CA Toulouse, 2e ch., 11 mars 1996, n° 271-95
TOULOUSE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
DM Ateliers (Sté), Profinox Créations (SARL)
Défendeur :
Inoxyform (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Roger
Président de chambre :
M. Foulon
Conseillers :
MM. Lebreuil, Boutie, Kriegk
Avoués :
Me de Lamy, SCP Boyer-Lescat
Avocats :
Mes Saint-Cricq, Mendelsohn.
La SA Inox Equipement (dite Inoxyform), qui fabrique des meubles de cuisine destinés à des collectivités, assignait la société DM. Ateliers et la SARL Profinox Créations en concurrence déloyale, leur reprochant la copie servile des meubles, le vol de plans de fabrication et le débauchage d'une partie du personnel.
Par jugement en date du 31 mai 1991, le tribunal de commerce de Bayonne, rejetant les exceptions et moyens soulevés par les défenderesses :
- constatait la complicité des sociétés DM Ateliers et SARL Profinox Créations dans leurs agissements en vue de lancer la dernière société,
- constatait que ces sociétés se sont rendues coupables d'acte de concurrence déloyale, caractérisés par le débauchage massif aux dépens de la SA Inoxyform, captation de clientèle, copie en décor des produits,
- ordonnait le sursis à statuer sur l'ensemble des demandes de la SA Inoxyform jusqu'au jugement définitif de la juridiction pénale sur la plainte déposée,
- condamnait in solidum la société DM. Ateliers et la SARL Profinox Créations à consigner au greffe la somme de 500 000 F,
- ordonnait l'exécution provisoire.
Sur appel régulièrement interjeté par la société DM. Ateliers et la SARL Profinox Créations, la Cour d'Appel de Pau, dans un arrêt rendu le 24 juin 1993, réformait ce jugement et déboutait la SA Inoxyform de ses demandes. Elle était en outre condamnée à payer aux deux appelantes la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 20 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.
La chambre commerciale, financière et économique de la Cour de Cassation, statuant sur le pourvoi formé par la SA Inoxyform, dans un arrêt en date du 21 mars 1995, cassait et annulait en toutes ses dispositions l'arrêt de la Cour d'Appel de Pau et renvoyait les parties devant la présente juridiction. La Cour de Cassation fait grief à la décision cassée :
- au visa de l'article 1382 du Code Civil, d'avoir rejeté la demande de la SA Inoxyform aux motifs qu'il n'était pas établi que le personnel ayant quitté cette société pour la SARL Profinox Créations était indispensable à la continuité de la SA Inoxyform et que le fait d'attirer du personnel d'une autre entreprise par un salaire plus attractif ne constitue pas, en soi, une concurrence déloyale sans avoir recherché si le nombre et la qualité des salariés ayant quitté la SA Inoxyform pour être embauchés par la société DM. Ateliers n'avait pas conduit à la désorganisation de celle-là,
- au visa de l'article 455 du Nouveau code de procédure civile, d'avoir rejeté la demande aux motifs d'une part qu'il n'était pas établi que le matériel litigieux soit la copie servile de celui habituellement réalisé par la SA Inoxyform et d'autre part, qu'une similitude décorative, par inversion d'un présentoir frigorifique particulier, n'est pas suffisante pour constituer un acte de concurrence déloyale alors qu'il y a motifs contradictoires.
La présente Cour était régulièrement saisie le 26 avril 1995.
Dans leurs conclusions déposées les 20 septembre et 28 décembre 1995, la société DM. Ateliers et la SARL Profinox Créations soutiennent que la cassation n'a été décidée que par suite d'erreurs de la Cour suprême ; que surtout, elle font valoir :
- qu'aucune copie servile dans les matériels vendus n'est démontrée,
- que le prétendu débauchage des salariés ne pourrait concerner que huit employés sur les vingt huit ayant quitté la SA Inoxyform et que celle-ci s'est également rendu coupable du débauchage de trois de leurs salariés,
- que le vol de plans ou de documents n'est pas prouvé alors que l'information pénale, clôturée par une ordonnance de non-lieu, démontre la maladresse de l'huissier commis lors de la saisie opérée le 14 juin 1990.
Elles contestent donc les actes de concurrence déloyale qui leurs sont reprochés et estiment que la SA Inoxyform ne fait nullement la preuve des 2 700 000 F de préjudice allégués. Elles concluent donc au débouté de la demande et à l'allocation des sommes de 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et manœuvres frauduleuses et de 200 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.
