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Décisions

CA Toulouse, 4e ch. soc., 15 février 1996, n° 466-95

TOULOUSE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ciszek

Défendeur :

Lermission, Begue

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Roger

Conseillers :

Mmes Mettas, Tribot-Laspière

Avocat :

Me Carayon

Cons. prud'h. Toulouse, du 20 déc. 1994

20 décembre 1994

Faits et procédure

Iris Begue a été embauché le 3 août 1992 par l'entreprise Desosse 81 en nom propre tenue par Joseph Ciszek.

Il a démissionné le 30 septembre 1993 et a donné un prévis jusqu'au 30 octobre 1993.

Dominique Lermission a été embauché le 25 août 1992 ; le 13 octobre 1993 il a donné sa démission avec un préavis jusqu'au 18 novembre 1993.

Le 16 décembre 1993, Joseph Ciszek a saisi le Conseil de Prud'hommes en paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale à l'encontre de ces deux salariés.

Par jugement du 20 décembre 1994 il a été débouté de ses demandes et Ciszek a relevé appel de ces deux décisions demandant au préalable la jonction des deux procédures.

Moyens et prétentions des parties

Ciszek reproche aux salariés de lui avoir fait perdre un marché important en le dénigrant alors qu'ils étaient encore à son service en déstabilisant l'ensemble des salariés de l'entreprise pour les faire passer à la concurrence.

Il précise que le comportement abusif de M. Begue et de M. Lermission a directement entraîné la résiliation du contrat de désossage dont il bénéficiait avec son client Franvial à Lacaune (Tarn), société au sein de laquelle il travaillait depuis le 8 septembre 1992 pour un chiffre d'affaires d'environ 110 000 F HT par mois.

Ciszek produit des attestations démontrant selon lui le dénigrement dont il a été victime de la part de ses salariés et qui ont été jusqu'à tenter de l'empêcher de recruter du personnel après leur démission et alors que Begue était encore lié à l'entreprise par un contrat de travail.

Ciszek précise que quatre salariés ont ainsi démissionné après Begue, Jauberthie le 17 octobre 1993, Lermission le 18 octobre 1993, et Gomes le 7 juillet 1994.

Joseph Ciszek estime démontrées les manœuvres des salariés qui sont caractéristiques d'un comportement déloyal entraînant la résiliation du contrat de travail à façon qui le liait à son donneur d'ordres.

Il souligne que chacun des salariés travaille au poste qu'il occupait avant son départ de la société Desosse 81 mais pour le compte de la société Codeviandes, demande à la Cour de juger que le comportement des salariés est un comportement déloyal et malhonnête qui lui a causé un préjudice très important, la condamnation de chaque salarié au versement d'une somme de 120 000 F de dommages et intérêts avec les intérêts au taux légal à effet du 30 septembre 1993 par décision spéciale motivée de la Cour conformément aux dispositions de l'article 1153-1 du Code civil, la condamnation de chaque salarié au paiement d'une somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile et la condamnation aux entiers dépens en ce compris les frais engagés en vue de l'exécution forcée s'il y a lieu.

S'agissant de Lermission, Ciszek explique que celui-ci a agi de connivence avec Begue et a participé à la manœuvre de déstabilisation générale des salariés de cette petite entreprise de désossage pour les faire passer à la concurrence.

Selon Ciszek, les pièces produites démontrent l'action malveillante et concertée entre les deux salariés, ce qui justifie la demande de jonction des deux dossiers.

Il ajoute qu'en effet, le rapprochement de ces dossiers permet de faire toute la lumière sur les circonstances et la chronologie des manœuvres de MM. Begue et Lermission qui s'est attaché quant à lui à rendre le climat de travail insupportable par des propos diffamatoires à son encontre et une insubordination constante.

Ciszek rappelle qu'à la suite de l'une des nombreuses altercations qu'il venait de susciter, il l'a mis à pied mais que Lermission a démissionné avant même de recevoir la notification de cette mise à pied.

Ciszek souligne que Lermission constituait le troisième salarié partant un jour à peine après la démission de M. Jauberthie et 18 jours après celle de M. Begue.

Il précise que, début octobre 1993, l'équipe de travail, composée de cinq personnes était décimée des 3/5e ; que Lermission est entré au service de Codeviandes dès le début du mois de décembre 1993 pour exercer des fonctions en tous points identiques sur le même site.

