CA Paris, 4e ch. B, 20 octobre 1995, n° 94-7646
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Maison Paul Jeanjean (SA), Jeanjean Languedoc Roussillon (Sté)
Défendeur :
Domaines Listel (SA), Compagnie des Salins du Midi et des Salines de l'Est (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guerrini
Conseillers :
M. Ancel, Mme Régniez
Avoués :
SCP Roblin Chaix de Lavarenne, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
Mes Azema, Denel, Le Stanc.
La société Compagnie des Salins du Midi et des Salines de l'Est, actuellement, société Domaines Listel SA (ci-après Listel) est titulaire d'un modèle de bouteille n° 33 306, déposé le 10 septembre 1969 et des marques suivantes, déposées notamment pour protéger du vin produit de la classe 33 :
- marque figurative n° 1 322 573 représentant une forme de bouteille renouvelée le 1er juillet 1985,
- les marques dénominatives et semi-figuratives Listel n° 1216030 renouvelée le 17 août 1982 et n° 1372 027 du 22 août 1986 et Listel Gris n° 1493756 du 26 juillet 1988 et n° 1493757 du 26 juillet 1988,
- la marque dénominative Grain de Gris n° 1495097 déposé le 28 septembre 1987 ;
Elle commercialise sous ces diverses marques et en utilisant la forme de bouteille déposée à titre de modèle et de marque, du vin rosé ;
La société Maison Paul Jeanjean et la société mixte d'intérêt agricole Jeanjean (ci-après sociétés Jeanjean) commercialisent un vin rosé dans une bouteille tronconique comportant, à l'origine, l'étiquette " Gris de Gris, Les Embruns, Vin de pays du Golfe du Lion " puis, dans une bouteille présentant une forme légèrement différente, l'étiquette : " Saveurs d'Eté, Estivel, Gris de Gris " ; dans une publicité parue dans la revue professionnelle LSA du 21 mai 1992, ces sociétés ont représenté le vin Estivel sur un lit de coquillages avec ce titre : " Un Nouveau Grand dans la Cour des Gris " et un texte contenant notamment l'expression " Une certaine idée de la qualité " ;
Soutenant que la commercialisation de la bouteille sous la dénomination Estivel portait atteinte à ses droits d'auteur et à ses droits résultant du modèle et des marques déposées et estimant que la campagne publicitaire constituait des actes de concurrence déloyale, Listel a assigné devant le Tribunal de grande instance de Paris les sociétés Jeanjean, après avoir procédé à une saisie contrefaçon, pour obtenir paiement de dommages-intérêts et des mesures d'interdiction, de confiscation et publication ;
Par décision du 5 janvier 1994, les sociétés Jeanjean ont été condamnées in solidum pour contrefaçon par imitation illicite des marques figurative et dénominative enregistrées sous les numéros 1 322 573, 1 216 030, 1 372 027, 1 493 756 et 1 493 757 ainsi qu'en concurrence déloyale et parasitaire à payer à Listel la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; des mesures d'interdiction avec exécution provisoire et de publication ont été ordonnées ; Listel a été déboutée de ses autres demandes fondées sur ses droits d'auteur et sur son modèle dont il a été dit qu'il n'était pas nouveau et les sociétés Jeanjean ont été déboutées de leur demande reconventionnelle.
