CA Douai, 1re ch., 2 octobre 1995, n° 95-08215
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Les Trois Suisses France (SA)
Défendeur :
La Redoute France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Corroller
Conseillers :
Mme Dagenaux, M. Mericq
Avoués :
Mes Masurel-Thery, Quignon
Avocats :
Mes Dehors, Doussot.
A l'occasion du lancement de la prestation dite le " 24 heures gratuit ", la firme les 3 Suisses a organisé une campagne de publicité comparative destinée à mettre en parallèle les avantages offerts par ce nouveau service avec la prestation dite le " 48 heures chrono " mise par la Redoute à la disposition de sa clientèle depuis plusieurs années.
Cette campagne d'envergure nationale, qui a débuté le lundi 7 août 1995 par une publicité parue dans le quotidien français Le monde daté du lendemain et qui devait être suivie par un affichage sur panneaux, comportait deux affiches-encarts à même d'être placées en vis-à-vis et présentant, selon la firme les 3 Suisses, comparativement les marques " 24 heures gratuit " et " 48 heures chrono ".
La première de ces affiches portait, entre autre, les mentions - 1994 la Redoute inventait " le 48 heures chrono " - sur le fond bleu, nuit étoilée.
La seconde portait notamment les mentions - 1995 3 Suisses invente " le 24 heures gratuit " - imprimées sur un fond rouge avec en arrière plan, une explosion planétaire chassant la nuit étoilée représentée sur le haut du coté droit.
Saisi en référé par la firme la Redoute, à raison du trouble manifestement illicite qu'elle estimait subir du fait de cette campagne, le président du Tribunal de grande instance de Lille statuant en référé, a, après avoir rejeté divers moyens de procédure,
- au principal, renvoyé les parties à se pourvoir ainsi qu'elles aviseraient en refusant d'examiner la demande de dommages intérêts présentée par la firme la Redoute,
- au provisoire, et vu l'urgence,
- interdit, sous peine d'astreinte, à la société les 3 Suisses France la mise en œuvre de ladite campagne, dans sa globalité, sur tout support de publicité quel qu'il soit,
- ordonné la cessation immédiate de la publicité d'ores et déjà effectuée par voie de presse, par voie d'affichage, panneau et tout autre support de publicité, ce à peine d'astreinte,
- interdit toute reproduction même partielle et indirecte des affiches, ce sous peine d'astreinte,
- débouté, par voie de conséquence la société les 3 Suisses France de sa demande tendant à voir cantonner les mesures prises aux seules affiches bleues c'est-à-dire au " volet " Redoute.
Cette décision a été frappée d'appel par la firme les 3 Suisses qui reprend devant la cour ses exceptions et qui, subsidiairement, demande de dire que le juge des référés est incompétent et, en tout état de cause, de débouter la firme la Redoute de toutes ses demandes, fins et conclusions.
Plus subsidiairement la firme les 3 Suisses, sollicite, en cas de confirmation de la décision déférée, un cantonnement des mesures d'interdiction aux seules affiches bleues concernant la prestation de la Redoute.
De son coté, la firme le Redoute conclut à la confirmation de la décision déférée.
L'analyse des moyens sera effectuée en tant que de besoin à l'occasion de la réponse qui y sera faite.
Sur ce,
Sur les moyens de procédure :
Il n'est pas possible d'envisager une solution différente de celle adoptée par le tribunal.
Il sera seulement ajouté que le fait de ne pas respecter les dispositions contractuelles prévoyant un processus de conciliation préliminaire ne peut être une cause d'irrecevabilité de l'action en justice.
Par suite la firme les 3 Suisses, qui entend reprocher à la firme la Redoute d'avoir présenté une requête aux fins d'être autorisée à assigner " d'heure à heure " avant l'expiration du délai de conciliation de 72 heures prévu, en cas d'urgence revendiquée, par le protocole liant les deux parties, ne saurait se prévaloir d'une fin de non-recevoir tirée du défaut de droit d'agir, ni soutenir que l'assignation introductive d'instance, qui a suivi est, par voie de conséquence, entachée de nullité.
