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Décisions

CA Paris, 1re ch. B, 28 octobre 1996, n° 96-84458

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Fédération Nationale de la Fourrure, Fédération Française des Métiers de la Fourrure

Défendeur :

Les Trois Suisses France (SA), BDDP (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerin

Conseillers :

Mmes Kamara, Marais

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP d'Auriac-Guizard, Me Bolling

Avocats :

Mes Spalter, Dehors, Dupeux.

TGI Paris, prés., du 16 oct. 1996

16 octobre 1996

LA COUR : - Le 6 octobre 1996, dans le cadre de l'émission intitulée " Culture Pub ", la chaîne de télévision M6 a diffusé un film publicitaire réalisé par la Société BDDP pour le compte de la Société 3 Suisse France.

Ce film présentait un mannequin dont le manteau de fourrure se transforme en un quinzaine de visons vivants qui sautent à terre et vont entourer le catalogue de la Société " Les 3 Suisses " et son logo " Le chouchou " ;

Il était accompagné du slogan " Personne ne porte mieux la fourrure que les animaux ".

Ayant appris que ce film devait être diffusé dans 4.700 salles de cinéma pendant quatre semaines à compter du 16 octobre, la Fédération nationale de la fourrure et la Fédération française des métiers de la fourrure ont saisi le juge des référés sur le fondement de l'article 809 du NCPC en vue d'obtenir l'interdiction de cette diffusion.

Leurs demandes n'ayant pas été accueillies en première instance, elles demandent à la Cour ;

- de constater que le film publicitaire susvisé est dénigrant pour l'ensemble des métiers de la fourrure, en incitant au boycott de leurs produits, et que sa diffusion est de nature à leur causer un préjudice irréparable s'agissant d'un secteur traditionnel de l'économie française en grande difficulté,

- d'ordonner en conséquence l'interdiction immédiate sous astreinte de 500.000 F par infraction constatée de toute diffusion du film publicitaire, commerciale et/ou promotionnelle, même partielle sur tout média audio-visuel et dans tout festival, salon professionnel et plus généralement sur tout support, dès le prononcé de l'arrêt à intervenir,

- de condamner chacune des sociétés intimées à lui la somme de 25.000 F en application de l'article 700 du NCPC.

Formant appel incident, la société Les 3 Suisses et la Société BDDP demandent à déclarer les Fédérations poursuivantes irrecevables à agir. Pour le surplus, elles concluent à la confirmation de la décision entreprise en ce qu'elle a débouté ces Fédérations de leurs prétentions.

La Société BDDP sollicite en outre leur condamnation in solidum au paiement de 100.000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 50.000 F en application de l'article 700 du NCPC, tandis que la Société Les 3 Suisses demande que chacune d'entre elles soit condamnée à lui payer la somme de 25.000 F sur le fondement de cet article.

Sur ce, la cour

Sur la recevabilité

Considérant que les Fédérations appelantes réunissent l'ensemble des syndicats professionnels des métiers de la fourrure , et qu'en application de l'article L 411-11 du code de travail, elles ont qualité à agir pour défendre les intérêts collectifs, des professions qu'elles représentent ;

Que conformément à l'article 12 des statuts de la Fédération nationale de la fourrure, son président se trouve habilité à agir en son nom et que le Président de la Fédération française des métiers de la fourrure justifie avoir été spécialement mandaté par une délibération du 9 octobre 1996 pour engager la présente instance ;

Que le moyen d'irrecevabilité soulevé par les intimées sera donc rejeté ;

Au fond

Considérant que les Fédérations poursuivantes font valoir au soutien de leur demande d'interdiction que le film litigieux constitue un trouble manifestement illicite pour les intérêts des professions qu'elles représentent en incitant la clientèle à s'abstenir d'acheter des manteaux de fourrure ;

Qu'elles sollicitent sur le fondement de l'article 809 du NCPC l'arrêt immédiat de sa diffusion effectuée au début de la période annuelle de vente dans un secteur économique dont le chiffre d'affaires est déjà tombé de 3 milliards de francs en 1990 à 0,7 milliards en 1995 ;

