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Décisions

CA Toulouse, 2e ch. sect. 2, 18 juillet 1996, n° 84-96

TOULOUSE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Petroni

Défendeur :

Château d'Eau (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Brignol

Conseillers :

MM. Lebreuil, Cousteaux

Avoués :

SCP Sorel-Dessart, SCP Boyer-Lescat

Avocats :

Mes Wenisch, Vouin

TGI Toulouse, du 2 nov. 1995

2 novembre 1995

Madame Nicole Petroni, ancienne salariée de la société Château d'Eau en qualité d'Assistante commerciale junior, et Monsieur Cossard, ancien salarié de la même société en qualité de vendeur-prospecteur ont rejoint l'entreprise concurrente, la société La Fontaine, alors qu'ils n'étaient tenus par aucune clause de non-concurrence.

La société Château d'Eau les assignés tous les deux devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Toulouse en demandant qu'il soient condamnés à cesser toute pratique de concurrence déloyale, et à lui payer 5 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La demanderesse fait valoir :

- qu'après leur départ, des clients lui ont indiqué qu'ils avaient été choqués de l'attitude des défendeurs qui se présentaient comme les anciens commerciaux de la SA Château d'Eau et fondaient leur politique commerciale sur la différence de prix, une location de 50 % moins chère que celle de la société Château d'Eau, ainsi que sur la provenance de l'eau : les Pyrénées pour la fontaine, l'Oise, pour la société Château d'Eau,

- qu'elle en a fait part à la société Fontaine qui lui a répondu qu'elle était intervenue, par écrit, mais sans effet sur les 2 intéressés qui avaient continué,

- que, si l'intégration d'une structure concurrente n'est pas fautive par elle-même, la présentation en qualité d'ancien salarié de la société Château d'Eau et la pratique commerciale fondée sur la comparaison des deux structures constituent la pratique de concurrence déloyale,

- qu'ils ont nécessairement utilisé les connaissances acquises au sein de la société Château d'Eau puisqu'ils ont démarché ses clients.

Les défendeurs ont quant à eux répondu :

- que selon l'argumentation adverse, leur attitude serait susceptible de créer une confusion, alors qu'ils précisent bien que la personne qui les a démarchés était une ex-commerciale de la société Château d'Eau,

- que la demanderesse ne rapporte aucun dénigrement, mais seulement la comparaison d'éléments objectifs, la comparaison des prix, qui ne saurait par elle-même caractériser la concurrence déloyale,

- qu'il n'y a pas eu utilisation de connaissances acquises chez la société Château d'Eau, eu égard aux fonctions qu'ils y exerçaient, à l'identité de la plupart des produits de chaque société, les fontaines provenant d'un même fournisseur et à la publicité des prix,

- qu'il n'y a pas eu détournement de clientèle, la société Château d'Eau se référant à des " futurs clients " et non à des clients et n'établissant pas que ceux qui ont renvoyé des appareils en démonstration, leur aient préféré un autre fournisseur,

- que le démarchage d'un concurrent est licite, le démarcheur fut-il antérieurement salarié du concurrent.

En conséquence, ils ont conclu au rejet des demandes, avec allocations de 10 000 F de dommages-intérêts) chacun outre 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans son ordonnance du 2 novembre 1995, le juge des référés, après avoir souligné qu'aucun juge ne pourrait interdire de manière générique la concurrence déloyale, déjà interdite par la loi et qu'il convenait de rechercher si certains actes précis doivent être interdits, a retenu pour l'essentiel :

- que les deux défendeurs exerçaient effectivement des fonctions commerciales et de contacts avec des clients, soit dans l'entreprise soit chez eux,

- que les défendeurs ne contestent pas s'être rendus chez des personnes dont ils avaient eu l'identité, ou qu'ils avaient rencontrés dans le cadre de leur activité pour le compte de la société Château d'Eau, ni avoir parlé des produits et des prix de la société Château d'Eau.

- que les anciens salariés d'une entreprise doivent montrer une délicatesse particulière envers leur ancien employeur qui leur a nécessairement donné connaissance d'éléments de son entreprise, qui sans être nécessairement secret, méritent au moins la discrétion,

- qu'il convient de retenir comme principe l'obligation de la délicatesse envers l'ancien employeur et la prudence qu'elle implique,

- que le seul moyen de les faire respecter est d'interdire aux défendeurs toute mention de leur ancien employeur, de ses pratiques, de ses prix ou de tout autre élément le concernant, durant une durée suffisante pour enlever toute actualité à leur ancien emploi.