La firme les 3 Suisses, qui ne reprend pas devant la cour sa demande tendant au renvoi de l'affaire aux fins de mise en cause de l'agence conceptrice de la campagne de publicité, n'est, par ailleurs, pas à même de soutenir qu'elle n'aurait pas bénéficié d'un temps suffisant pour préparer sa défense devant le premier juge : l'examen des pièces de la procédure révèle en effet qu'elle a répondu, avant l'audience, par des écritures particulièrement structurées aux conclusions de l'adversaire.
Il sera enfin précisé qu'il n'est pas prévu, par le protocole liant les parties, de recours à une procédure arbitrale lorsqu'on se trouve en situation d'urgence revendiquée au sens de l'article 2 dudit protocole.
Sur le trouble manifestement illicite :
La cour est saisie d'une opération de publicité dite " comparative " organisée par la société les 3 Suisses.
Le juge des référés est compétent en application de l'article 809 du Nouveau Code de procédure civile pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant d'une campagne publicitaire déloyale ou de nature à induire en erreur le consommateur.
A cet égard, si l'exagération propre à toute publicité n'enfreint pas, en elle-même, les règles de loyauté de la concurrence, la revendication d'exclusivité ou de propriétés superlatives ne peut être admise si de telles assertions aboutissent, par un dénigrement indirect, à dépouiller les concurrents des mêmes vertus.
Par ailleurs, l'outrance a ses limites : celles-ci interdisent de fabuler sur de prétendues supérioritéset la vérification objective de l'absence de telle ou telle qualité permet sans conteste de considérer que la publicité visée est fausse ou de nature à induire en erreur.
Ces critères se doivent d'être pris en compte dans l'appréciation d'un trouble manifestement illicite qu'il convient, le cas échéant, de faire cesser.
Il faut donc rechercher si l'on est en présence d'une véritable publicité comparative prévue et définie par les articles L. 121-8 à L. 121-12 du Code de la consommation ou si couvert d'un tel habillage, l'on se trouve en réalité, en présence d'une publicité déloyale ou de nature à induire en erreur les consommateurs, causant de par l'ampleur des moyens employés, le trouble défini à l'article 809 du Nouveau Code de procédure civile dont se plaint la société la Redoute visée par ladite campagne.
Il résulte de pièces produites aux débats que suivant la campagne publicitaire effectuée tant par insertions dans la presse que par voie d'affichage, la société les 3 Suisses a courant août 1995 vanté les mérites de son nouveau service de livraison rapide en rapprochant sa prestation dite le " 24 heures gratuit " de celle proposée par son concurrent la Redoute, dite le " 48 heures chrono ".
L'examen du matériel publicitaire, à savoir deux affiches, la première consacrée à la prestation de la Redoute, la seconde au nouveau service proposé par la société les 3 Suisses, révèle que l'attention du consommateur moyen est tout spécialement attirée d'une part sur le délai de livraison(48 heures pour la Redoute, 24 heures pour les 3 Suisses), d'autre part sur la gratuité de la prestation 3 Suisses(le mot figure en grosses lettre et en souligné), élément en réalité commun aux deux prestations, sans mettre en exergue de la même manière les autres conditions contractuelles.
En effet, ces conditions sont :
soit mal explicitées :
La formule " sans supplément de prix, garanti " sur l'affiche concernant la prestation de la Redoute est un jargon difficilement compréhensible qui peut s'entendre comme signifiant que l'on est garanti de ne pas se voir réclamer un supplément de prix, c'est-à-dire que la prestation est " gratuite " comme celle des 3 Suisses alors que " la garantie " porte en réalité sur le délai de livraison, cet apport faisant la force même de la prestation de la Redoute en la différenciant ainsi de celle des 3 Suisses qui ne propose pas une garantie équivalente.
soit illisibles :
Les caractères utilisés impliquent une attention soutenue pour être perceptibles et ne permettent donc pas de procéder à la comparaison nécessaire, qui constitue pourtant la finalité même de la campagne publicitaire, si l'on se réfère à la volonté affichée de la firme les 3 Suisses.
