Livv
Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 17 novembre 1995, n° 94-14557

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Chrono Formes (SA)

Défendeur :

Express Formes (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Leclercq

Conseillers :

MM. Bouche, Le Fevre

Avoués :

Me Kieffer Joly, SCP Bommard Forster

Avocats :

Mes Alcabas Duminy, Jourde.

T. com. Bobigny, 5e ch., du 17 mars 1994

17 mars 1994

LA COUR : La société anonyme Express Formes a pour objet la fabrication de formes et d'outils de découpe et de façonnage de matériaux. Son personnel, composé au 31 juillet 1992 de dix salariés travaille dans des ateliers situés au siège de la société à Bagnolet -93-.

Le 2 juin 1992 son chef d'atelier Alain Sangin a démissionné et quatre autres salariés l'ont imité. Une société Chrono Formes créée le 24 août 1992, dirigée par Alain Sangin à l'objet identique s'est installée à Rosny sous Bois (93) à quelques kilomètres de Bagnolet. La société Express Formes prétend que sa clientèle a été systématiquement démarchée par la nouvelle entreprise et que cette concurrence revêt un caractère déloyal.

Saisi d'une assignation en dommages-intérêts délivrée le 11 juin 1993 à la requête de la société Express Formes, le Tribunal de Commerce de Bobigny par jugement du 17 mars 1994,

- a déclaré la société Chrono Formes coupable d'actes de concurrence déloyale ouvrant droit à réparation,

- et, avant dire droit sur l'indemnisation des préjudices subis par la société Express Formes, a confié à Monsieur Hazard une mission d'expertise aux frais avancés de la société demanderesse, et a réservé la charge des dépens ;

La société Chrono Formes a fait appel de cette décision dont l'exécution provisoire réclamée par la société Express Formes a été exclue par ordonnance du conseiller de la mise en état du 2 décembre 1994.

Elle observe que la société Express Formes a attendu une année après la démission de son chef d'atelier pour introduire son action en concurrence déloyale et procède, pour nier toute déloyauté, à une analyse systématique des critiques faites à son comportement, qu'il s'agisse de l'imitation du nom de la société Express Formes de la désorganisation malicieuse de son activité par un départ concerté de son personnel que l'appelante conteste avoir débauché, et du détournement d'une clientèle qu'elle s'est contentée de prospecter sans dénigrement à l'aide d'une simple lettre circulaire. Elle conteste le préjudice allégué que la société Express Formes ne prouve pas et qui, à le supposer réel, n'aurait pas de lien de causalité avec la création de la société Chrono Formes.

L'appelante conclut donc à l'infirmation du jugement déféré et à la condamnation de l'intimée à lui verser 20 000 F hors taxes par application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

La société Express Formes demande au contraire la confirmation du jugement en ce qu'il a constaté la concurrence déloyale et la responsabilité de la société Chrono Formes dans les difficultés financières qu'elle a rencontrées. Elle demande 2 000 000 F à titre de dommages-intérêts et subsidiairement une expertise d'évaluation de ses préjudices. En toute hypothèse elle sollicite 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Elle prétend que les dernières pièces produites par l'appelante apporteraient, contrairement à ce qu'elle entend en déduire, la preuve de la désorganisation de ses facultés de fabrication par le débauchage de ses techniciens essentiels.

MOTIFS DE LA COUR

Considérant que des actes de concurrence ne deviennent déloyaux et susceptibles à ce titre d'obliger leurs auteurs à en réclamer les conséquences dommageables, que s'ils revêtent par leur gravité, leur absence d'ambiguïté et le plus souvent par leur accumulation le caractère d'une entorse au jeu normal de la concurrence commerciale fondé sur la liberté d'entreprendre et l'émulation entre entreprises poursuivant un même objet ;