Dans ses écritures déposées les 30 juin et 14 novembre 1995, la SA Inoxyform estime que les premiers juges ont fait une exacte application des règles de droit aux éléments de l'espèce. Elle sollicite donc la confirmation du jugment entrepris mais estime qu'elle fait maintenant la preuve de son préjudice et qu'une somme de 2 700 000 F doit lui être allouée du fait de la concurrence déloyale démontrée. Elle réclame encore la somme de 250 000 F à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive et procédures dilatoires, notamment au plan pénal et celle de 100 000 F HT en remboursement de ses frais irrépétibles.
Sur quoi,
Attendu, et sans qu'il y ait lieu de s'arrêter aux critiques faites par la société DM. Ateliers et la SARL Profinox à l'encontre de l'arrêt rendu par la Cour de Cassation, qu'il suffit de constater que la décision rendue par la Cour d'Appel de Pau est cassée en toutes ses dispositions et que la connaissance complète de l'affaire est soumise à l'appréciation de la présente Cour ;
Attendu en droit que l'action en concurrence déloyale étant fondée sur les principes généraux de la responsabilité civile tels qu'ils découlent des articles 1382 et 1383 du Code Civil, il appartient à la partie qui se plaint de tels agissements de démontrer la ou les fautes commises par ses adversaires, le préjudice incontestable par elle subi ainsi que le lien de causalité entre ces fautes et ce préjudice ;
Qu'au soutien de sa demande, à laquelle il a été fait droit par le jugement, la SA Inoxyform excipe de trois séries de fautes et explique qu'elle justifie d'un préjudice certain en relation avec lesdites fautes ; que les sociétés appelantes contestent cette analyse ;
Sur le vol de documents
Attendu que la SA Inoxyform fait grief au deux sociétés appelantes d'avoir eu en leur possession des plans de travail lui appartenant, ce qui explique la fabrication de meubles copiant ses modèles originaux ;
Attendu qu'il est constant que par ordonnance rendue le 10 juin 1990, la président du tribunal de commerce de Bayonne, sur requête de la SA Inoxyform, commettrait Me Penne, huissier, afin de se faire remettre des documents par la société DM. Ateliers et la SARL Profinox ; que cet huissier instrumentait le 14 juin 1990 et annexait à son procès-verbal un certain nombre de plans de meubles dont certains provenaient de la SA Inoxyform ; que sur plainte de la société DM. Ateliers et de la SARL Profinox pour interposition de documents, une information pénale était ouverte et était clôturée par un arrêt confirmatif de non-lieu rendu le 3 juillet 1992 par la Chambre d'Accusation de la Cour d'Appel de Pau ;
Attendu qu'il résulte de cette information que Me Penne avait pris " à son initiative " dans les locaux de DM. Ateliers des plaquettes de documentations et des photographies ainsi que des catalogues publicitaires ; que dans les locaux de la SARL Profinox, tout un lot de documents lui avaient été remis par Monsieur Coulon et que, sans les avoir côtés ni paraphés ni en avoir vérifié le contenu dont la nature technique lui est totalement étrangère, il avait pris possession de cette documentation ;
Qu'ainsi, et même si la décision de non lieu relève qu'il n'existe aucune charge de contrefaçon, d'altération d'écritures, d'une manipulation frauduleuse, d'escroquerie ou de dénonciation calomnieuse, force est de constater qu'en l'absence des plus élémentaires précautions que l'huissier aurait dû prendre, ce procès-verbal ne saurait faire la preuve du vol de documents allégués et que ce moyen ne saurait être retenu ;
Sur le débauchage de salariés
Attendu que la SA Inoxyform fait grief à la société DM. Ateliers et à la SARL Profinox d'avoir débauché huit de ses salariés afin de désorganiser sa production ; que les sociétés appelantes ne contestent pas cette embauche de huit salariés mais font remarquer que ces embauches se situent dans le cadre de vingt huit démissions de salariés de la SA Inoxyform, que ces salariés n'étaient tenus par aucune clause de non concurrence, qu'ils ne perçoivent pas un salaire supérieur à leur qualification et que d'ailleurs la SA Inoxyform faisait de même en débauchant trois de ses propres salariés ;
Mais attendu qu'il est incontesté :
- que la SARL Profinox embauchait six anciens salariés de la SA Inoxyform tandis que la société DM Ateliers en embauchant deux ;
