CA Bordeaux, 2e ch., 18 décembre 1995, n° 91002542
BORDEAUX
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Chambon (SA), Motoculture d'Aquitaine (Sté)
Défendeur :
Girondine d'exploitation commerciale (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bouscharain
Conseillers :
Mlle Courbin, M. Ors
Avoués :
SCP Julia, SCP Labory Moussie Andouard
Avocats :
Mes Bonneau Laplagne, Maysounabe.
Par jugement du 22 mars 1991, le Tribunal de commerce de Bordeaux a condamné la société Chambon et la société Motoculture d'Aquitaine à payer à la société Girondine d'exploitation commerciale une indemnité de 500 000 F et 10 000 F par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Le 16 mai 1991, les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine ont relevé appel de ce jugement.
Par arrêt du 6 septembre 1993, la Cour, retenant que l'attitude des appelantes avait été gravement abusive et approuvant le principe de la décision attaquée, a ordonné une expertise tendant à recueillir les éléments susceptibles de caractériser l'existence et l'importance du préjudice allégué.
L'expert a déposé le 8 juillet 1994, rapport de ses opérations, concluant à ce que pour la période du 10 octobre 1989 au 10 octobre 1990, le préjudice pourrait être estimé à 1 406 000 F et sur la période du 10 octobre 1989 au 8 février 1990, soit à 367 000 F soit à 395 000 F.
Par conclusions du 10 janvier 1995, les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine prient la Cour de juger que le préjudice subi par la société Girondine d'exploitation commerciale - Sogec - concerne la période du 10 octobre 1989 au 8 février 1990, de débouter cette société du chef de sa demande relative à la vente des matériels de marque Fiat-Geotech, s'en remettant à justice sur l'évaluation relative à l'embauche du personnel et, sollicitant la restitution de la somme de 344 000 F.
Elles soutiennent qu'elles ne doivent répondre d'actes de concurrence déloyale que pour la période du 10 octobre 1989, date de la rupture des relations commerciales entre les société Fiat-Geotech et Sogec et le 8 février 1990, date à laquelle la société Chambon est devenue concessionnaire, ce dont la société Sogec avait convenu en cours d'expertise.
Elles évoquent également les énonciations de l'arrêt rendu le 13 janvier 1993 par la Cour d'appel de Paris en vertu duquel la société Sogec a été indemnisée par la société Fiat-Geotech, estimant que celle-ci ne peut être indemnisée deux fois pour un préjudice identique.
Elles s'en remettent à justice sur le préjudice lié à l'embauche des personnels.
Par conclusions du 13 octobre 1995, tendant aux mêmes fins, les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine contestent la demande tardive de la société Sogec tendant à l'organisation d'un complément d'expertise. Elles font état des nombreux dires déposés par la société Sogec en cours d'expertise et affirment que cette société ne prouve pas ces contestations. Elle soutiennent que la société Sogec demande d'être indemnisée au titre de la vente des matériels agricoles ce qui correspond au préjudice relatif à la perte de chiffre d'affaires retenu par la Cour d'appel de Paris.
La société Sogec a conclu le 4 octobre 1995 demandant pour l'essentiel la condamnation solidaire des sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine à lui payer 4 265 000 F et 10 000 F par appel abusif et dilatoire ainsi que 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Subsidiairement, elle sollicite un complément d'expertise.
Elle soutient qu'il convient de tenir compte de la période du 10 octobre 1989 au 10 octobre 1990 pour retenir les éléments d'évaluation de son préjudice, le 10 octobre 1990 étant la date d'expiration normale du préavis, cette période d'un an étant au surplus nécessaire pour reformer le personnel remplaçant celui détourné par la société Chambon, le fait que la société Chambon ait, à compter du 8 février 1990, bénéficié d'un contrat avec la société Fiat, ne change rien au fait que, pendant la durée du préavis, elle pouvait continuer les ventes de matériel Fiat.
Elle approuve l'arrêt avant dire droit d'avoir retenu la concurrence déloyale et fait état d'éléments de preuve du démarchage de la clientèle.
Elle soutient que le préjudice dont elle demande réparation dans la présente instance est différent de celui qui a été indemnisé par l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 13 janvier 1993 qui concerne la prime " full line " et l'indemnisation de la rupture abusive des relations contractuelles.
Elle soutient que pour la détermination du préjudice lié à la vente de matériel, il y a lieu de tenir compte non seulement du chiffre d'affaires réalisé mais également de l'accroissement du carnet de commandes. En outre, il y a lieu de tenir compte en sus des machines, de la vente des pièces détachées et de la privation du bénéfice des réparations. Elle fait grief à l'expert de n'en avoir pas tenu compte et de s'être borné à organiser une seule réunion d'expertise. Elle invoque aussi la perte de chiffre d'affaires lié à la vente de matériel d'occasion. Ainsi, elle évalue son manque à gagner à 3 802 519 F.