Qu'ainsi ni la démission d'un chef d'atelier qu'aucune clause contractuelle de non-concurrence ne liait à la société Express Formes, ni la création par ses soins d'une entreprise ayant le même objet social que celui de l'ancien employeur ne peuvent être qualifiées en elles-mêmes d'actes déloyaux ;

Qu'en revanche un ensemble d'actes de concurrence qui ne sauraient individuellement caractériser la déloyauté peuvent constituer par leur réunion l'agression transgressant les usages du commerce et les règles saines du jeu économique et par tant l'abus de la liberté commerciale d'entreprendre et ouvrir droit à des dommages intérêts ;

Considérant que la société Express Formes entend démontrer qu'Alain Sangin et la société Chrono Formes qu'il a créée, ont commis des actes de concurrence déloyale qu'elle classe en deux rubriques ; l'utilisation de moyens de confusion, et la désorganisation de sa production et de la prospection ;

Les moyens de confusion

Considérant que le choix pour la nouvelle société créée par Alain Sangin d'un nom proche de celui de la société qu'il venait de quitter, pouvait déjà prêter à confusion ; que " Chrono Formes " renvoie en effet directement à " Express Formes et exprime la même idée de réalisation rapide de formes;

Que s'il est certain que la société Express Formes qui n'est pas seule à exercer l'activité de formiste, ne peut prétendre à l'exclusivité d'une dénomination aussi banale que la sienne, l'ouverture à proximité de son siège, d'un atelier concurrent s'adressant au même type de clientèle du même secteur géographique sous le nom très proche de Chrono Formes ne pouvait que créer une ambiguïté; qu'à titre d'illustration il suffit de rappeler les erreurs incontestées de transmission de documents commises par des transporteurs communs ;

La désorganisation de la société Express Formes

Considérant que la société Express Formes prétend que la société Chrono Formes a débauché son personnel ce qui lui aurait permis tout à la fois de se dispenser de former ses salariés et de désorganiser son concurrent le plus direct ; que le débauchage pour être ainsi qualifié, implique que des moyens déloyaux aient été utilisés pour inciter les salariés débauchés à quitter leur employeur ;

Que s'il est difficile de suspecter un débauchage dans la démission le 2 juin 1992 d'Alain Sangin, le chef d'atelier, et dans celle le 15 juillet suivant de Marc Maurin, le chef monteur, puisque ceux-ci se sont associés pour créer la société Chrono Formes dont ils ont souscrit respectivement 25 % et 20 % du capital, la démission quasi simultanée entre le 24 août et le 18 septembre de la même année 1992 de deux des trois monteurs formistes et d'un des deux dessinateurs sur CAO de la société Express Formes et leur embauche immédiate par la société Chrono Formes ne peut relever du seul hasard ; qu'il convient d'observer qu'en période de crise économique, il n'est pas habituel que des salariés bénéficiant de 5 à 10 ans d'ancienneté au sein de la même entreprise la quittent de leur plein gré, quand bien même les rapports sociaux se seraient-ils dégradés, s'ils n'ont pas obtenu au préalable l'assurance de ce qu'une autre société les embaucherait ;

Qu'il ne peut être contesté que la société Express Formes a perdu en un mois la moitié de son personnel de production dont les plus expérimentés, et en a ressenti de graves inconvénients affectant la qualité de son travail et provoquant l'insatisfaction de ses clients;

Que la société intimée explique cette insatisfaction dont il n'était aucunement fait état avant la démission d'Alain Sangin, par la désorganisation interne provoquée par le départ de cinq de ses neufs agents de production choisis parmi les plus performants alors que lui restaient deux aides formistes et la comptable et qu'elle n'avait pas d'autre issue que de recruter de nouveaux salariés qu'il lui a fallu initier aux taches spécifiques et aux règles d'un travail d'équipe ;