- que le tribunal relève très exactement les dates précises tant de la création de la SARL Profinox et celles des démissions des salariés de la SA Inoxyform et de leur embauche par cette nouvelle société et que les huit départs considérés ont eu lieu entre le 6 décembre 1989 et le 23 mai 1990 soit en l'espace de cinq mois alors que les vingt huit licenciement allégués se sont établis sur près de deux années (septembre 1988 à mai 1990) ;
- que ces embauches concernent un ingénieur commercial, deux chefs d'ateliers, un employé et des chaudronniers, tous démissionnaires et personnel qualifié, connaissant tant les techniques de fabrication que les clients de la SA Inoxyform et qu'ils allaient exercer leur activité dans un domaine identique à celui qu'ils quittaient ;
Qu'en outre, il apparaît clairement qu'alors que la SARL Profinox n'était créé que depuis le 16 mars 1990, celle-ci exposait le 20 Mars 1990 un meuble qui est argué de copie servile ;
Que les premiers juges relèvent encore à bon droit le rôle prépondérant joué par Monsieur Coulon, premier salarié de la SA Inoxyform à avoir quitté celle-ci pour être embauché par la SARL Profinox qui, associé dans cette dernière, connaissait le personnel de la SA Inoxyform et ses aptitudes, le réseau de distribution et les procédés de fabrication ; qu'il était d'ailleurs tellement impliqué dans sa nouvelle entreprise qu'il n'intervenait personnellement dans la plainte pénale déposée ;
Que cet ensemble de fait démontre la faute commise par la société DM. Ateliers et la SARL Profinox d'autant que peu après le débauchage, divers anciens clients de la SA Inoxyform faisaient exécuter leur commande par les appelantes, ce qui démontre la désorganisation pour la SA Inoxyform qui a suivi ces départs ;
Sur la copie servile
Attendu que la SA Inoxyform fait grief à la société DM. Ateliers et à la SARL Profinox d'avoir copié servilement certains de ces meubles, allant jusqu'à s'inspirer fidèlement de sa marque pour créer une confusion supplémentaire dans l'esprit des clients éventuels ; que les sociétés DM. Ateliers et SARL Profinox contestent ces allégations, indiquant que seul un meuble porte une bande oblique pouvant être semblable et qu'il n'existe aucune confusion quant à la marque invoquée ;
Attendu quant à la marque que la SA Inoxyform que celle-ci commercialisait ses meubles d'une gamme sous l'appellation " G Line 2000 " ; qu'elle explique que la marque utilisée par les sociétés DM. Ateliers et SARL Profinox soit " Prestig Line " est de nature à créer une confusion ;
Que toutefois, cette appellation générique " Line " n'est pas protégée ; que l'amputation partielle du mot " prestige " et la dissemblance des termes est trop importante pour que soit démontrée une confusion possible dans l'esprit du public ; que ce moyen n'est donc pas fondé ;
Attendu quant à la copie servile qu'il résulte d'un procès-verbal établi par l'huissier le 20 mars 1990 que la SARL Profinox exposait lors d'un salon professionnel à Strasbourg un meuble qui était la copie servile de ceux fabriqués et commercialisés par la SA Inoxyform, la seule différence résidant dans l'inversion d'une bande décorative; que les sociétés DM. Ateliers et SARL Profinox indiquent que ce meuble avait été expressément sollicité par un client ;
Qu'un nouveau procès-verbal effectué le 8 juin 1990 dans les locaux du CETT à Rennes démontre la présence dans le restaurant de cette entreprise de meubles identiques à ceux produits par la SA Inoxyform ; que la responsable de ce centre indique d'ailleurs à l'huissier qu'elle avait été contactée en 1989 par Monsieur Garramendia qui représentait alors la SA Inoxyform et qu'elle n'avait pas donné suite à ses propositions commerciales ; que ce représentant l'avait à nouveau contacté et que le nouveau devis accepté était au nom de la société DM. Ateliers ;
Qu'il résulte des pièces régulièrement communiquées et notamment de l'ensemble des photographies produites par la SA Inoxyform que le matériel produit pas les sociétés DM. Ateliers et SALR Profinox correspond en tous points à celui de cette société ; que notamment la présentation générale de l'ensemble, le nombre de cuves, leur disposition, la fixation des consoles, les colonnettes et rampes à plateaux, les placards et vitrines réfrigérées sont identiques dans les deux cas;
Que les sociétés appelantes ne font pas la preuve que ce décor leur était imposé par la responsable du CETT et qu'en toute hypothèse, alors qu'elles avaient été mises en garde précédemment, à l'occasion du salon de Barcelone pour une difficulté semblable, elles devaient refuser de procéder à la copie des meubles de la SA Inoxyform ;