Considérant que les intimées contestent l'illicéité du film incriminé en exposant qu'il s'inscrit dans le cadre des campagnes entreprises en faveur de l'environnement par la Société Les 3 Suisses qui a adopté le slogan " Chouchoutons notre terre " et a été élue " entreprise verte 1996 " ;

Qu'elles revendiquent leur liberté d'expression, en soutenant n'avoir cherché qu'à faire passer de façon humoristique un message en faveur de la protection des espèces animales ;

Mais considérant que même si elles justifient s'être inspirées pour la réalisation de leur film d'un numéro du cirque de Moscou, elles reconnaissent elles-mêmes ne pas avoir poursuivi un but humoristique ;

Que par ailleurs, la Société Les 3 Suisses ne saurait se présenter comme une simple association sans but lucratif participant à un débat d'intérêt général, alors qu'elle est une société commerciale ayant un intérêt personnel à inciter la clientèle à renoncer à l'acquisition de fourrures pour s'orienter vers les produits de substitution qu'elle commercialise ;

Considérant que la véritable finalité du film litigieux a été clairement présentée par l'animateur de l'émission " Culture Pub ", lorsqu'il a souligné que " pour la première fois en France, une marque a entrepris une campagne contre la fourrure animale " ;

Que c'est en vain que les intimées produisent une attestation de ce journaliste déclarant qu'il n'avait fait qu'exprimer son opinion, dès lors que les revues " Stratégies ", " Elle " et le " Figaro Magazine " y ont vu également un " spot anti-fourrure " ;

Qu'il ressort en outre d'une étude d'impact réalisée auprès des spectateurs des salles où ce film a commencé à être diffusé que 76 % d'entre eux l'ont analysé comme une " campagne contre la fourrure " et que cette campagne était de nature à les influencer, puisque 92 % des spectateurs questionnés se sont déclarés " contre le port de la fourrure " ;

Considérant qu'en jetant le discrédit sur le port de manteaux de fourrure et en dissuadant la clientèle potentielle d'en acquérir tout en la détournant au profit des produits de substitution figurant dans le catalogue de la Société Les 3 Suisses, le film litigieux constitue un trouble manifestement illicite de nature à accroître les difficultés déjà rencontrées par les professionnels de la fourrureet que les Fédérations habilitées à les représenter sont fondées à demander l'arrêt de la campagne publicitaire en cours sous l'astreinte qui sera précisée au dispositif;

Considérant toutefois qu'en raison du caractère nécessairement provisoire de cette suspension ordonnée en référé, il appartient aux Fédérations poursuivantes de saisir le juge du fond pour faire statuer sur les autres mesures d'interdiction par elles sollicitées, et que faute par elles d'avoir procédé à cette saisine dans le délai d'un mois, la présente décision cessera de produire effet ;

Considérant que la demande de dommages-intérêts présentée par la Société BDDP pour procédure abusive ne peut qu'être rejetée et qu'il convient d'allouer à chacune des Fédérations poursuivantes la somme de 10.000 F en application de l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs, Confirme la décision déférée en ce qu'elle a déclaré la Fédération nationale de la fourrure et la Fédération Française des métiers de la fourrure recevables en leur action ; La réformant pour le surplus, Ordonne à la Société 3 Suisses France et à son agence de publicité, la Société BDDP, de faire cesser la diffusion du film publicitaire comportant le slogan " Personne ne porte mieux la fourrure que les animaux ", sous astreinte de 500.000 F par jour de retard, passé un délai de 48 heures à compter de la signification de la présente décision ; Impartit aux Fédérations appelantes un délai d'un mois à compter du prononcé du présent arrêt pour saisir le juge du fond du litige qui les oppose à la Société 3 Suisses France et à la Société BDDP ; Dit qu'en cas de saisine du juge du fond dans ce délai, la mesure de suspension prononcée restera en vigueur jusqu'à décision et que dans le cas contraire, elle cessera immédiatement de produire effet ; Rejette la demande de dommages-intérêts présentée par la Société BDDP ; Condamne les sociétés intimées in solidum à payer à chacune des Fédérations appelantes la somme de 10.000 F en application de l'article 700 du NCPC ; Les condamne aux dépens de première instance et d'appel.