Elle fait état des coûts liés au débauchage du personnel qu'elle évalue à 300 000 F pour deux voyageurs, à 430 000 F pour un cadre commercial et à 31 000 F pour un chef d'atelier.
Elle fait également état du préjudice lié au détournement de son fichier client et exploitation par l'effet du débauchage de son personnel.
Par conclusion du 9 octobre 1995, elle fait valoir que son préjudice se situe entre 4 265 000 F et 4 563 519 F.
L'instruction a été close le 16 octobre 1995.
Sur quoi :
Attendu qu'il résulte des productions que la société Sogec était depuis 1962, en relations d'affaires avec la société Fiat qui, par trois contrats des 2 janvier et 23 décembre 1985, lui a confié comme concessionnaire exclusif, la vente de la totalité des modèles de sa fabrication ;
Que ces contrats conclus sans détermination de durée, pouvaient être résiliés moyennant un préavis d'une année ; que la société Fiat-Geotech a résilié ces contrats par lettre du 10 octobre 1989 ;
Attendu qu'il est justifié que, pendant la durée du préavis, les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine qui n'ignoraient rien de cette situation, ont à la fois débauché divers salariés de la société Sogec, notamment le directeur commercial de celle-ci, et démarché les clients de cette société indiquant que celle-ci ne serait pas en mesure d'exécuter les commandes reçues et d'assurer la continuité du service après vente et parvenant même à obtenir l'annulation de commandes;
Qu'ainsi que l'a retenu le tribunal et l'a relevé le précédent arrêt de cette Cour, les faits de concurrence déloyale reprochés par la société Sogec aux sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine sont caractérisés ;
Attendu qu'eu égard aux dispositions contractuelles, aucune partie ne discute que la société Sogec ne puisse prétendre à obtenir l'indemnisation d'un préjudice excédant la date du 10 octobre 1989 au 10 octobre 1990 ; que néanmoins, les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine estiment ne pouvoir être tenues à indemnisation pour la période postérieure au 8 février 1990, date à laquelle elles ont obtenu de la société Fiat-Geotech le bénéfice de la concession antérieurement attribuée à la société Sogec ; que, cependant la connaissance qu'elles avaient des droits de la société Sogec pendant la durée du préavis de rupture des contrats qui la liaient à la société Fiat-Geotech ne leur permet pas de trouver, dans la souscription du contrat de concession du 8 février 1990, la justification des actes de concurrence qu'elles ont accomplis après cette date au préjudice de la société Sogec ;
Qu'il y a donc lieu de prendre en considération la période du 10 octobre 1989 au 10 octobre 1990 ;
Attendu que les sociétés appelantes prétendent que la société Sogec n'est pas fondée à obtenir, dans la présente instance, la réparation d'un préjudice lié à la vente de matériels agricoles dont elle a demandé par ailleurs l'indemnisation à la société Fiat-Geotech ;
Qu'à cet égard, il apparaît que par arrêt du 13 janvier 1993, la Cour d'appel de Paris avait condamné la société Fiat-Geotech à payer à la société Sogec la somme de 1 190 787 F au titre de la prime " full line " et une indemnité d'un million de francs réparant notamment la perte de chiffre d'affaires, l'augmentation des stocks et la baisse des commandes ; que toutefois, cette dernière disposition de l'arrêt a été cassée et il n'est pas justifié que la juridiction de renvoi aurait statué ; qu'ainsi, contrairement à ce que prétendent les sociétés appelantes, il n'y a pas lieu d'exclure du préjudice à indemniser le préjudice résultant de la perte sur la vente des matériels agricoles ;
Attendu que pour parvenir à l'évaluation de ce chef de préjudice, l'expert a pris en compte les ventes de matériel de marques concédées réalisées par les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine dans le secteur concédé à la société Sogec ainsi que les commandes passées avant le terme du préavis et facturées postérieurement à cette date ; que l'expert aboutit ainsi à une perte de chiffre d'affaires de 18 536 836,72 F ; que l'expert a retenu un taux de marge brute de 17 % correspondant sensiblement aux taux constatés pour les exercices 1988 et 1989 de la société Sogec et propose de tenir compte d'une réduction de frais d'exploitation induite par la disparition de l'activité concédée qu'il a évaluée à 1 956 000 F ; qu'il aboutit ainsi à une perte de marge nette de 1 195 000 F ;