Attendu ainsi que se trouve démontrée la copie servile des meubles de la SA Inoxyform et donc la faute commise par les sociétés DM. Ateliers et SARL Profinox ;
Sur le préjudice
Attendu que la SA Inoxyform indique que son préjudice est extrêmement important, que cette concurrence déloyale lui a occasionné une baisse de son chiffre d'affaire de 26 000 000 F pour l'ensemble de la société ; que, se fondant sur la marge d'exploitation de 10,40%, elle estime son préjudice à 2 734 972 F tandis que, sur la marge brute de 21,59%, elle fixe son préjudice à la somme de 5 677 697 F ; qu'ainsi, elle estime que la somme de 2 700 000 F qu'elle réclame est tout à fait raisonnable ;
Que la société DM. Ateliers et la SARL Profinox contestent cette analyse et se fondent sur un rapport du Conseil d'administration de la SA Inoxyform pour l'exercice clos au 31 décembre 1990 qui indique que la chute des ventes provient de trois causes principales : - la conjoncture générale, - une moindre pression commerciale, - l'apparition d'une concurrence de même niveau ; que ce rapport ne mentionne aucune perte chiffrée leur étant imputable ;
Que ce même conseil d'administration, pour l'exercice clos en 1991, ne fait toujours aucune allusion à la concurrence déloyale invoquée et à ses répercussions mais souligne seulement que la concurrence s'est faite de plus en plus importante et que la nouvelle gamme Cristal est mieux adaptée au marché que la gamme G'Line 2000 par ses prix de revient plus réduits ; qu'enfin, le conseil d'administration, pour l'exercice 1993, reprend la compétitivité de la nouvelle ligne de produits mais fait état de la création d'une nouvelle gamme pour satisfaire le désir de la clientèle ;
Attendu que ces éléments ne peuvent être contestés et qu'ainsi, la SA Inoxyform ne fait pas la relation qu'elle doit démontrer entre les actes de concurrence déloyale retenue et la baisse de son chiffre d'affaire et que la somme réclamée ne saurait être allouée ;
Que toutefois, il est incontestable que les fautes commises par les sociétés DM. Ateliers et SARL Profinox ci-dessus relevées ont créé à la SA Inoxyform un préjudice moral incontestable, en relation directe avec celles-ci et que celui-ci sera réparé, sans qu'il soit besoin de surseoir à statuer, la plainte pénale étant définitivement clôturée, par l'allocation de la somme de 500 000 F ; que le jugement sera réformé de ce chef ;
Sur la demande reconventionnelle
Attendu qu'en l'état de l'admission de la demande principale, il n'y a pas lieu d'examiner la demande reconventionnelle des sociétés appelantes alors que celle-ci ne réclament que des dommages-intérêts pour procédure abusive ainsi qu'une somme en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
Attendu que la société DM. Ateliers et la SARL Profinox, qui succombent dans leurs prétentions et qui sont condamnées au paiement, supporteront in solidum les dépens ;
Que, tenues aux dépens, elles devront payer la SA Inoxyform la somme de 20 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
Attendu qu'il n'est pas démontré une faute dans l'exercice de la voie de l'appel ni l'existence d'un préjudice supérieur à celui inhérent à l'exercice de toute action en justice ; qu'il ne sera donc pas alloué de dommages-intérêts supplémentaires ;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Vu l'arrêt rendu le 21 mars 1995 par la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de Cassation, Reçoit en la forme l'appel jugé régulier, Au fond, confirme le jugement rendu le 31 mai 1991 par le tribunal de commerce de Bayonne en ce qu'il constatait que les sociétés DM. Ateliers et SARL Profinox s'étaient rendues coupables d'actes de concurrence déloyale aux dépens de la SA Inoxyform, Réformant pour le surplus et statuant à nouveau, Condamne la société DM. Ateliers et la SARL Profinox in solidum, à payer à la SA Inoxyform la somme de 500 000 F (cinq cent mille francs) en réparation de son entier préjudice, Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires, Condamne la société DM. Ateliers et la SARL Profinox, in solidum, à payer à la SA Inoxyform la somme de 20 000 F en application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile, Condamne la société DM. Ateliers et la SARL Profinox, in solidum, aux dépens qui comprendront ceux exposés devant la Cour d'Appel de Pau et devant la présente Cour et autorise Maître de Lamy, Avoué, à les recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.