Ciszek demande la condamnation de Lermission au paiement d'une somme de 75 000 F de dommages et intérêts assortis des intérêts au taux légal avec effet du 18 octobre 1993 par décision spéciale motivée de la Cour et sa condamnation au paiement d'une somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, ainsi que la condamnation aux dépens et aux frais engagés pour l'exécution forcée s'il y a lieu.

Begue s'oppose à la jonction de l'instance, estime que des faits différents sont reprochés à lui-même et à Lermission.

Le salarié conteste les attestations produites au seul motif que l'un des attestants Gomes a établi une contre-attestation le 29 juillet 1994 selon laquelle il n'aurait fait que recopier la lettre de Ciszek, cette lettre n'étant que pure invention destinée à favoriser l'entreprise Desosse 81 dans son procès contre Begue et Lermission.

Begue explique que six mois avant son départ de l'entreprise où il était initialement responsable, il avait demandé à être rétrogradé comme simple ouvrier car il ne voulait pas endosser la responsabilité d'un mauvais travail résultant de la direction catastrophique de Ciszek qui n'arrivait pratiquement jamais à l'heure, souvent en état d'ébriété dès le matin alors qu'il occupait le poste moteur de la chaîne et qu'il permettait à certains de ses ouvriers camarades de fêtes pour lui d'arriver aussi en retard ce qui désorganisait complètement la production dont Begue ne pouvait, par voie de suite, supporter la responsabilité.

Il souligne que ce n'est qu'en 1994 qu'il a repris le travail chez Codeviandes, concurrent de Ciszek et qu'il a en réalité été embauché par Codeviandes le 6 décembre 1993 pour travailler d'abord à Gueret.

Begue fait plaider qu'il n'était pas lié par une clause de non-concurrence avec Ciszek, que ce n'est pas la concurrence qui est critiquable mais seulement l'emploi de moyens fautifs qui ne sont nullement démontrés en l'espèce.

Selon le salarié, l'éclatement de l'entreprise Ciszek était contenu dans le comportement lourdement fautif de Ciszek lui-même. Il regrette la responsabilité de la rupture du contrat de travail avec Franvial sur les lourdes fautes commises par l'entreprise dans son travail et rappelle la motivation du Conseil de Prud'hommes qui a souligné que la crainte d'un salarié pour son emploi même partagée avec des camarades de travail ne pouvait constituer un élément de concurrence déloyale et un dénigrement fautif.

Begue conclut à la confirmation du jugement entrepris et à la condamnation de Joseph Ciszek au paiement d'une somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Lermission demande à la Cour de dire qu'il n'y a pas lieu à jonction avec l'affaire diligentée par Ciszek contre Iris Begue s'agissant de parties distinctes et de faits différents.

Au fond, il fait valoir qu'il n'a été engagé par Codeviandes, concurrent de Ciszek qu'après la fin du préavis, à une époque où il avait récupéré sa totale liberté d'embauche ; qu'aucun fait mettant en cause sa fidélité n'est démontré et qu'au contraire les propres écrits de l'employeur rapportent la preuve de l'absence de tout grief touchant à des manœuvres concurrentielles déloyales.

Il explique qu'il a donné sa démission après avoir été sanctionné injustement et s'est engagé auprès de Codeviandes pour sauvegarder son emploi ; il reproche à Ciszek d'avoir été fort désagréable avec lui et d'avoir été par ses " fantaisies fautives " à l'origine de l'éclatement de " Dessose 81 ".

Il conclut à la confirmation du jugement entrepris et à la condamnation de Ciszek au paiement de la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Motifs de la décision

Attendu qu'il apparaît d'une bonne administration de la justice d'ordonner la jonction des deux instances pendantes devant la Cour qui concernent deux salariés ayant quitté l'entreprise dans les mêmes conditions et à la même époque et auxquels sont reprochés des faits identiques ;

Attendu, au fond, que l'action en concurrence déloyale a pour fondement une faute prouvée et l'existence d'un préjudice établi;

Attendu qu'il résulte des attestations de MM. Chevry, Blavy, Delavault et Gomes que Begue a effectivement dénigré Ciszek et tenté d'obtenir le départ des salariés ou leur non-embauche tant pendant son préavis que postérieurement ; que cette manœuvre a été couronnée de succès puisque quatre salariés ont quitté l'entreprise, la laissant en difficulté pour accomplir son travail chez Franvial ;