Attendu que les sociétés appelantes, qui critiquent le principe même de l'indemnisation à ce titre, n'émettent aucune contestation de la méthode utilisée par l'expert ni de la proposition de celui-ci ; que la société Sogec qui développe diverses critiques contre les opérations d'expertise, retient néanmoins le mode d'évaluation et la méthode proposée par l'expert, tant en ce qui concerne le montant du chiffre d'affaires perdu que le taux de marge brute et la déduction des frais d'exploitation liés à la disparition de l'activité concédée ; qu'ainsi, la proposition de l'expert sera retenue ; attendu toutefois que la société Sogec reprenant les éléments pris en compte par l'expert, fait observer qu'elle réalisait également un chiffre d'affaires sur les pièces détachées qui représentaient 25,50 % du chiffre d'affaires relatif au matériel, un chiffre d'affaires sur le matériel d'occasion qui représente 19 % du chiffre d'affaires du matériel, et un chiffre d'affaires lié aux réparations, représentant 6,5 % du chiffre d'affaires du matériel ;
Attendu que les pourcentages avancés par la société Sogec se déduisent des chiffres relevés par l'expert ; que si l'évolution de chacune des rubriques retenues - vente de matériels neufs, vente de matériels d'occasion, vente de pièces détachées, main d'œuvre liée aux réparations - n'est pas rigoureusement parallèle, la proposition de la société Sogec d'évaluation des différents chiffres d'affaires perdus sur la vente des matériels ne peut être retenue car, elle aboutit à des résultats discordants par rapport à l'évolution de chacun des postes de chiffres d'affaires concernés, sans qu'une explication quelconque soit proposée ;
Que la Cour est conduite à prendre en considération le fait que la perte de chiffre d'affaires, sur le matériel neuf, acceptée par les parties, représente 64,7 % de la différence de chiffre d'affaires réalisé à ce titre de 1989 à 1990, et à appliquer ce pourcentage pour des catégories invoquées par la société Sogec ;
Qu'ainsi pour les pièces 64,7 % de la différence entre les réalisations de 1989 et 1990 (4765682) représente 3 083 396 F soit une marge brute de 524 177 F ;
Que pour le matériel d'occasion le même pourcentage sur la différence entre les réalisations de 3 429 151 F représente 2 218 660 F et donc une marge brute de 377 172 F ; qu'en ce qui concerne la main d'œuvre liée aux réparations, 64,7 % de la différence s'élève à 505 640 F, soit ensemble 1 406 989 F qu'il convient d'ajouter à la somme de 1 195 000 F proposée par l'expert, soit ensemble 2 601 989 F ;
Attendu que la société Sogec demande une indemnisation spécifique au titre du coût de formation de personnel performant ; que les justifications qu'elle produit, à partir de l'enquête d'un syndicat, ne prouvent pas qu'elle a réellement exposé des frais correspondant au coût estimé par ce document ; que la Cour ne peut les retenir et ce d'autant que la société Sogec ne justifie pas avoir recruté des personnels sans formation pour remplacer les salariés qui l'ont quittée ; que l'expert a chiffré une proposition fondée sur l'hypothèse de l'amortissement de la formation sur la durée de la carrière du salarié ;
Que cette proposition, qui n'est pas sérieusement discutée, sera retenue, la perte subie à ce titre étant évaluée à 211 000 F ;
Attendu que les fautes des sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine ayant concouru indivisiblement à la réalisation du dommage, celles-ci devront en supporter in solidum l'indemnisation ;
Attendu que la société Sogec, qui invoque le détournement du fichier client et exploitation, ne produit aucune justification à ce titre et doit être déboutée de sa prétention ;
Attendu que la société Sogec ne caractérise pas un abus d'appel à la charge de ses adversaires ; qu'elle ne prouve pas davantage un préjudice en relation avec cet abus prétendu ;
Qu'elle sera déboutée de sa demande d'indemnité à ce titre ;
Attendu que, perdant sur l'appel, les société Chambon et Motoculture d'Aquitaine, supporteront in solidum les dépens et participeront en équité, à concurrence de 20 000 F aux frais exposés en défense par leur adversaire ;
Par ces motifs : LA COUR, Vu son arrêt en date du 6 septembre 1993, Déclare mal fondé l'appel des sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine et partiellement fondé l'appel incident de la société Sogec contre le jugement rendu le 22 mars 1991 par le Tribunal de commerce de Bordeaux, Réformant ce jugement et statuant à nouveau : Condamne in solidum les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine à payer à la société Sogec la somme de 2 812 989 F en réparation du préjudice causé par leur actes de concurrence déloyale, ainsi que la somme de 20 000 F par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, Déboute la société Sogec de sa demande d'indemnité pour appel abusif et dilatoire, Condamne in solidum les sociétés Chambon et Motoculture d'Aquitaine aux entiers dépens, Autorise la SCP Labory Moussie Andouard, avoués associés, à recouvrer directement sur les parties condamnées, tenues in solidum, ceux des dépens qu'elle a pu avancer.