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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 10 avril 1996, n° 94-012663

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Laboratoire Vendôme (SA)

Défendeur :

Laboratoires Kisby (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Duvernier

Conseillers :

Mmes Mandel, Marais

Avoués :

SCP Bommart-Forster, SCP Teytaud

Avocats :

Mes Berthat, Greffe.

T. com. Paris, 18e ch., du 18 mai 1994

18 mai 1994

Par acte authentique du 31 mars 1992, la SA Laboratoires Kisby a acquis de Christian Lenartowski et de Pascal Lenartowski le fonds de commerce d'une entreprise qui, depuis 1950 fabrique et commerciale sous la dénomination C. Lenart une série d'eaux florales dont le conditionnement de verre est caractérisé par :

- une contenance de 180 ml,

- une forme étroite et cylindrique, de couleur bleu foncé,

- un bouchon de couleur blanche, revêtu sur son pourtour de six groupes de huit fines stries, légèrement espacés,

- une étiquette de face, de forme rectangulaire recouvrant presque entièrement la moitié du tour du conditionnement portant dans un encadrement la dénomination en caractères anciens du produit (eau d'hamamélis, de bleuet, de roses, de camomille, de romarin et de fleurs d'oranger), la représentation de la plante dont s'agit et la mention du fabriquant,

- une étiquette au dos, de même forme indiquant dans un encadrement, la qualification du produit et de ses propriétés, en français et en anglais et la contenance du flacon.

Alléguant que, depuis 1993, la SA laboratoire Vendôme offrait à la vente une gamme reproduisant ses quatre principaux produits (eau d'hamélis, de bleuet, de roses et de fleurs d'oranger) dans des conditionnements identiques aux siens, la société Laboratoires Kisby a assigné celle-ci, le 27 juillet 1993, devant le Tribunal de Commerce de Paris sur le fondement de la concurrence déloyale.

Par écritures du 2 novembre 1993, la défenderesse a conclu au rejet de la demande.

Par jugement du 18 mai 1994, le Tribunal relevant notamment que le conditionnement Lenart au point que la copie visée ne pouvait " qu'engendrer une confusion d'autant plus à craindre que, s'agissant de magasins GMS, ces types de marchandises sont regroupés côte à côte au même rayon " et que la volonté de reproduire la quali totalité des éléments constitutifs d'un aspect distinctif non imposé par la fonction révélait une intention parasitaire de profiter des efforts promotionnels de la société Laboratoires Kisby, encore renforcée par la mention " véritable eau de Bleuet " qui tendait à jeter la suspicion sur les produits concurrents, a :

- fait droit à la demande en concurrence déloyale,

- interdit à la société Laboratoires Vendôme de poursuivre la commercialisation de ses produits dans le conditionnement litigieux, sous astreinte de 300 F par infraction constatée passé le délai de 15 jours à compter du prononcé du jugement,

- condamné la défenderesse à payer à la société Laboratoires Kisby la somme de 300 000 F à titre de dommages et intérêts,

- ordonné l'exécution provisoire de ces chefs de condamnation,

- autorisé la publication de sa décision dans trois journaux au choix de la demanderesse et aux frais de la défenderesse dans la limite d'un coût global de 50 000 F TTC,

- condamné la société Laboratoire Vendôme à verser à la société Laboratoires Kisby une somme de 30 000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.

La société Laboratoire Vendôme a interjeté appel de cette décision le 31 mai 1994.

Une ordonnance du 7 juillet 1994 l'a déboutée de sa demande aux fins d'arrêt de l'exécution provisoire.

A l'appui de son recours, elle fait valoir que le jugement déféré a été prononcée " au mépris d'un principe fondamental du droit au respect du contradictoire tel que repris par les articles 14 et 16 du Nouveau code de Procédure Civile " et doit de ce fait être annulé.