Attendu que la seconde attestation de Gomes qui ne s'est rétracté que le 29 juillet 1994 juste avant son entrée chez Codeviandes, le remplaçant de l'entreprise Desosse 81 n'enlève pas leur crédibilité aux autres attestations ; que cette rétraction est en effet suspecte ;

Attendu que la rupture du contrat de travail apparaît clairement comme la conséquence de ces départs et de l'entente entre les salariés et la direction de Franvial et non entre les salariés et la direction de Franvial et non comme causée par une exécution défectueuse du contrat ;

Attendu en effet que les salariés démissionnaires ont été réembauchés par la société qui a succédé à Ciszek et occupe les mêmes postes que ceux qu'ils avaient en tant que salariés de celui-ci ; que si la cause de résiliation du contrat avait été la mauvaise exécution de celui-ci, la société Franvial n'aurait pas maintenu en poste les salariés dont s'agit ;

Attendu qu'à supposer, comme l'affirme Begue qu'il ait uniquement tenté de préserver son emploi, il n'était pas nécessaire d'aller jusqu'à faire pression sur les salariés qui devaient être embauchés par Ciszek pour remplacer les démissionnaires afin de les empêcher de reconstituer l'équipe ; que ces faits caractérisent une intention de nuire constitutive d'une faute parfaitement établie ;

Attendu que s'agissant de Lermission, celui-ci a agi de concert avec Begue et a donné sa démission avant même de recevoir un avertissement qui lui reprochait ses propos diffamatoires à l'égard de l'employeur ; que cet avertissement n'a été expédié que le 19 octobre 1993 alors que lui-même a posté sa lettre de démission le 18 octobre 1993 ; qu'il n'a pas contesté les termes de cet avertissement par lesquels il ne peut expliquer sa décision ;

Attendu qu'il est mis en cause indirectement par les attestations dans le déroulement des faits établis à l'encontre de Begue et auxquels il a participé ; qu'il est évident que sans lui, Begue n'aurait pu réussir le transfert de personnels qui a été opéré de la société Debosse 81 à la société Codeviandes pour la reprise du contrat avec la société Franvial ;

Attendu qu'ainsi est établie d'une part la faute des salariés et d'autre part le préjudice subi par Ciszek du fait de la perte du chantier de la société Franvial et le lien de causalité entre les deux ;

Que ces faits sont caractéristiques d'un comportement déloyal ;

Mais attendu que la faute des salariés est atténuée par le comportement de l'employeur tel qu'il est décrit par Jauberthie ; que cette attestation n'est pas contestée dans les conclusions de Ciszek ; que si ce comportement ne justifie pas entièrement les faits de concurrence déloyale établis dans le dossier, ils sont néanmoins de nature à en minimiser la gravité;

Qu'il convient en conséquence de condamner chacun des deux salariés à payer une somme de 15 000 F à Ciszek et une autre de 3 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure civile ;

Attendu que les deux salariés devront supporter solidairement la charge des dépens ainsi que les frais d'exécution forcée si nécessaire ;

Attendu qu'il n'y a pas lieu à l'allocation des intérêts au taux légal à compter de la démission de chacun des deux salariés ; que les dommages et intérêts ne peuvent prendre effet en ce qui concerne les intérêts au taux légal qu'à partir du jour de leur prononcé ;

Qu'ainsi les intérêts au taux légal ne pourront commencer à courir qu'à compter de la notification du présent arrêt ;

Par ces motifs, Réformant en toutes leurs dispositions les deux jugements du 20 décembre 1994, Ordonne la fonction entre les deux procédures enrôlées sous les numéros 467-95 et 466-95, Dit et juge que le comportement de MM. Begue et Lermission est constitutif de faits de concurrence déloyale ayant entraîné la perte de marché pour l'entreprise Desosse 81, Condamne en conséquence chacun des salariés à régler à Joseph Ciszek une somme de 15 000 F de dommages et intérêts et une autre de 3 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, Dit que les intérêts au taux légal commenceront à courir à compter de la notification du présent arrêt, Condamne les salariés solidairement aux dépens en ce compris les frais d'exécution forcée du présent arrêt si nécessaire.