De la sorte, une telle présentation fait naître invinciblement dans l'esprit du consommateur moyen l'idée d'un progrès révolutionnaire (l'emploi de la couleur rouge sur l'affiche concernant la prestation des 3 Suisses) si ce n'est cataclysmique (la représentation d'une explosion planétaire dans la nuit étoilée sur la même affiche) qui réduirait à néant les avantages qui étaient ceux de la prestation de la Redoute relevant désormais du passé, comme le soulignent d'une part l'emploi de la couleur bleu nuit susceptible de symboliser par opposition à la couleur rouge le conservatisme et l'hostilité à toute évolution, et d'autre part l'utilisation d'un verbe à l'imparfait (" inventait ") sur l'affiche décrivant la prestation de cette dernière firme.
Or la réalité, comme il a été indiqué, est toute différente.
Il convient, en effet, de restituer les deux prestations proposées dans le cadre général de l'ensemble des prestations offertes par les deux firmes qui, à côté du service de livraison à domicile sans garantie particulière de délai, proposent toutes deux un service de livraison sous 24 heures qui est payant et, de troisième part, un service de livraison gratuit sur site sans supplément de prix sous 48 heures pour la Redoute, qui l'assortit d'une garantie de remboursement sous la forme d'un chèque cadeau égal au montant des articles commandés dans l'hypothèse d'une non-livraison dans le délai, et sous 24 heures pour les 3 Suisses, qui n'offre aucune " garantie " équivalente, et qui limite l'accès de ce service aux titulaires de certaines cartes.
Ainsi en présentant sa nouvelle prestation comme plus performante que la prestation prétendument similaire de son concurrent, la société 3 Suisses a manifestement dénigré le produit adverse sous couvert d'une publicité comparative et attribué de façon fallacieuse à son propre service des vertus supérieures au service proposé par la firme la Redoute.
Si la société les 3 Suisses, comme elle le prétend, avait voulu se livrer à une publicité véritablement comparative, elle aurait fait ressortir tous les éléments ci-dessus analysés en formulant son message d'une autre manière.
Si elle ne l'a pas fait, c'est par évidence de propos délibéré, la campagne publicitaire en question, destinée à plusieurs centaines de milliers de consommateurs ayant été nécessairement préparée avec la plus grande minutie par des spécialistes au service de ladite société et qui en liaison avec la direction, ont fait les choix qui leur ont paru s'imposer pour la rentabiliser au mieux, en pesant tous les avantages et les inconvénients de documents publicitaires destinés à une clientèle ciblée dont les réflexes sont étudiés et les réactions devancées.
Au regard de l'enjeu économique, de l'ampleur des moyens mis en œuvre pour arracher à son principal concurrent des parts de marché en employant des méthodes, qui sous couvert d'une défense du consommateur, traduisent une volonté de détourner de sa finalité la législation destinée à le protéger, le premier juge a, à juste titre, considéré, par des motifs que la cour adopte, que le trouble manifestement illicite qui existait nécessitait la cessation immédiate de l'ensemble de la campagne.
S'il appartiendra en effet au juge du fond de caractériser l'existence d'une concurrence fautive, l'analyse du comportement commercial de la société les 3 Suisses, lors de la campagne débutée le 7 août 1995 caractérise, en effet, dès à présent, en raison de sa déloyauté manifeste, la survenance du trouble visé à l'article 809 du Nouveau Code de procédure civile.
De même le premier juge a-t-il, toujours à juste titre, prescrit les modalités adéquates pour faire cesser un tel trouble en liant le sort des deux affiches conçues comme une suite ordonnée formant un tout indissociable, dès lors que la campagne avait été entamée et que le public avait pu, d'ores et déjà, prendre connaissance de ces deux affiches dont le sort était lié.
Il n'appartient pas à la cour de statuer, dans le cadre de la présente instance, sur le coût d'exécution de l'ordonnance dès lors que les pièces produites aux débats révèlent que la société les 3 Suisses, pour échapper au paiement des astreintes, a pris d'emblée l'initiative de faire recouvrir les affiches d'ores et déjà posées.
Il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de la firme la Redoute les sommes par elle exposées au titre de la procédure d'appel et non comprises dans les dépens.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement dans les limites des appels, Confirme l'ordonnance entreprise, Déboute la société La Redoute France de sa demande d'indemnité procédurale présentée au titre de la procédure d'appel, Condamne la société 3 Suisses France en tous les dépens dont distraction au profit de Maître Quignon, avoué fondé à les recouvrer dans les conditions prévues par l'article 699 du nouveau code de procédure civile.