrence déloyale ; qu'un tel prix de revient ne peut en effet être obtenu que par l'économie de la recherche et de la mise au point qui avaient été nécessaires pour le modèle concurrent;
Considérant que Citel a toujours reconnu que la marge sur son produit est très inférieure à celle du boîtier produit par SLAT ; que si la première peut se permettre de commercialiser un produit de cette nature, moyennant une marge bénéficiaire très faible, c'est à l'évidence parce que cette société n'a pas eu à engager de frais de recherche importants pour mettre au point cet article, comme a dû le faire la société SLAT ;
Sur le préjudice :
Considérant que le Tribunal de commerce de Nanterre, par son jugement du 21 janvier 1994, a désigné M. Marque en qualité d'expert avec pour mission de calculer le préjudice subi par la société SLAT ensuite des actes de concurrence déloyale de la société Citel, que M. Marque a déposé son rapport le 17 janvier 1995 ;
Considérant que la société SLAT, se fondant sur les dispositions de l'article 568 du NCPC sollicite que soit évoquée l'évaluation du préjudice qu'elle a subi afin que l'affaire reçoive une solution définitive ; que la société Citel s'oppose à une telle mesure en faisant valoir qu'elle ne saurait se priver du double degré de juridiction ;
Considérant que l'attitude dilatoire de la société Citel résulte du fait qu'elle a elle-même demandé au tribunal de commerce, lors de la reprise de l'instance à la suite du dépôt du rapport, de surseoir à statuer sur l'évaluation des préjudices dans l'attente de l'arrêt à intervenir, alors qu'elle aurait pu laisser le tribunal, statuer sous réserve de l'issue de l'appel au fond ;
Considérant qu'il sera fait droit à la demande d'évocation ; que si l'attitude de la société Citel est imprudente dans la mesure où elle n'a pas pris la précaution de conclure sur le préjudice, au cas où la Cour accueillerait l'évocation de ce chef, attitude qui aurait été de nature à permettre à la Cour de se prononcer en l'état des seules écritures de la société SLAT, il apparaît conforme à une bonne justice de permettre à un véritable débat de s'instaurer sur le préjudice, au regard du rapport de M. Marque ;
Considérant qu'il convient d'ores et déjà de faire interdiction à la société Citel de continuer à commercialiser la boîte de connexion B 180, et ce sous astreinte de 10 000 F par infraction constatée ;
Considérant enfin que l'équité justifie de ne pas laisser à la charge de la société SLAT la charge des frais irrépétibles exposés dans le cadre de la présente procédure ;
Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Dit la société Citel recevable mais mal fondée en son appel, Confirme en son principe le jugement entrepris, Evoquant pour le surplus sur l'évaluation du préjudice subi par la société Lyonnaise d'Appareillages Téléphoniques, Renvoie les parties à la mise en état pour conclure de ce chef, Dit que la société Citel devra conclure avant le 07-01-1997, Dit que la société Lyonnaise d'Appareillages Téléphoniques devra répliquer avant le 04-03-1997, Fixe au 22-04-1997 la date de clôture des débats, Fixe au 28-05-1997, la date de l'audience de plaidoiries, Condamne la société Citel à 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, Réserve les dépens.