Les sociétés Jeanjean ont interjeté appel de la décision ;
Elles en sollicitent l'infirmation en ses dispositions leur faisant grief. Elles reprochent aux premiers juges d'avoir reconnu comme valable la marque représentant la forme de la bouteille alors que cette même forme déposée à titre de modèle a été considérée comme non protégeable étant dénuée de nouveauté et que la bouteille déposée à titre de marque est couramment utilisée pour du vin ou des spiritueux, que dès lors Listel ne peut s'approprier une forme qui est usuellement utilisée pour des produits identiques ou similaires ; elles reprochent encore aux premiers juges d'avoir retenu la contrefaçon par imitation des marques Listel par la marque Estivel, et estiment que la dénomination Gris de Gris est nécessaire ; elles soutiennent que contrairement à ce qu'ont relevé les premiers juges, il n'existe aucun acte de concurrence déloyale, la campagne publicitaire reprochée ne contenant aucun acte de dénigrement à l'encontre du concurrent et aucun risque de confusion avec les produits diffusés par celui-ci ; elles concluent donc au débouté et sollicitent paiement de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
En réplique, formant appel incident, Listel sollicite la réformation de la décision en ce que son modèle a été déclaré dénué de nouveauté ; elle sollicite donc de dire que la commercialisation des bouteilles revêtues de l'étiquette Estivel constitue la contrefaçon de son modèle ; elle ajoute que la formule publicitaire " Un Nouveau Grand dans la Cour des Gris " constitue l'imitation illicite de " Grain de Gris " ; pour le surplus, elle demande la confirmation de la décision sauf à préciser que la mesure d'interdiction porte sur le mot Estivel et non pas Listel, comme indiqué par erreur par les premiers juges ; y ajoutant, elle sollicite la condamnation in solidum des appelantes au paiement de 500 000 F à titre de provision à parfaire après expertise ainsi que paiement de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR,
Considérant qu'en cause d'appel, Listel n'a pas sollicité, par appel incident, l'infirmation du jugement sur sa demande fondée sur ses droits d'auteur ; qu'en effet, elle base exclusivement ses prétentions en appel sur la loi du 31 décembre 1964 et sur celles (aujourd'hui codifiées) du 14 juillet 1909 et 4 janvier 1991, ainsi que sur la concurrence déloyale ; que la dévolution du litige se trouve ainsi limitée ;
Sur le modèle :
Considérant que formant appel incident de ce chef, Listel fait grief à la décision critiquée d'avoir dénié à son modèle toute nouveauté, les premiers juges ayant estimé qu'il était antériorisé par le modèle de bouteille Marie Brizard ; que selon elle, ces modèles n'ont en commun qu'une forme tronconique, mais ne présentent pas les mêmes proportions, notamment pour le tronc de cône inférieur et le tronc de cône supérieur ;
Considérant qu'aux termes des dispositions combinées des articles L. 511-1, L. 511-2, L. 511-3 du code de la propriété intellectuelle, la protection des modèles déposés est accordée aux créations de toute forme plastique nouvelle, à tout objet industriel qui se différencie de ses similaires, soit par une configuration distincte et reconnaissable lui conférant un caractère de nouveauté, soit par un ou plusieurs effets extérieurs lui donnant une physionomie propre et nouvelle ;
Considérant qu'en l'espèce, si la forme tronconique est commune aux deux bouteilles et antériorise en tant que telle la bouteille Listel dans cette forme géométrique, il convient de relever que les proportions de ces deux bouteilles sont différentes ; qu'en effet, la bouteille de Marie Brizard présente un tronc de cône supérieur infléchi de façon fortement curvée à partir d'une arrête soulignée avec une distance au col réduite, différence qui donne au modèle de Listel une forme plus allongée que celle opposée ; que le modèle Marie Brizard ne détruit donc pas la nouveauté du modèle Listel ;
Considérant, cependant, que les sociétés Jeanjean démontrent en versant au débats diverses bouteilles tronconiques dont l'antériorité n'est pas discutée que celle objet du dépôt n'est qu'une adaptation de formes banales qui ne permettent pas de reconnaître au modèle en cause le caractère de création protégeable, s'agissant de légères modifications de formes connues ; que la décision qui n'a pas reconnu comme valable le modèle sera donc confirmée par substitution de motif ;