Qu'une lettre de mars 1993 dans laquelle la société anonyme Viquel, ancienne cliente de la société Express Formes, signale à la société Chrono Formes les problèmes techniques rencontrés avec son ancien fournisseur pour recommander son nouveau fournisseur d'apporter des soins particuliers à ses commandes, confirme la désorganisation de la société Express Formes ; qu'il ne peut en être autrement de deux licenciements l'un pour faute grave et l'autre pour cause économique auxquels la société Express Formes a dû procéder au cours de sa réorganisation ;

Considérant que l'appelante se prévaut d'attestations rédigées par les salariés transfuges qui toutes dans des termes certes variés, se plaignaient du mauvais climat régnant à les croire dans la société Express Formes depuis un changement de direction en 1991 et de l'absence de perspective de promotion ;

Que ces attestations n'ont pu être rédigées cependant qu'à la demande du nouvel employeur ; que les accusations qu'elles comportent ne sont corroborées par aucun élément concret dont l'impartialité ne puisse être suspectée ; qu'elles sont contredites par Philippe Verger le comptable de la société Express Formes, qui affirme qu'aucun conflit n'avait opposé Alain Sangin et le nouveau directeur qui lui avait laissé au contraire toute liberté pour gérer l'atelier ; que le Tribunal a eu raison d'écarter des débats l'ensemble des attestations de salariés, les jugeant par trop suspectes ;

Considérant que la société Express Formes a certes eu tort de refuser de produire aux débats le registre des entrées et sorties de son personnel sous le fallacieux prétexte de se soustraire à un risque peu évident de nouveaux débauchages ; que la société Chrono Formes n'avait cependant pas besoin de ce registre pour faire état d'autres défauts que ceux incriminés s'il s'en était produit ; qu'Alain Sangin ne pouvait les ignorer ; que les démissions critiquées ne sont au surplus pas contestées ;

Qu'il importe de même peu que le départ de certains salariés de la société Express Formes n'ait pu avoir pour objectif et pour effet un détournement de clientèle, puisque aucun de ces salariés en dehors d'Alain Sangin n'occupait de poste commerciale ou de direction; que la désorganisation enfin d'un atelier de production peut-être plus lourde de conséquences dommageables que celle d'un service commercial;

Qu'une lettre de la société SM Sérigraphie selon laquelle cette clientèle aurait réduit ses activités avec les sociétés Express Formes et Express Coupes bien avant le départ d'Alain Sangin, " suite à des postes de fabrication que ces sociétés ont refusé d'assurer " , confirme au surplus qu'Alain Sangin bien qu'exerçant la fonction de responsable d'atelier au sein de la société Express Formes, avait en fait des contacts directs avec la clientèle et contredit l'argument avancé par la société Chrono Formes selon lequel aucun des salariés démissionnaires n'occupait une fonction commerciale ; qu'il s'en suit que la société Chrono Formes n'apporte pas la preuve de ce que les démissions simultanées des salariés de la société Express Formes qu'elle s'est empressée d'embaucher, aient eu une raison autre que la création concertée d'une nouvelle structure au sein de laquelle ils pourraient continuer à travailler sous les ordres d'Alain Sangin ; qu'elle l'apporte d'autant moins que selon deux attestations de Philippe Verger et de Marc Labarthe restés fidèles à la société Express Formes. Alain Sangin était " le patron " et " l'arrivée d'un nouveau propriétaire (de la société) n'avait rien changé à cela " ;

Considérant que la société Chrono Formes affirme qu'elle a démarché de façon parfaitement régulière les professionnels susceptibles de lui passer commande ; que la société Express Formes le conteste et en veut pour preuve le choix fait par son concurrent de prospecter en région parisienne sa propre clientèle composée essentiellement d'imprimeurs et parfaitement familière pour Alain Sangin ; que l'on peut d'ailleurs lire sur une télécopie publicitaire adressée par la société Chrono Formes non pas à des nouveaux clients mais à ceux de la société Express Formes : " Vous pouvez être assurés que l'équipe de formistes confirmés de Chrono Formes vous apportera l'attention la plus scrupuleuse à l'exécution de vos ordres " ;