Sur le fond du litige, elle conteste l'existence de toutes similitudes entre les conditionnements de ses produits et ceux de l'intimée qu'elle accuse d'abus de position dominante au sens de l'article 8.1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Alléguant qu'elle a subi du fait de la procédure un important préjudice, elle sollicite une mesure d'expertise pour en évaluer la réparation ainsi qu'une indemnité provisionnelle d'un million de francs.

Soutenant d'autre part que la société Laboratoires Kisby a déposé à l'Institut National de la Propriété Industrielle le 5 mars 1993 sept marques revendiquant le flacon litigieux avec ou sans habillage dont l'enregistrement n'aurait pas encore été prononcé, et que ces dépôts constituent pour elle une menace, elle expose que celle-ci l'autorise " à demander que ce contentieux de marques soit tranché dans la présente instance " dans la mesure où " il est de l'intérêt d'une bonne administration de la justice que ne soit pas gardé en réserve le moyen de faire renaître le litige après que la Cour d'Appel ait statué ".

Elle poursuit en conséquence la condamnation de l'intimée à renoncer ou à retirer ses dépôts de marque et à en justifier dans le mois du présent arrêt sous astreinte de 5 000 F par jour de retard.

Elle évalue enfin ses frais irrépétibles à la somme de 50 000 F.

La société Laboratoires Kisby réplique :

- sur la procédure, que l'argumentation adverse " est dénuée de tout sérieux ",

- sur le dépôt de ses marques : que la demande de ce chef est " radicalement irrecevable " aux motifs qu'aucune marque n'est invoquée en l'espèce et que cette prétention est nouvelle au sens de l'article 564 du Nouveau code de Procédure Civile.

Sur le fond, après avoir fait observer que le conditionnement qu'elle utilise est original, ancien et connu et identifie au yeux du consommateur la gamme de ses produits, elle soutient que les ressemblances entre celle-ci et les produits de l'appelante sont telles " qu'il est possible d'affirmer que les présentations adoptées par la société Vendôme sont la reprise quasi-servile de la présentation qui, depuis 44 ans, identifie les produits de la société Kisby, seuls sur le marché sous cette présentation jusqu'alors " ;

Elle précise que les caractéristiques de ses propres produits relèvent d'un choix et non pas de nécessités qu'elle qualifie d'inexistantes et sur lesquelles au demeurant l'appelante ne s'explique pas.

Elle ajoute que la société Laboratoire Vendôme " s'est en outre délibérément mise dans son sillage afin de s'introduire sur le marché sans le moindre effort et tirer profit grâce à l'imitation, de la notoriété du produit Lenart " ;

Si elle conclut à la confirmation du jugement, elle fait cependant valoir que le quantum des dommages et intérêts alloués par les premiers juges est insuffisant à réparer son préjudice.

Elle sollicite de fait la désignation d'un expert pour déterminer son indemnisation et l'attribution d'une somme de 800 000 F à titre de provision.

Elle demande de surcroît :

- la publication de la présente décision dans cinq journaux de son choix et aux frais de l'appelante à concurrence d'une somme au moins égale à 30 000 F HT par insertion,

- la condamnation de l'appelante à lui verser la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile.

Sur ce

Sur la procédure

Considérant que si la société Laboratoire Vendôme allègue que les premiers juges n'auraient pas respecté ou fait respecter le principe du contradictoire tel que résultant des articles 14 et 16 du Nouveau code de Procédure Civile, il convient d'observer que :

- assignée le 27 juillet 1993, elle a constitué avocat, et conclut au rejet de la demande le 2 novembre suivant,

- elle a reçu communication des pièces de la partie adverse le 29 décembre 1993.

Que si elle soutient que l'affaire a été appelée pour être plaidée le 23 mars 1994 sans qu'aucun bulletin de procédure n'ait été adressé à son avocat et a été jugée sur les seules explications de la demanderesse, elle ne saurait cependant contester d'une part, que la présente procédure, d'abord fixée à la date susvisée, a été renvoyée au 27 avril puis au 3 mai 1994 pour plaidoiries, d'autre part qu'elle a conclu à nouveau au fond le 18 avril 1994, enfin qu'elle ne rapporte pas la preuve que ses droits aient été bafoués dans la mesure où en dépit d'une convocation à l'audience du 3 mai 1994, elle ne s'est pas présentée devant le juge rapporteur.