Sur la marque figurative représentant la bouteille :
Considérant que les sociétés Jeanjean font grief aux premiers juges d'avoir reconnu la validité de la bouteille déposée à titre de marque alors qu'ils lui ont dénié toute protection au titre du modèle déposé ; qu'elles soulignent le caractère paradoxal de cette décision, qu'en effet selon elles, l'absence de validité du modèle vaut reconnaissance de ce que la forme était usuelle et ne saurait donc être déposée à titre de marque pour des boissons ;
Considérant cependant qu'il ne saurait y avoir contradiction à exclure de la protection au titre des modèles déposés, une forme ne revêtant pas le caractère d'une création et à l'accorder au titre du droit des marques à la même forme dès lors qu'elle revêt pour les produits désignés un caractère distinctif ;
Considérant qu'en l'espèce, la forme déposée, de par ses caractéristiques particulières, et notamment ses proportions spécifiques, le galbe de l'épaule et le renflement du tronc du cône inférieur, n'est ni générique, ni nécessaire pour désigner les produits visés ; qu'étant ainsi arbitraire, cette forme spécifique est distinctive pour les produits désignés ;
Considérant, cependant, que la bouteille commercialisée par Jeanjean ne saurait constituer la contrefaçon de la marque figurative opposée dès lors que cette bouteille présente des différences dans les proportions des parties coniques les unes par rapport aux autres ; que, comme le font remarquer les société Jeanjean, la protection de la marque ne peut s'étendre à toute forme tronconique sauf à protéger un genre mais seulement la forme particulière déposée ; que les différences (hauteur des cônes, galbe) portent sur les éléments distinctifs de la forme déposée et évitent ainsi tout risque de confusion entre les deux bouteilles, même pour un consommateur moyennement attentif ; qu'en effet, l'une présente une configuration globale plus ramassée que l'autre, ce qui confère à chacune des bouteilles une physionomie globale spécifique ; que pour ces motifs, la demande sera rejetée pour absence d'imitation illicite de la marque ; qu'il s'ensuit que la mesure d'interdiction portant sur la forme de la bouteille sera infirmée ;
Sur les marques dénominatives et semi-figuratives Listel et Listel Gris :
Considérant que Jeanjean ne saurait valablement soutenir que le terme Estivel ne constitue pas une imitation illicite du terme Listel ; qu'en effet, la présence de trois syllabes n'est pas suffisante pour effacer tout risque de confusion, la syllabe supplémentaire n'étant pas une syllabe d'attaque forte mais d'une sonorité très proche de la syllabe d'attaque de Listel, de telle sorte que l'accent est mis sur le i de Listel ; que la syllabe finale a la même désinence phonétiquement forte ; qu'il en résulte que les premiers juges ont, par des motifs pertinents que la Cour adopte, retenu que la marque Estivel était la contrefaçon par imitation des marques Listel opposées ; que la décision sera confirmée étant précisé qu'il sera fait interdiction à Jeanjean d'utiliser le terme Estivel conformément au dispositif ci-dessous indiqué ;
Sur la contrefaçon de la marque Grain de Gris :
Considérant qu'il ne saurait y avoir contrefaçon par l'utilisation sur les vins rosés distribués par Jeanjean de la dénomination Gris de Gris qui est une dénomination nécessaire pour expliquer la composition du vin à partir de son cépage ; que pas davantage, il ne saurait être reproché aux sociétés Jeanjean d'avoir utilisé dans la publicité le slogan Un Nouveau Grand dans la Cour des Gris et d'avoir ainsi porté atteinte à la marque ci-dessus mentionnée ; que le terme gris n'est pas à lui seul un élément distinctif suffisant ; que son utilisation dans la publicité susvisée n'entraîne de plus aucun risque de confusion avec la marque déposée, le terme gris renvoyant précisément à l'origine commune de ces vins de par leur cépage ; que la décision sera donc confirmée de ce chef ;
Sur la concurrence déloyale et parasitaire :
Considérant que, selon les premiers juges, la déclaration " Nouveau venu sur le marché, Estivel vient rajeunir et relancer l'univers des vins gris " constitue un dénigrement de l'ensemble des producteurs et négociants de vin gris et par-là même du listel qui est notoire et qu'en évoquant par des moyens publicitaires (la présentation de la bouteille Estivel couchée sur un lit de coquillages qu'on devine disposés sur du sable, évoquant la mer et le sable) une association d'idée de sable à leur vin rosé du pays d'Oc, les sociétés Jeanjean ont fait acte de parasitisme, l'idée de sable étant associée aux vins de pays des sables du golfe du lion auquel appartient le vin rosé Listel, l'idée de sable étant immédiatement associable à l'idée de grain, élément de la marque Grain de Gris ;