C'est ainsi que le juge des référés imposait cette interdiction aux deux défendeurs, sous astreinte de 2 000 F par infraction pendant 3 ans, en se réservant la liquidation de l'astreinte. En outre, ils étaient condamnés in solidum à payer 4 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Nicole Petroni et Yvan Cossard ont régulièrement relevé appel de cette ordonnance dont ils demandent à la Cour de prononcer la nullité par application des articles 4, 5, 6, 12, 14 et suivants du nouveau Code de procédure civile ; de constater qu'ils n'ont commis aucun acte constitutif de manœuvre déloyale ; de réformer en toutes ses dispositions l'ordonnance déférée et de condamner la société Château d'Eau à verser à chacun une indemnité de 10 000 F à titre de préjudice moral, et une indemnité de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les appelants indiquent tout d'abord qu'ils ont fait l'objet, après leur départ, d'un démarchage systématique de leur ancien employeur.

Ils soutiennent ensuite la nullité de l'ordonnance rendue en indiquant que le juge des référés a statué en application des articles 145, 484 et 808 du nouveau Code de procédure civile, violant ainsi les articles 4, 5, 6, 12, 14 et suivants du même code, car ils avaient été saisis sur le fondement des articles 448 et 449, puis 809 de ce code.

Ils estiment que le juge ne pouvait statuer dans les termes des articles 145 et 808, et qu'en procédant ainsi il a modifié l'objet du litige et directement porté atteinte au principe du contradictoire.

Ils soutiennent également le mal fondé de la décision en soulignant qu'ils n'étaient tenus par aucune clause de non-concurrence et donc placés au sein du libre jeu de la concurrence et il ne peut être mis à leur charge une quelconque " obligation de délicatesse envers leur ancien employeur " de lege ferrenda. Ils estiment que d'anciens salariés, non tenus par une clause de non-concurrence disposent d'une pleine et entière liberté de concurrence, la seule limite étant l'utilisation de procédés déloyaux et que faute de rapporter la preuve des faits précis susceptibles de constituer des actes positifs de concurrence déloyale, toute action sur ce fondement serait vouée à l'échec.

Ils soutiennent ensuite qu'il est inexact d'indiquer qu'ils ne contestent pas s'être rendus chez des personnes dont ils auraient eu l'identité ou qu'ils avaient rencontrés dans le cadre de leur activité chez Château d'Eau et ils soulignent que celle-ci ne rapporte sur ce point aucun élément de preuve.

Ils soutiennent qu'il est fallacieux de retenir, comme l'a fait le juge des référés, qu'il s'agissait manifestement d'un acte de démarchage consécutif à la connaissance que pouvait avoir le salarié de la qualité de client de la société Château d'Eau.

Ils soulignent qu'il n'a jamais été démontré :

- ni que les salariés aient pu travailler sur un listing émanant de la société Château d'Eau,

- ni que les clients qui n'ont pas donné suite au premier contrat aient ensuite contracté avec la société La Fontaine.

Bien au contraire, ils indiquent avoir fourni l'attestation de la société La Fontaine, indiquant que sur six sociétés ayant refusé les produits Château d'Eau une seule fait partie des clients de la société La Fontaine (alors que de surcroît cette société avait des liens personnels avec Monsieur Cossard).

Ils soulignent également comme particulièrement éloquent le fait que la société Château d'Eau a constitué son dossier sur la seule production de pièces émanant de ses propres salariés.

Ils estiment qu'aucun élément de preuve n'a été rapporté de ce que Madame Petroni et Monsieur Cossard aient pu démarcher des clients pour le compte de la société La Fontaine du seul fait des connaissances qu'ils avaient antérieurement acquises au service de la société Château d'Eau.

Selon eux, la présente procédure n'était dictée que par une volonté de nuire aux deux salariés, alors même que la tentative de démarchage systématique à leur égard avait échoué.

La société Château d'Eau conclu au contraire à la confirmation de l'ordonnance déférée et demande la condamnation solidaire des appelants à lui verser 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Elle soutient tout d'abord que le juge des référés n'a pas modifié le fondement juridique de la demande et qu'en application de l'article 92 du nouveau Code de procédure civile, il en avait d'ailleurs le pouvoir, la seule limite étant de ne pas modifier l'objet du litige et de respecter le principe du contradictoire.

Elle rappelle que les appelants ont démarché systématiquement les clients de Château d'Eau, dès leur départ et notamment, Telecom Grand Sud-Ouest, EDF avenue de Muret, France Télécom Blagnac, Direction de la Caisse d'Epargne, Bosch, EDF route d'Espagne, Truffaut, entrepris Archeon et Part'Ners. Selon l'intimé, les appelants se présentent comme ex-commerciaux de Château d'Eau et pour tenter de placer les produits La Fontaine, ils basent leur discours sur la comparaison entre les produits concurrents, tentant de discréditer Château d'Eau, en faisant entendre que l'eau est embouteillée dans le Val d'Oise, alors que celle de La Fontaine provient des Pyrénées. Elle estime qu'il ne s'agit pas de procédés concurrentiels normaux, mais de véritables dénigrements de ses produits. Elle soutient également que constitue un acte de concurrence déloyale le fait de proposer à un client de son ancien employeur un produit à 50 % moins cher, alors que le prix habituel pour les deux sociétés est identique.