Que sa demande en annulation de la décision déférée sera donc rejetée.

Sur la demande principale

Considérant que la société Laboratoires Kisby expose que le conditionnement qu'elle revendique " relève d'une présentation caractéristique qui n'a rien de nécessaire " et qu'en adoptant un conditionnement comportant " la même bouteille de même couleur, le même bouchon de même couleur, la même étiquette blanche encadrée d'un trait faisant le tour de la bouteille, une étiquette allongée de style ancien (dont la différence de taille : 8 cm pour Vendôme au lieu de 9,4 cm pour Kisby est imperceptible à l'examen d'ensemble des produits) ", c'est-à-dire une copie quasi-servile engendrant un indiscutable risque de confusion, la société Laboratoires Vendôme s'est rendue coupable de concurrence déloyale à son préjudice.

Considérant que la société Laboratoires Vendôme réplique que le fait pour l'intimée de se prévaloir du monopole d'un flacon qui ne lui appartient pas, équivaut à une exploitation abusive d'une position dominante, sanctionnée par l'article 8.1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Mais considérant que la société Laboratoires Kisby lui objecte à bon droit qu'elle ne définit pas le marché intéressé ou la partie substantielle de celui-ci qui serait en cause, ne démontre nullement la position dominante incriminée et ne justifie pas de la mise en œuvre d'une exploitation abusive, étant au surplus observé que l'appelante ne formule aucune demande de ce chef.

Considérant que, pour réfuter le grief de concurrence déloyale, l'appelante fait valoir d'une part, que l'intimée n'a pas le monopole des quatre eaux florales qu'elle-même commercialise, d'autre part, que le flacon litigieux de 180 ml, cylindrique de couleur bleue, est un modèle standard fabriqué depuis 50 ans par la société Saint-Gobain-Desjonquères et vendu à de nombreux autres concurrents en France et à l'étranger, dont la contenance est subordonnée à un arrêté du 17 octobre 1984 et la couleur, à un impératif de protection du produit contre la lumière.

Qu'elle soutient enfin que le reproche d'une volonté d'induire en confusion les consommateurs est contredit par les différences de gamme, d'étiquette et de marque.

Mais considérant que la société Laboratoires Kisby ne revendique aucun droit privatif sur les produits commercialisés.

Qu'antérieurement à l'arrêté du 17 octobre 1984 qui précise la contenance que doivent adopter les lotions d'usage général, celle de 180 ml revêtait un caractère arbitraire que ne justifiait aucune contingence technique ou légale, ainsi qu'en témoignent divers flacons de forme et contenance variées utilisés par des fabricants de produits de même nature.

Que, dans ce modèle, la société Laboratoires Vendôme a commercialisé une gamme de quatre eaux florales, reprise des quatre produits les plus vendus de la gamme Lenart.

Que les conditionnements en présence sont constitués l'un et l'autre d'un flacon de mêmes forme et couleur sur lequel se visse un bouchon strié de couleur blanche, revêtu d'une étiquette l'enrobant totalement (Laboratoire Vendôme) ou de deux étiquettes l'enserrant presque entièrement (Laboratoires Kisby) et produisant ainsi le même effet, eu égard à la différence minime de leurs forme et dimensions, portant dans un cadre délimité d'un fin trait les mentions relatives au produit et à la marque ainsi que la reproduction de la plante concernée.