Considérant que, comme le soutiennent les appelantes, des actes de concurrence selon le cas déloyale ou parasitaire doivent être source de risque de confusion entre les produits distribués ou porter un discrédit sur les produits de la concurrence ou résulter de profits tirés indûment des investissements ou de la notoriété d'autrui ;
Considérant que la publicité ci-dessus rappelée destinée au lancement d'un vin rosé ne porte pas, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, un discrédit sur la qualité des autres vins rosés préexistants, mais joue seulement sur l'association d'idée de nouveauté et de l'idée de jeunesse et de dynamisme; que cette publicité, qui d'ailleurs, ne contient pas de comparaison avec un vin rosé particulier ne comporte pas de propos contraires aux usages loyaux du commerce ; que la mention " une certaine idée de la qualité " est une formule générale et imprécise qui n'est pas de nature à discréditer les produits concurrents;
Considérant que l'association de ces qualificatifs et de la photographie de la bouteille sur un lit de coquillages ne peut être constitutive d'un acte de concurrence déloyale que dans la mesure où le consommateur, par cette association, se réfère au produit concurrent et confond ainsi les produits ou perçoit des qualités qui appartiennent à l'autre produit;
Considérant qu'en l'espèce, par la publicité publiée, ce qui est perçu, c'est le lancement d'un nouveau vin rosé ; que la présentation d'une bouteille sur un lit de coquillages évoque la mer, les vacances et l'été, mais ne permet pas de penser que ce rosé proviendrait des sables du Golfe du Lion; que l'analyse subtile exposée par les premiers juges n'est pas celle qui s'impose aux consommateurs, y compris aux professionnels, lesquels, au contraire, connaissent parfaitement les origines différentes des deux produits concurrents en cause;
Considérant que les conditions de la concurrence déloyale ou parasitaire n'étant pas réunies, la décision sera sur ce point infirmée ;
Considérant que, sans qu'il soit nécessaire de procéder à une mesure d'instruction, les sociétés Jeanjean justifiant avoir cessé la commercialisation litigieuse, le préjudice résultant de l'usage illicite de la marque Estivel, lors du lancement d'un nouveau vin rosé qui, sous cette dénomination, prêtait à confusion avec le rosé Listel, sera réparé par l'allocation de la somme de 200 000 F ; qu'il apparaît, en effet, des document versés aux débats par Listel que son chiffre d'affaires a fortement baissé durant l'année du lancement, chute qui s'explique pour partie par le jeu normal de la concurrence, un nouveau produit étant mis sur le marché, mais également par la confusion qui a existé entre les produits du fait de l'utilisation fautive des marques ;
Considérant que les mesures d'interdiction et de publication seront confirmées sauf à préciser que la publication portera sur le présent arrêt et que l'interdiction portera sur le terme Estivel ;
Considérant que l'équité commande de laisser à la charge de chacune des parties les frais d'appel non compris dans les dépens ;
Par ces motifs, et ceux non contraires des premiers juges, Statuant dans la limite de l'appel, Confirme la décision excepté sur la marque figurative, sur la concurrence déloyale le montant des dommages-intérêts, et sur la mesure d'interdiction portant sur la forme de la bouteille ; La réformant de ces chefs et la précisant, Dit valable la marque figurative n° 1 322 573 renouvelée le 1er juillet 1985, Déboute la société Listel de sa demande en contrefaçon de cette marque, La déboute de ses demandes fondées sur la concurrence déloyale, Condamne in solidum les sociétés Maison Paul Jeanjean et Jeanjean Languedoc Roussillon à payer à la société Listel la somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts ; Dit que la mesure d'interdiction porte sur l'usage du terme Estivel ; Dit que la mesure de publication porte sur le présent arrêt ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne les appelants aux entiers dépens qui seront recouvrés par la SCP Fisselier Chiloux Boulay, selon les dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.