A la demande de dommages-intérêts formulés par les appelants elle répond qu'elle n'est pas procédurière et a plutôt tendance à se placer sur le terrain transactionnel, et c'est peut être dans le souci de rechercher une solution amiable que la société Château d'Eau a sollicité ses anciens salariés, ce qui n'exclut pas l'existence de procédés déloyaux, de sorte qu'elle estime qu'aucun dommages-intérêts ne saurait être alloué aux appelants.

Sur quoi

L'ordonnance déférée énonce de façon générique les dispositions législatives applicables en matière de référé devant le Tribunal de grande instance sans accorder en l'occurrence une valeur plus particulière à l'un ou l'autre de ces articles.

En outre, les articles 848 et 849, visés par la société Château d'Eau trouvent leur équivalence dans les articles 808 et 809 du nouveau Code de procédure civile fondant l'ordonnance. Ainsi, faire référence aux articles 808 et suivants ne constitue pas une modification du fondement juridique.

C'est à juste titre que l'intimé fait observer que l'article 145, qui figure effectivement dans le visa de l'ordonnance, n'a cependant pas trouvé application dans le cadre de cette décision puisqu'aucune mesure d'instruction n'a été ordonnée.

Ainsi le juge des référés n'a nullement modifié le fondement juridique de la demande formulée par la société Château d'Eau, et contrairement à ce qui est soutenu par les appelants, l'objet du litige n'a pas été modifié : le juge était saisi d'une demande tendant à faire cesser les actes de concurrence déloyale de sorte qu'en énonçant au seins des motifs les actes déloyaux et en les interdisant le juge a bien statué dans le cadre de la demande.

Il est constant qu'aucune clause de non-concurrence ne s'imposait aux deux appelants, tous les deux anciens salariés de la société intimée. Cependant, ainsi que le rappelle celle-ci, les procédés déloyaux sont interdits et ces procédés contraires à la loyauté commerciale doivent être appréciés en fonction des comportements allégués et de la qualité d'ancien salarié.

Les deux appelants ont démarché les clients de Château d'Eau, dès leur départ de cette société et le nombre des clients démarchés, comme le souligne l'intimé dépasse le simple hasard du libre jeu de la concurrence.

Au cours de leur démarchage de la concurrence, Madame Petroni et Monsieur Cossard commencent par se présenter comme ex-commercial de Château d'Eau auprès des clients de leur ancien employeur, et profitent ainsi de leur ancienne qualité, pour obtenir l'attention de l'interlocuteur et susciter son intérêt, ce qui contribue à créer une confusion dans l'esprit du client de Château d'Eau.

Ensuite, en comparant l'origine des eaux vendues, le Val d'Oise d'une part et les Pyrénées d'autre part, les appelants donnent à penser à leurs interlocuteurs, qu'étant anciens salariés, ils connaissent parfaitement le produit et sont donc en mesure de comparer. De façon sous-jacente, une telle comparaison revient à présenter l'eau distribuée par Château d'Eau provenant du Val d'Oise, comme impure par rapport à celle distribuée par La Fontaine, provenant des Pyrénées.

S'il est vrai que ne constitue pas une concurrence déloyale le fait de prétendre que ses produits sont moins chers que les autres, il n'en reste pas moins que constitue un tel acte de concurrence déloyale le fait de proposer à un client de son ancien employeur un produit 50 % moins cher alors que le prix habituel pour les deux sociétés est identique.

Les appelants utilisent les contrats préalables auprès des clients à un prix déterminé afin de proposer une promotion par rapport à ce prix. La proposition de promotion et ainsi parfaitement ciblée. Il ne s'agit pas en effet de la connaissance d'un prix mais de savoir que ce client paie ce prix, afin de pouvoir immédiatement lui proposer une promotion et discréditer ainsi l'action commerciale de Château d'Eau.

C'est donc à juste titre que le premier juge a interdit aux appelants, toute mention de leur ancien employeur de ses pratiques, de ses prix ou de tout autre élément le concernant auprès des clients de leur employeur actuel ou de personnes qu'ils démarchent pour son compte, sous astreinte de 2 000 F par infraction.

Il convient par conséquent de confirmer l'ordonnance déférée, de condamner les appelants aux dépens d'appel ainsi qu'à verser à l'intimée la somme de 4 000 F.

Par ces motifs, LA COUR, Reçoit les appels jugés réguliers, Confirme l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions, Condamne solidairement Mademoiselle Petroni et Monsieur Cossard aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés par la SCP Sorel-Dessart, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile. Les condamne en outre, et sous la même solidarité à verser à la société Château d'Eau, la somme de 4 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.