Qu'il en résulte que les premiers juges après avoir exactement observé que l'ensemble constitué par ce choix de flaconnage, qualifié par eux de " rétro ", par l'étiquette blanche d'un format ancien, les caractères d'imprimerie, le dessin stylisé de la fleur volontairement désuets, était très caractéristiques, ont retenu à juste titre que le conditionnement Vendôme s'inspirait directement de celui qu'utilisait depuis plus de quarante ans C. Lenart auquel se substitue la société Laboratoires Kisby etque la ressemblance était telle qu'elle ne pouvait qu'engendrer dans l'esprit de la clientèle une confusion encore aggravée par le fait que ces produits sont regroupés côte à côte dans les magasins de grandes et moyennes surfaces.

Que le Tribunal a, de surcroît, pertinemment relevé que le fait pour la société Laboratoires Vendôme d'apposer sur ses étiquettes la mention " Véritable eau de... " tendait à jeter la suspicion sur les produits concurrents de même que la précision " pure fleur " sur l'eau de fleurs d'oranger.

Considérant que, eu égard à l'importance et à la gravité du dommage en résultant pour la société Laboratoires Kisby dont les produits ont notamment disparu des magasins de grandes surfaces tels que Casino, Carrefour, Rallye au profit de l'appelante, il convient en se fondant sur les éléments d'appréciation versés aux débats d'élever la réparation due par celle-ci à la somme de 500 000 F et de faire droit aux demandes d'interdiction et de publication dans les conditions qui seront précisées au dispositif.

Sur la demande reconventionnelle

Considérant que, par conclusions du 26 janvier 1996, la société Laboratoires Vendôme exposant que l'intimée a procédé à l'Institut National de la Propriété Industrielle de Lille, le 5 mars 1993, au dépôt de sept marques enregistrées sous les numéros 93.458.913 à 93.458.919 pour le flacon seul ou avec étiquettes, a fait valoir qu'elle était bien fondée à solliciter la condamnation de l'intimée à y renoncer ou à les retirer en ce qu'elles concernent les caractéristiques du flacon et à en justifier dans le mois du présent arrêt, sous astreinte de 5 000 F par jour de retard.

Mais considérant que la société Laboratoires Kisby lui oppose à bon droit qu'aucune marque n'a été invoquée par elle dans la présente instance et qu'en tout état de cause, une telle prétention nouvelle devant la Cour, est irrecevable au sens de l'article 564 du Nouveau code de Procédure Civile.

Qu'enfin la société Laboratoire Vendôme qui succombe en son appel, ne saurait se prévaloir à l'appui d'une demande en réparation, des conséquences préjudiciables de l'exécution provisoire dont est assorti le jugement déféré.

Sur les frais non taxables

Considérant que la société Laboratoire Vendôme dont le recours est rejeté, sera déboutée de la demande par elle fondée sur les dispositions de l'article 700 du nouveau code de Procédure Civile.

Qu'il est en revanche équitable d'élever la somme allouée à la société Laboratoires Kisby de ce chef à 40 000 F.

Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a dit la demande de la société Laboratoires Kisby en concurrence déloyale recevable et bien fondée et condamné la société Laboratoire Vendôme aux dépens de première instance, Le réforme pour le surplus et statuant à nouveau, Fait interdiction à la société Laboratoire Vendôme de poursuivre dans le conditionnement incriminé la commercialisation de ses quatre eaux florales et ce sous astreinte de trois cent francs (300 F) par infraction constatée passé le délai de quinze jours à compter de la signification du présent arrêt, Autorise la publication de celui-ci dans trois journaux au choix de la société Laboratoires Kisby et aux frais de la société Laboratoires Vendôme, dans la limite d'un coût de vingt cinq mille francs HT (25 000 F HT) par insertion, Condamne la société Laboratoire Vendôme à payer à la société Laboratoires Kisby les sommes de : - cinq cent mille francs (500 000 F) à titre de dommages et intérêts et de - quarante mille francs (40 000 F) en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de Procédure Civile,Rejette toutes autres demandes, Condamne la société Laboratoire Vendôme aux dépens d'appel, Admet la SCP Bommart Forster titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice de l'article 699 du Nouveau code de Procédure Civile.