Que la société Chrono Formes a ainsi tenté de réaliser ses premières affaires avec les clients de l'ancien employeur et fait état auprès d'eux de la présence au sein de la nouvelle entreprise de l' " équipe confirmée " à laquelle ils étaient habitués ; qu'elle y a réussi puisqu'elle a connu un développement rapide de ses ventes cependant que la société Express Formes voyait son chiffre d'affaires chuter ;

Considérant qu'il est ainsi établi que la société Chrono Formes en alliant des choix de dénomination, de siège et de secteur d'activité de nature à créer la confusion, au transfert concerté d'une société à l'autre des éléments essentiels du personnel de production et en prospectant la clientèle de la société Express Formes au lieu de chercher à se constituer une clientèle personnelle, a adopté un comportement de concurrence déloyaledont les conséquences préjudiciables pour la société Express Formes doivent être réparées ;

Le préjudice indemnisable

Considérant que l'intimée prétend que parmi ses 319 clients 26 dont plusieurs parmi les plus importants ont d'ores et déjà été détournés par l'appelante ; qu'à ses dires et au vu de son rapport de gestion du 30 juin 1994, elle a vu son chiffre d'affaires diminuer de 19,50 % ; qu'elle attribue cette baisse au détournement déloyal de sa clientèle qui l'a contrainte finalement à se réorganiser ; qu'à titre principal elle demande 2 000 000 F de dommages intérêts, mais subsidiairement se rallie à la désignation d'un expert dans les termes retenus par le Tribunal ;

Considérant que la comparaison de chiffres d'affaires de la société Express Formes durant les neuf premiers mois de l'année 1992 (4 728 229 F) alors que l'équipe de production était dirigée par Alain Sangin, et des neuf premiers mois de l'année 1993 (3 579 519 F) fait apparaître une baisse des ventes de l'ordre de 31 % ; que neuf importants clients assurant 30,90 % du chiffre d'affaires ont cessé toutes relations commerciales avec la société Express Formes après la création de la société Chrono Formes ;

Que cette baisse est de toute évidence liée dans une proportion majeure à la concurrence déloyale dont l'intimée n'a été victime, sans pour autant qu'il faille négliger un marasme économique notoire ;

Que la société Express Formes a eu la sagesse d'actualiser sa situation économique durant la procédure d'appel en produisant un rapport de gestion au 30 juin 1994 qui fait état d'une diminution de son chiffre d'affaires par rapport à l'exercice précédant qui ne serait que de 19,50 % ; qu'elle souligne qu'à cette baisse s'ajoute la suppression en 1993 d'une redevance de gestion de 400 000 F perçue l'année précédente par le holding qui déteint 97 % de la société Express Formes, cette suppression ayant pour objet de limiter les conséquences négatives de la perte du chiffre d'affaires liée au détournement de clientèle ;

Considérant que la Cour trouve dans toutes ces informations qu'il faut nuancer les effets d'un marasme économique ambiant, des éléments suffisants pour écarter une mesure d'expertise et pour indemniser définitivement l'intimée du préjudice provoqué par le comportement déloyal de l'appelante ; que la société Express Formes recevra ainsi une indemnité de 800 000 F ;

Considérant qu'il serait inéquitable que cette dernière ne soit pas en outre indemnisée des frais irrépétibles qu'elle a dû exposer pour assurer sa défense ;

Par ces motifs, Confirme le jugement du 17 mars 1994 en ce qu'il a déclaré la société Chrono Formes coupable d'actes de concurrence déloyale ouvrant droit à réparation ; L'émendant pour le surplus, La condamne à payer à la société Express Formes une indemnité de 800 000 F en réparation de son préjudice outre une somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile. La condamne aux dépens de première instance et d'appel, Admet la société civile professionnelle Bommart Forster, avoué au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.